Chapitre 29

Malcolm,sept ans plus tôt

— La faiblesse est un démon qui te ronge et te détruit de l'intérieur à petit feu, Malcolm. Faut-il que je te fasse exorciser ?

La hyène me fixe avec ce sourire carnassier qu'elle affectionne tant, un sourire qui m'écorche l'âme à chaque fois que je le vois. Elle parle d'un ton faussement calme, mais tout en elle respire la cruauté et l'ironie. Sa question est un piège, je le sais. Si je refuse, elle se délectera de ma peur. Si j'accepte, ce sera encore pire.

Parce que son "exorcisme" n'est pas une libération. Rien à voir avec ces rituels qui chassent les esprits. Non, le sien est une éradication, brutale et impitoyable, un acte qui laisse des cicatrices bien plus profondes que celles visibles sur la peau. Et ce qu'elle appelle un "exorcisme" porte un autre nom, un mot que je n'ose même pas prononcer, murmuré par les ombres du manoir comme une menace constante. Un rappel glaçant que, dans cette maison, aucun de nous ne s'appartient.

— Non, mon oncle, murmuré-je, la gorge serrée.

Son sourire s'élargit, triomphant.

— Et pourtant tu m'as déçu. Le parcours n'était pas si compliqué à réaliser. Mais à chaque fois, tu tombes au même endroit. Toujours au niveau de la berge.

Mes mains tremblent légèrement, trahissant la terreur qui m'envahit.

— Est-ce que tu aurais peur de l'eau, par hasard ? interroge le Patriarche, son ton empreint d'un mépris cinglant.

Je baisse les yeux vers le sol, espérant vainement échapper à son regard perçant.

— Oh, Malcolm ! Le Créateur lui-même sait à quel point la peur est la chose la plus inutile ! Et toi aussi, tu le sais. Parce que je te l'ai enseigné depuis ton plus jeune âge.

Je hoche timidement la tête, incapable de prononcer le moindre mot.

— Tu sais comment nous devons procéder, pas vrai ?

J'acquiesce, mes mouvements fébriles trahissant ma panique intérieure. Le Patriarche frappe dans ses mains, et Salim, son bras droit, entre dans la pièce. C'est un homme massif, aux traits durs, et à l'air implacable.

— Donne un petit bain à ce jeune garçon dans le fleuve, ordonne le Patriarche. Il n'a pas le droit de sortir de l'eau tant que sa peur ne sera pas domptée. Est-ce bien clair ?

Salim esquisse un large sourire, révélant des dents blanches comme des lames. Il me saisit brusquement par le bras. Je voudrais hurler, supplier, mais je sais que c'est interdit ici. Laisser transparaître une émotion "humaine" est un crime dans cette maison. Tout ce qu'on doit ressentir, c'est de la haine, du dégoût, et de la pitié pour les autres. Parce que, selon eux, notre lignée est supérieure.

Le chemin jusqu'au fleuve est court, mais chaque pas me semble une éternité. Mon cœur bat à tout rompre, comme s'il voulait s'échapper de ma poitrine. J'ai réussi à cacher mon hydrophobie pendant trois longues années. C'est un miracle que personne n'ait découvert ce secret avant. Mais comme la hyène le dit toujours : « Tout finit par revenir à mes oreilles. »

À peine arrivés à quelques mètres de la berge, je sens mes jambes fléchir. Mon souffle se fait court, comme si l'eau, pourtant encore loin, m'enveloppait déjà. Quand Salim m'attrape et me soulève, je tente de me débattre, mais du haut de mes onze ans, je n'ai pas la force de résister à ses bras puissants.

Il me jette sans ménagement dans le fleuve.

L'eau glacée m'enveloppe, et soudain, tout s'effondre. Mon corps, ma perception, ma réalité. Une peur animale prend le contrôle. Mon souffle se bloque, mes poumons se contractent désespérément, cherchant un air qui ne vient pas. Mes bras battent l'eau frénétiquement, mais je ne parviens pas à garder la tête hors de l'eau plus d'une fraction de seconde.

Les souvenirs affluent, violents, incontrôlables. Une chute dans un lac, des mains qui m'attrapent pour me sauver alors que je m'enfonçais dans les profondeurs. La sensation de l'eau qui m'envahit, qui s'immisce dans mes narines, dans ma bouche, dans mes oreilles, jusqu'à ce que tout ne soit plus que silence et froid. Et puis le visage de maman en flash.

