Chapitre 26
April
— C'est l'heure de se réveiller.
La voix grave de Malcolm me sort doucement de mes rêves, tandis qu'une main calleuse, mais étonnamment douce, me secoue légèrement le bras. J'ouvre les yeux avec difficulté, encore engourdie par la chaleur des draps. Mon corps proteste, mais je me redresse finalement, poussée par une sorte d'instinct de survie qui m'ordonne de ne jamais désobéir.
Sans perdre de temps, je m'habille en vitesse, enfile les vêtements pliés soigneusement la veille, puis je file faire ma toilette. Le miroir me renvoie une image floue de moi-même. Mon visage est encore marqué par les stigmates de ce que j'ai vécu : des cernes profonds, une peau pâle, et une fatigue qui ne semble jamais me quitter.
Pendant que je termine, Malcolm disparaît à son tour dans la salle de bain. Le bruit de l'eau qui coule emplit la pièce. Je ne peux m'empêcher de remarquer à quel point il semble pudique : il a dormi en short et en t-shirt, et ne s'est jamais montré plus dévêtu que cela devant moi. Un contraste frappant avec ma propre situation. Lui, pourtant, ne s'est pas gêné pour m'obliger à me dévoiler entièrement, à me priver du peu de pudeur qu'il me restait.
Je détourne les yeux de la porte de la salle de bain et jette un coup d'œil à l'horloge accrochée au mur. 17h48. Je me rends compte que mon rythme de vie a été complètement inversé depuis que je suis ici. La notion du temps m'échappe parfois, tout comme celle de la liberté.
Malcolm ressort, impeccable comme à son habitude, et me lance un regard neutre.
— Exceptionnellement, je vais prendre mon petit-déjeuner avec toi ainsi que les autres repas, car c'est ton premier jour. Mais dès demain, je retourne de mon côté.
Je hoche la tête en silence, le suivant docilement. Une vague d'excitation commence à monter en moi. Aujourd'hui, je vais enfin sortir. Après tout ce temps enfermée, séquestrée !
Mais alors que nous arrivons devant la porte, l'homme se tourne brusquement vers moi, une main posée fermement sur la poignée.
— Une seconde, dit-il d'un ton froid. Ne te fais pas de fausses idées. Tu n'as aucune chance de t'enfuir d'ici, alors n'essaye même pas.
Son regard perçant me transperce, et je me contente d'acquiescer docilement.
— Et pour ton poignet, continue-t-il en désignant ma main bandée, la plaie est guérie, mais il reste fragile. Fais bien attention.
— D'accord... merci pour tout, murmuré-je timidement.
— Tu as tout ce qu'il te faut ?
— Oui.
— Et ton emploi du temps, tu l'as regardé ?
Je hoche la tête, bien qu'une vague de doute m'envahisse.
— La plupart des cours me sont inconnus, avoué-je finalement.
Il esquisse un sourire ironique.
— Ce n'est pas surprenant. Mais tu n'auras pas le choix : il faudra t'y habituer rapidement.
Sans un mot de plus, il ouvre la porte, et nous nous avançons dans les couloirs. Les regards inquisiteurs des autres élèves se posent immédiatement sur nous, et je sens leur jugement peser lourdement sur mes épaules. Mon estomac se noue, mais Malcolm semble ignorer leur présence avec une aisance déconcertante.
— Prends ma main, ordonne-t-il sans même me regarder.
Je lui obéis, et il serre ses doigts autour des miens, un geste qui pourrait presque paraître protecteur, mais qui me rappelle surtout mon statut de prisonnière.
— N'oublie pas, murmure-t-il d'une voix basse que seuls nous deux pouvons entendre. Si je ne t'avais pas sauvée cette nuit-là, tu serais morte et enterrée depuis longtemps.
Ses mots me glacent le sang.
— Je t'ai sauvée. Ta seule chance de survie, c'est de m'obéir au doigt et à l'œil et de suivre les règles de Hollowspire.
— Oui... je sais, balbutié-je. Je ne veux pas mourir.
Il s'arrête brusquement et me fixe, un éclat étrange dans les yeux.
— Tu m'appartiens.
