Chapitre 42
April
Mes paupières s'ouvrent délicatement, réagissant à l'entente d'une musique ambiançante, presque envoûtante. L'air semble légèrement vicié, un parfum étrange se mélangeant à l'odeur persistante du bois et du cuir. Je mets un peu de temps à ce que mon esprit et mes yeux se stabilisent, m'efforçant de remettre de l'ordre dans le flou qui enveloppait ma vue quelques instants plus tôt.
À force de concentration, les formes deviennent plus nettes, plus définies, et j'observe tout ce qui m'entoure. Ce n'est pas un endroit ordinaire. On dirait un bar... mais pas n'importe lequel. Il y a quelque chose d'étrange et de glaçant dans l'atmosphère, un poids invisible que je n'arrive pas à saisir, mais qui semble se loger dans chaque recoin de cette pièce. Ce qui me dérange encore plus, c'est que je ne saurais expliquer pourquoi je ressens cela.
Des éclats de voix, des rires nerveux, des discussions animées se mélangent aux rythmes entraînants d'une musique qui semble provenir de partout à la fois, traversant l'air, frappant chaque sens de manière inopinée. Ce qui me semble être des centaines de personnes sont rassemblées autour des tables, certaines assises, d'autres debout, se déhanchant avec une vivacité presque animale. Pourtant, ce n'est pas que des élèves. Quelques visages me sont familiers, mais il y en a d'autres que je ne reconnais pas. Tout semble étrangement fluide, et l'atmosphère pourtant joyeuse a quelque chose de profondément dérangeant.
- Je te présente le Bar Exutoire, le lieu le plus fréquenté par les riches dans le monde entier.
La voix de Nikolaï me murmure à l'oreille, et je sursaute légèrement, prise au dépourvu. Mon corps se tend instinctivement, mais je prends sur moi pour ne pas le repousser violemment. Par réflexe, je me redresse et éloigne son visage du mien, lui offrant une distance qu'il n'avait pas avant. C'est alors que je remarque, avec une certaine surprise, que je ne suis plus attachée. Ni mes poignets, ni mes chevilles ne ressentent le poids de la contrainte. Je me sens libre... mais pas totalement.
- Où sont Jaylan et Ricardo ? m'énerve-je, en cherchant leurs visages dans la foule, mes yeux parcourant chaque recoin de la salle comme si leur présence pouvait me rassurer.
- Ricardo fait sa pute et ton copain est dans mon ancien bureau, il se repose, me répond-il sans une once d'émotion, d'un ton presque indifférent.
Je ne sais si je devrais être choquée par sa réponse ou indifférente à cette nouvelle.
Un frisson me traverse, pas un frisson d'excitation, mais de doute. Une fois de plus, j'ai cette étrange sensation que tout ici m'échappe, que je suis sur le point de découvrir quelque chose que je n'aurais pas dû savoir.
- Laisse-nous retourner à l'Académie.
Ma voix tremble un peu, mes mots me semblent trop faibles, trop pleins de confusion pour réellement exprimer ce que je ressens. Il faut que je parte, que tout cela cesse. Cette musique, ces visages, cet endroit... Tout me semble un piège.
- Nous ne l'avons pas quittée, chère April.
Il marque une pause, ses yeux se braquent sur les miens avec une intensité étrange.
- Ce complexe fait partie d'Hollowspire. C'est le côté caché.
Je fronce les sourcils, ma perplexité s'intensifie. J'essaie de comprendre, mais il y a comme un voile, un écran entre mes pensées et la vérité qu'il laisse échapper. Quel côté caché ? Quel complexe ?
- Comment ça ? demandai-je, mes paroles trahissant l'inquiétude qui m'envahit, malgré moi, contre toute logique.
Je veux comprendre, même si au fond, j'ai peur des réponses.
Nikolaï, implacable, laisse un léger sourire flotter sur ses lèvres, puis il se lève et s'éloigne vers la porte.
- Je vais te faire visiter et tu comprendras.
Il m'invite d'un geste léger de la main, comme si tout cela était d'une évidence absolue. Pourtant, rien en moi ne l'accepte. Chaque fibre de mon être me hurle de partir en courant, mais je n'ai pas le choix. Je me lève du canapé sur lequel j'étais assise, mes jambes encore engourdies par l'immobilité prolongée. Je le suis à contre-cœur, mes pas incertains, hésitants, mais mon corps me porte malgré moi, attiré par l'inconnu qui m'entoure.
