Chapitre 4
April
Il y a des jours où maman va bien.
Ces jours-là, elle se lève tôt, en pleine forme, et son sourire illumine notre journée. Elle fredonne de vieilles chansons, le son léger de sa voix se mêlant aux rayons du soleil qui traversent les rideaux. Dans la cuisine, elle nous prépare de bons petits plats, ces recettes qu'elle connaît par cœur et qu'elle aime improviser, ajoutant toujours une touche personnelle. Parfois, elle tourne autour de ma sœur et moi, une étincelle malicieuse dans les yeux, nous tendant une cuillère en bois pour goûter ce qu'elle mijote. Ces jours-là, on a l'impression qu'aucun nuage ne pourrait jamais obscurcir notre ciel.
Mais il y a aussi ces autres jours. Ceux où tout est différent.
Ce soir, c'est l'un de ces jours.
À peine je franchis le seuil de la porte que tout explose. Maman est là, plantée au milieu du salon, son visage une carte de colère et de désespoir mêlés. Ses sourcils sont froncés, ses mâchoires serrées, et ses mains tremblent légèrement comme si elles hésitaient encore entre contenir ou libérer cette rage bouillonnante.
Je n'ai même pas le temps d'enlever mes chaussures ou de poser ma sacoche que ses hurlements percent l'air, brisant le silence de l'appartement comme des éclats de verre.
— Putain de merde, April ! T'étais où ?!
Sa voix, tranchante comme une lame, me fige sur place.
— Avec mon ami Jessi... Je suis désolée du retard... Je n'ai pas vu l'heure...
Je balbutie, essayant de garder mon calme, même si je sens déjà mon estomac se nouer et mes jambes vaciller.
— Abrutie ! Ce n'est pourtant pas si compliqué !
Je baisse la tête, murmurant un « pardon maman » presque inaudible, comme si mes excuses pouvaient apaiser la tempête. Mais elles ne suffisent jamais.
Tout va trop vite. Elle se met à saisir tout ce qui lui tombe sous la main, comme si les objets autour d'elle devenaient les instruments de sa colère. Un coussin du canapé, un magazine froissé abandonné sur la table basse, et finalement, la tasse de café qu'elle tenait encore il y a quelques instants.
Un à un, elle me les lance avec une force déconcertante. Le premier objet ricoche près de mes pieds, produisant un bruit sourd qui me fait sursauter. Le deuxième frôle mon épaule, et je recule instinctivement, plaquant mon dos contre le mur dans l'espoir futile de m'y fondre. La tasse, quant à elle, se fracasse sur le sol, projetant des éclats de porcelaine et du café tiède sur mes jambes.
Dans un coin, Christale essaye d'intervenir.
— Maman, arrête ! S'il te plaît !
Mais sa voix tremblante est noyée par les hurlements. Tout ce qu'elle récolte, c'est d'être repoussée et enfermée à clé dans notre chambre. Ses pleurs et ses supplications résonnent derrière la porte close, mais maman n'en a que faire.
— J'en ai plus qu'assez de toi ! Une sous-merde, voilà ce que tu es !
Chaque mot claque comme un fouet, me laissant écorchée, à vif.
Un nouvel objet vole dans ma direction, cette fois une bouteille en verre récupérée dans un carton non déballé. Je me baisse juste à temps pour l'éviter, mais son impact contre le mur derrière moi fait trembler l'air.
— Incapable de regarder l'heure ! Idiote ! hurle-t-elle en crachant presque ses mots.
Je tremble de tout mon être, chaque muscle tendu, mon cœur battant si fort que j'ai l'impression qu'il va exploser.
— Ça ne se reproduira plus, gémis-je, les larmes roulant sur mes joues.
Mais elle ne m'écoute pas. Elle s'avance, saisissant un rouleau à pâtisserie qui traîne sur le comptoir. Elle lève son bras, et avant que je puisse réagir, elle l'abat violemment sur mon bras droit.
La douleur est immédiate, fulgurante. Un cri guttural m'échappe alors que je tombe à genoux, tenant mon bras contre moi.