Ces mots, prononcés avec une telle certitude, résonnent en moi comme une sentence. J'aimerais protester, crier que je ne suis pas d'accord, lui dire à quel point cette situation me terrifie. Mais tout ce que je fais, c'est baisser la tête et murmurer un timide :
— Oui...
Je voudrais rentrer chez moi, me blottir contre ma sœur et pleurer toutes les larmes de mon corps. Je voudrais retrouver l'odeur rassurante de son épaule, son rire qui illuminait mes journées. Mais pour le moment, je préfère obéir. Peut-être que si je fais tout ce qu'il dit, peut-être qu'un jour, il acceptera de me ramener chez moi... C'est un très beau rêve...
— Suis-moi. Je vais te montrer où se cache le meilleur petit-déjeuner.
Il ne me laisse pas le temps de répondre. Sans un mot de plus, il tire ma main avec douceur, m'entraînant à sa suite. Sa prise est ferme mais délicate, presque rassurante, et je me surprends à me laisser guider. Nous traversons un long couloir bordé de portraits anciens aux regards solennels, avant d'arriver dans une gigantesque salle qui me coupe le souffle.
Des dizaines de longues tables en bois vernis sont alignées avec une précision presque militaire, leurs bancs déjà occupés par des élèves de tous âges. Un mélange de rires, de discussions animées et de bruits de couverts résonne sous le haut plafond voûté, où pendent des lustres imposants. À ma droite, une porte marquée des lettres dorées "V.I.P." attire mon attention. Malcolm m'a expliqué que c'était l'endroit réservé aux professeurs et aux élèves les plus méritants, ceux qui ont accumulé un certain nombre d'étoiles.
Plus loin encore, je distingue une double entrée qui semble donner accès à différentes sections. Malcolm m'avait parlé de ces lieux : des services gérés par des élèves désignés pour leur discipline et leur rigueur, et les fameuses cuisines nichées dans les sous-sols, où l'effervescence ne s'arrête jamais. L'odeur alléchante du pain frais et des pâtisseries encore chaudes semble flotter jusqu'ici, me mettant l'eau à la bouche.
Malcolm s'avance avec assurance vers un comptoir où des plateaux sont empilés. Il en récupère deux d'un geste fluide, avant de se tourner vers les buffets. Sans hésiter, il commence à les garnir : des fruits frais découpés avec soin, des viennoiseries dorées à point, des œufs brouillés délicatement épicés et un assortiment de jus colorés. Entre chaque choix, il jette des coups d'œil discrets dans ma direction, comme pour vérifier que je suis toujours près de lui. Ce souci de ma présence me fait sourire.
Une fois les plateaux remplis, il m'indique une table libre dans un coin un peu à l'écart. Nous nous y installons en silence. Autour de nous, les conversations des autres élèves continuent de flotter, mais Malcolm n'y prête aucune attention. Certains, plus jeunes, nous lancent des regards furtifs, murmurant probablement à propos de ma présence. Je suppose que l'arrivée d'une fille dans cette école est un événement assez rare pour susciter autant de curiosité. Mais le brun, lui, semble imperméable à tout cela, concentré sur son repas qu'il entame avec une sérénité qui me déstabilise presque.
Soudain, un groupe de cinq jeunes garçons s'approche de notre table. Ils avancent d'un pas hésitant, leurs regards oscillant entre curiosité et appréhension. Je dirais qu'ils ont entre dix et douze ans à vue d'œil, avec leurs visages juvéniles et leurs uniformes légèrement trop grands pour eux.
— Bonsoir... Avec mes amis, on se demandait... commence un petit blondinet au visage constellé de taches de rousseur, mais il n'a pas le temps de terminer sa phrase.
L'homme assis en face de moi l'interrompt d'une voix glaciale, le regard sombre :
— C'est une nouvelle élève. Il n'y a rien à savoir de plus. Maintenant, barrez-vous de là !
Il n'a pas besoin de hausser le ton pour se faire obéir. L'autorité naturelle qui se dégage de lui semble suffire. Les cinq garçons ne demandent pas leur reste et filent à toute vitesse, se dispersant comme une volée de moineaux. Leur départ précipité me laisse une étrange impression, un mélange de malaise et de culpabilité.
Je croise les bras et fronce les sourcils, fixant l'homme avec insistance.