Il me conduit à travers le lieu, m'invitant à observer tout autour de moi. Chaque pas que je fais semble me transporter plus profondément dans un monde à part.
À mesure que je m'avance dans cet espace, je perçois les détails qui me frappent une fois que mes sens sont plus éveillés.
Les plafonds sont hauts, presque vertigineux. Des poutres en bois sombre traversent l'espace, ajoutant une texture brute à l'atmosphère générale, tandis que d'immenses lustres métalliques suspendus diffusent une lumière tamisée, créant une ambiance presque irréelle. L'endroit est vaste, divisé en plusieurs zones. À ma gauche, un comptoir gigantesque, en marbre noir poli, où des dizaines de clients sont attablés, discutant dans un murmure presque continu, mais les voix sont étouffées par la musique qui vibre dans l'air.
Les murs sont ornés de grandes étagères en bois, remplies de bouteilles de toutes formes et couleurs. L'éclairage se reflète dans les étiquettes, donnant à chaque bouteille une lueur presque magique. Ce n'est pas seulement un bar, c'est un véritable sanctuaire de consommation. Plus loin, des écrans discrets diffusent des images de personnes enfermées dans des pièces, ligotées. Je ne suis pas sûre de comprendre pourquoi, mais quelque chose dans ces images me fait sentir un léger inconfort.
Je lève les yeux et aperçois des mezzanines qui surplombent l'espace principal. Des tables sont installées là-haut, offrant une vue panoramique de la bâtisse Des gens sont assis à ces hauteurs, comme des spectateurs observant la scène en contrebas, chacun dans sa bulle, perdu dans ses pensées ou ses conversations. Un escalier en fer forgé mène à ces niveaux supérieurs, mais l'envie de m'y rendre m'échappe. Je me sens plus attirée par l'atmosphère du sol, l'endroit où tout se passe, où les regards se croisent et où la musique enveloppe chaque recoin.
Des groupes de personnes sont rassemblées autour des tables. Elles parlent fort, rient, échangent. Mais ce qui me frappe, c'est la présence de personnes plus âgées, des visages marqués par le temps, mais pourtant pleins d'énergie. Ces gens semblent tellement à l'aise dans cet environnement qu'ils paraissent appartenir à cet endroit, comme s'ils y avaient toujours été. Leurs yeux sont vifs, mais il y a une froideur dans leur regard, un éclat qui me fait douter de leur innocence.
La musique qui flotte dans l'air est omniprésente, mais elle change de ton au fur et à mesure de notre progression. D'abord douce, puis de plus en plus rythmée, elle se mêle aux rires, aux conversations et aux bruits de verre qui s'entrechoquent. Une sensation étrange s'installe en moi, comme si chaque note était calibrée pour provoquer une réaction chez ceux qui l'entendent. Les corps bougent, dansent parfois, mais toujours dans une sorte de transe contrôlée, une danse collective presque mécanique.
Nikolaï me fait signe d'avancer, et nous traversons une section dédiée à la dégustation de vins rares. Des tables en bois sombre sont disposées autour de chaque coin, et des serveurs en uniforme servent des verres qui semblent cristalliser la lumière autour d'eux. Les clients sirotent lentement leurs boissons, leur attention captée par des conversations subtiles, mais jamais frénétiques. Je me demande combien de ces personnes viennent ici juste pour se perdre dans cette ambiance, dans cette sensation d'être au centre du monde, tout en étant totalement déconnectés du reste de la réalité.
Nous passons ensuite par une autre zone, un espace plus intime, où des alcôves en cuir bordent les murs. Les sièges sont profonds, recouverts de cuir usé, et des rideaux lourds tombent du plafond, créant des espaces privés. Les conversations deviennent plus personnelles, plus secrètes, et c'est là que je sens un frisson me traverser. Ce lieu, bien que chic et élégant, a quelque chose de troublant. Il ne semble pas être simplement un bar, mais un lieu où les gens viennent laisser tomber leurs masques, où ils viennent chercher quelque chose de plus qu'un simple verre.
À l'autre bout de la pièce, un grand escalier en marbre monte vers un étage supérieur que je n'avais pas remarqué auparavant. La montée semble presque interminable, et je me demande ce qui m'attend là-haut. Peut-être une autre zone encore plus exclusive, encore plus privée. Mais avant même que je puisse poser la question, Nikolaï me fait un signe pour me diriger vers une petite porte en bois, discrète parmi l'agitation. Il me regarde, presque avec un sourire secret, avant de l'ouvrir lentement.