Elle n'avait pas relevé la main sur l'une de nous depuis... cet événement. Depuis ces quatre mois qui nous semblaient être une trêve fragile.
Un autre coup part. Cette fois, je tente de l'intercepter avec ma main, mais le choc est si violent que je sens une douleur atroce irradier jusqu'à mon poignet. Une seconde suffit pour comprendre : il est fracturé.
Les coups s'enchaînent, rythmés par des insultes crachées avec une haine que je ne comprends pas.
Moi, j'attends. Je me recroqueville au sol, les bras autour de mes genoux, essayant de me protéger comme je peux. Mais c'est inutile. Ses mots et ses coups pleuvent sur moi comme une tempête, implacables, et je me contente de les encaisser, désormais incapable de bouger, incapable de pleurer, incapable de crier à l'aide.
Je sais que c'est à cause de sa maladie... de son problème... de cette chose qu'elle ne veut pas nommer, encore moins avouer. Une tempête silencieuse qu'elle porte en elle, et qui éclate sans prévenir. Pourtant, chaque fois que ça arrive, je ne peux m'empêcher de me poser les mêmes questions. Pourquoi agit-elle ainsi ? Pourquoi cette violence ?
Je me demande parfois si elle-même comprend ce qui la pousse à exploser de la sorte. Est-ce qu'elle ressent ce que nous ressentons, Christale et moi, quand elle crie ou quand elle frappe du poing sur la table ? Ces moments où ses yeux s'assombrissent comme un ciel d'orage, où sa voix devient un tonnerre qui fait trembler les murs et nos cœurs.
Je me dis souvent que ce n'est pas elle. Que ce n'est pas la vraie maman, celle qui chante, qui cuisine, qui nous fait rire. C'est une autre personne, une ombre qui l'habite et qui la transforme. Mais savoir cela ne rend pas les choses plus faciles, ça ne fait que confirmer que tout ça n'a rien de normal et qu'elle doit être soignée.
— Salope ! Salope de fille ! Je suis sûre que si tu n'as pas vu l'heure, c'est parce que tu baisais dans un coin de rue avec lui !
Sa voix déchire l'air, brutale, implacable. Elle crache ses mots comme des flammes, cherchant à me brûler jusqu'à l'âme. Pendant une fraction de seconde, ma gorge se serre, et l'envie de lui répondre monte en moi. Lui dire que c'est faux. Mais à quoi bon ? Je sais déjà comment cela finirait.
Je ne prends même pas la peine de la contredire. Je reste là, immobile, les lèvres scellées, encaissant autant les assauts verbaux que physique comme un sac de frappe. Le mieux, je le sais, c'est de ne rien dire, d'attendre. Attendre que la tempête passe. Quitte à souffrir plus longtemps, quitte à voir son regard chargé de mépris et de haine se poser sur moi encore et encore.
Ce n'est pas grave, je me répète, comme un mantra silencieux. Ce n'est pas grave.
Tout ira mieux bientôt.
C'est ce que je me dis. C'est ce que je veux croire. C'est ce que papa nous a promis.
« Elle finira par changer, » disait-il. « Vous verrais, mes grandes. Elle a juste besoin de temps. »
Ses mots résonnent dans ma mémoire, doux comme une caresse. Ils me rappellent ses bras autour de Christie et moi, sa voix apaisante, ce sentiment de sécurité qu'il savait créer, même dans le chaos.
Mais c'était avant.
Avant que la vie ne me l'arrache. Avant que cette promesse ne devienne un mensonge.
Puis il est mort.
Trois mots. Trois mots qui résonnent avec la brutalité d'un coup de massue.
Papa est mort. Et avec lui, tout ce qu'il représentait : la paix, la stabilité, cet espoir ténu que les choses puissent s'arranger un jour.
Depuis, le vide qu'il a laissé est devenu une plaie béante, que maman comble avec ses crises de plus en plus récurrentes. Dans ces moments là, les mots ne sont plus que des poignards qu'elle lance, encore et encore, dans l'espoir peut-être de soulager sa propre douleur. C'est ce que j'essaie de me dire même si ça n'a rien à voir.