Je hurle, ou du moins j'essaie. Mais mes cris sont avalés par l'eau, réduits à des bulles insignifiantes. Mes yeux s'écarquillent, cherchant un repère, un moyen de remonter à la surface. Le courant m'emporte légèrement, et tout devient flou. Le froid est partout, mordant ma peau, paralysant mes membres.

Mon cœur bat si vite qu'il semble sur le point d'exploser. Chaque battement est un tambour assourdissant dans ma poitrine, un compte à rebours vers l'inévitable. Mes pensées s'embrouillent, se réduisent à un seul mot, répété en boucle : Survie.

Mais l'eau est implacable. Elle m'écrase, me noie dans sa froideur et sa puissance. Je perds peu à peu la notion du temps. Une minute ? Dix ? Une éternité ? Je ne sais plus. Je m'enfonce dans un abîme sans fin, où l'air est un souvenir lointain et la peur, une maîtresse cruelle qui me tient enchaîné.

Quand Salim finit par me tirer hors de l'eau, je suis une poupée désarticulée. Mes membres ne répondent plus, mes lèvres sont bleues, et mon corps entier tremble convulsivement. Je n'entends plus rien, si ce n'est le martèlement de mon propre cœur et le grondement du fleuve, qui semble rire de ma misère.

— Préparez-vous, mon grand, vous y retournez dans une minute.

Les yeux noirs du bras droit me transpercent, froids et inébranlables, tandis qu'il me secoue. Son regard n'exprime ni compassion ni pitié, seulement une satisfaction glaciale devant mon désespoir. Je sais que mes tremblements l'amusent, que ma peur alimente son autorité, et pourtant je suis incapable de m'arrêter.

Parfois, il m'arrive de vouloir supplier. Les mots se forment dans ma gorge, prêts à éclater dans l'air comme un cri désespéré. Mais ça aussi, c'est interdit. Ici, la faiblesse est une faute impardonnable, une trahison envers tout ce que la famille représente. Suppliez ? Non, seuls nos ennemis ont le droit, ou plutôt l'obligation, de s'humilier ainsi. Nous, nous devons rester forts, stoïques, même lorsque l'eau glaciale s'infiltre dans nos poumons et que la peur s'empare de nos âmes.

Je chasse ces pensées d'un violent battement de cils. Il ne faut pas penser, seulement agir. Alors, avant qu'il ne puisse me pousser lui-même, je balaie l'hésitation et plonge. Mes jambes fléchissent, mon corps s'incline, et je me jette dans l'eau noire du fleuve.

Le froid me frappe de nouveau comme une gifle. Chaque fibre de mon être hurle, se révolte, me supplie de remonter à la surface, mais je me force à rester sous l'eau. Je ne veux pas leur donner la satisfaction de me voir faillir à nouveau.

Mes poumons brûlent, ma vision se brouille, et mes bras agitent l'eau avec frénésie. Mes pensées se dispersent en fragments incohérents : le visage de mon oncle, ses mots tranchants, sa déception constante. Est-ce que je ne serai jamais assez fort pour lui ? Est-ce que je passerai ma vie entière à lutter pour une reconnaissance qui ne viendra jamais ?

Les secondes s'égrènent. Je compte dans ma tête, chaque chiffre devenant plus difficile à atteindre. Dix... onze... douze... L'eau me paraît infinie, comme un mur qui m'écrase. Je sens mes forces m'abandonner, mais je m'accroche. Pas maintenant, pas encore.

Enfin, mes poumons cèdent. Une bulle d'air s'échappe de mes lèvres et remonte vers la surface, me laissant avec un goût de fer et de désespoir dans la bouche. D'un geste désespéré, je jaillis hors de l'eau, haletant, toussant, les jambes flageolantes.

Je lève les yeux vers Salim, dont le sourire satisfait me donne envie de hurler. Mais je reste silencieux, comme toujours.

Est-ce qu'un jour, j'arriverai à vous rendre fier, mon oncle ? murmuré-je intérieurement, la gorge nouée.

Je me demande si, au fond, la réponse importe encore. Peut-être que tout ce que je veux, c'est survivre. Mais ici, cela ne suffit jamais.


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