Ce qui me frappe immédiatement, c'est la sensation de calme qui émane de cette petite pièce, loin de la musique, de la foule, et du tumulte. Les murs sont recouverts de tapisseries, des couleurs chaudes adoucissant l'espace. Il y a des fauteuils confortables et une grande table basse en bois poli, recouverte de vieux livres et de papiers éparpillés. Un contraste frappant avec le reste du bar, presque un refuge, une petite enclave de silence dans ce monde d'effervescence.
Je regarde autour de moi.
L'air porte une odeur subtile de cuir ancien et de bois ciré, me rappelant les bibliothèques oubliées où le temps semble suspendu.
L'albinos me regarde avec une lueur d'intensité dans les yeux, une étincelle étrange, entre fascination et calcul. Ses prunelles d'un gris perçant semblent sonder mon âme, comme s'il cherchait à percer mes pensées avant même que je ne les formule.
- C'est ici que tout se décide, dit-il, en me fixant avec une gravité qui me noue l'estomac. Bienvenue dans le cœur de Hollowspire.
Il m'indique d'un geste de m'asseoir, et je m'exécute sans un mot, presque hypnotisée. Je prends place sur l'un des fauteuils de velours, leur tissu moelleux cédant doucement sous mon poids. Le rouge profond du fauteuil tranche avec l'austérité de la pièce, un rappel vibrant que cet endroit cache sans doute bien plus qu'il ne montre.
L'homme à la peau de lait m'adresse un clin d'œil, un geste presque malicieux, en totale contradiction avec la tension latente de l'instant. Avant que je ne puisse réagir, il sort une petite télécommande de la poche de son manteau sombre et appuie sur un bouton.
Un claquement sec résonne aussitôt dans la pièce, brisant le silence avec une précision chirurgicale. Je sursaute légèrement, mais lui reste imperturbable, ses doigts toujours posés sur la télécommande comme s'il savourait mon trouble. Autour de nous, les murs s'animent, révélant des mécanismes complexes et invisibles. Lentement, presque comme une danse mécanique, des dizaines d'écrans émergent des parois, glissant hors de leur cachette dans un murmure mécanique presque imperceptible. Ils nous encerclent, formant un cercle parfait, comme une prison d'images et de lumière.
Les écrans s'allument un à un, dévoilant une mosaïque de visages, de lieux, de documents et de scènes qui défilent à un rythme effréné. Chaque écran semble raconter une histoire différente, mais je n'ai pas le temps de saisir le moindre détail avant qu'une autre image ne prenne sa place. Des chiffres, des noms, des cartes, des visages floutés... Tout défile à une vitesse presque démentielle, et je me sens envahie par une vague d'informations que je suis incapable de digérer.
- Je vais te confier tout ce que j'attends depuis toutes ces années... commence-t-il d'une voix posée, presque douce.
Son regard fixe les écrans comme s'il contemplait un chef-d'œuvre, une œuvre qu'il aurait patiemment bâtie pièce par pièce, jour après jour. Il inspire profondément, laissant le silence s'étirer, m'enveloppant dans une tension insupportable. Puis, il tourne la tête vers moi, et pour la première fois depuis notre rencontre, son sourire disparaît.
- Tu ne peux pas imaginer ce que cela représente. Ce lieu, cet instant... Tout a été construit pour te conduire ici. Tu es la pièce manquante de ce puzzle, celle qui peut tout faire basculer.
Je reste pétrifiée, incapable de répondre. Mes yeux reviennent aux écrans, où des images de catastrophes et de conflits s'entrelacent à des visages d'inconnus, leurs regards empreints de désespoir ou de rage. Les écrans semblent me happer, leur lumière vacillante donnant l'impression qu'ils me murmurent des secrets que je ne suis pas prête à entendre.
L'albinos se redresse, croisant ses mains derrière son dos, et commence à faire les cent pas devant moi, son ombre s'étirant et se rétractant au gré des lueurs vacillantes des écrans.
- Chaque décision, chaque mouvement que tu feras ici aura des conséquences. Sur toi, sur moi, sur eux, dit-il en désignant les visages à l'écran d'un mouvement de menton. Je vais tout te montrer.
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