Papa est mort il y a un an. Mais ses sautes d'humeur datent de bien avant.
BAM.
Un bruit assourdissant retentit depuis la chambre. La détonation résonne dans tout l'appartement, comme une alarme brisant l'atmosphère déjà électrique. Maman sursaute, ses mains tremblantes s'arrêtent net, et son regard furieux se tourne vers la porte.
Christale.
Elle est en train d'exploser la porte. Je peux entendre les coups qu'elle y assène, son souffle haletant entre chaque tentative. Sa voix s'élève, déchirant le silence pesant qui s'était installé.
— Maman ! Il faut que tu arrêtes de la frapper ! hurle-t-elle, désespérée. Je t'en prie, arrête !
Pendant une fraction de seconde, quelque chose change dans le regard de ma mère. Son emprise sur le rouleau à pâtisserie se relâche. L'objet tombe au sol dans un bruit sourd, roulant légèrement sur le parquet avant de s'immobiliser.
Et puis, elle s'effondre.
Littéralement. Ses jambes cèdent sous elle, et elle tombe à genoux, les épaules secouées par des sanglots. Ses mains viennent couvrir son visage, comme si elle cherchait à cacher ce qu'elle ressentait, à dissimuler cette faiblesse qu'elle refuse d'admettre.
— Sortez ! nous ordonne-t-elle entre deux sanglots. Partez avant que je n'aille trop loin !
Elle hurle, mais cette fois, sa voix est brisée. Ce n'est plus de la colère. C'est autre chose, quelque chose de plus profond, de plus sombre.
Christale ne perd pas une seconde. Elle court vers moi, ses pas résonnant dans l'appartement comme une délivrance. Elle s'agenouille à mes côtés, m'aidant à me relever avec difficulté. Ses bras entourent mes épaules, me soutenant alors que je vacille légèrement.
— Viens, on s'en va, murmure-t-elle, sa voix tremblante mais déterminée.
Nous quittons l'appartement sans un mot de plus, laissant derrière nous les pleurs étouffés de notre mère.
Dans les escaliers de l'immeuble, nous nous laissons tomber sur la première marche venue, épuisées. Je m'appuie contre le mur froid, sentant son contact glacial à travers mon débardeur gris déchiré. Christale s'assied à côté de moi, ses bras entourant ses jambes repliées contre sa poitrine.
Je jette un coup d'œil vers les portes voisines, toutes fermées, silencieuses. Comment est-il possible que personne ne soit intervenu ? Le boucan qu'on a causé, les hurlements, les coups, tout cela aurait dû alerter quelqu'un... Mais non. Comme toujours, personne ne vient. C'est plus facile de se mêler des histoires des gens quand il s'agit d'une histoire de chien qui a pisser sur la roue de la voiture d'un voisin, mais quand des personnes sont en danger, personne ne vient.
Christale glisse un bras autour de mes épaules et me tire doucement contre elle.
— Ça va aller, murmure-t-elle, plus pour elle que pour moi.
Elle commence à me caresser la tête, ses doigts s'enroulant autour de mes mèches emmêlées, dans un geste presque maternel. Ses sanglots silencieux secouent son corps contre le mien, mais je reste immobile. Je ne pleure pas. Je ne peux plus. Les larmes ne viennent pas, même si je sais qu'elles devraient.
Nous restons là, blotties l'une contre l'autre dans cet escalier sombre et froid. Le temps semble s'arrêter, le monde entier réduit à cet espace confiné où nous cherchons un semblant de réconfort.
Peu à peu, l'épuisement nous gagne. Le poids de la nuit, de la douleur et du chaos finit par nous écraser. Christale s'endort la première, sa respiration devenant plus régulière. Je la sens s'affaisser contre moi, son visage enfoui dans le creux de mon épaule.
Je ferme les yeux à mon tour, me laissant glisser dans un sommeil troublé, bercée par le son lointain des pleurs de maman, étouffés par les murs de l'appartement.
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