— Ils n'ont rien fait de mal ! protesté-je, ma voix trahissant mon indignation.
Il hausse un sourcil, apparemment peu impressionné par ma réaction. D'un ton nonchalant, il réplique en mordant dans son croissant :
— Ils doivent apprendre qu'il faut savoir se mêler de leur cul. Maintenant, mange !
Je baisse les yeux vers le plateau qu'il a soigneusement garni pour moi. Tout cela aurait pu être appétissant en d'autres circonstances, mais mon ventre noué par le stress me rend tout cela insupportable.
— Je n'ai pas faim, murmuré-je en posant mes bras sur mon ventre douloureux.
Il repose son croissant, ses yeux perçants se plantant dans les miens.
— Ce n'était pas une question, Princesse, mais un ordre. Alors avale cette nourriture avant que je n'utilise la violence.
Mon cœur rate un battement. Sa voix est calme, presque posée, mais le sous-entendu est clair. Je redresse légèrement la tête, refusant de céder sans exprimer ma résistance.
— Si tu me forces, je vais vomir, le préviens-je, ma voix tremblant légèrement.
— J'en ai rien à foutre. Accélère.
Je déglutis difficilement, saisissant une fraise du bout des doigts. La peau lisse et rouge glisse entre mes lèvres alors que je la mets entièrement dans ma bouche. Je la mâche rapidement, mon estomac protestant, avant d'avaler avec peine.
— Voilà. J'ai mangé. T'es content ? lâché-je d'un ton acerbe.
Un sourire narquois se dessine sur ses lèvres, et je sens mes joues chauffer malgré moi. Cette réaction me met encore plus en colère, mais je n'ai pas la force de dire quoi que ce soit de plus.
Quelques minutes plus tard, il se lève et m'indique où déposer nos plateaux pour faire le tri. L'organisation est rigoureuse, militaire, chaque déchet ayant une place précise. Une fois cette tâche accomplie, il me fait signe de le suivre à nouveau. Nous quittons la grande salle bruyante pour nous diriger vers un autre bâtiment imposant.
— On va à l'hémicycle, explique-t-il d'un ton neutre. Ils appellent ça la salle polyvalente, mais c'est là qu'on se réunit tous les soirs à 18h30.
Nous entrons dans une vaste salle circulaire où les élèves s'installent déjà en rangées serrées. Je remarque immédiatement l'ordre impeccable qui règne ici, chaque élève semblant connaître sa place exacte. Malcolm choisit un endroit discret pour nous asseoir, à l'écart des regards. Je réalise alors à quel point ils sont nombreux.
— Bonsoir à tous, chers étudiants, en cette belle nuit du 15 octobre !
Un professeur à l'air sévère se tient derrière un large pupitre en bois sombre. Sa voix résonne dans la pièce, mais les bavardages persistent jusqu'à ce qu'il frappe violemment sur le pupitre pour réclamer le silence.
— Dès à présent, nous accueillons une nouvelle étudiante ici, continue-t-il en posant les yeux sur moi.
Mon cœur se serre alors que tous les regards convergent dans ma direction. Je sens mon visage s'enflammer et je n'ai qu'un souhait : disparaître. Que le sol se dérobe sous mes pieds et m'emporte dans un endroit lumineux, loin de cette atmosphère oppressante.
— Je suis Daniel Dumas, se présente le professeur d'un ton solennel. Et toi ?
Malcolm me donne un coup de coude discret, m'indiquant que je dois me lever. Tremblante, je m'exécute, mes jambes vacillant sous mon propre poids.
— A-a-april C-c-collins, bégayé-je, ma voix à peine audible.
Soudain, une voix railleuse retentit dans la salle :
— Voilà pourquoi aucune fille n'est habituellement autorisée à fréquenter notre académie.
Un brouhaha de murmures approbateurs s'élève autour de moi, me clouant sur place. Je baisse la tête, honteuse, avant de me rasseoir précipitamment.
— Sois la bienvenue, April Collins, reprend le professeur sans ciller. Je te souhaite de survivre à cette année.
Son attention revient sur l'assemblée, et il commence à faire l'appel. Mais pour moi, tout semble s'effacer. Mon cœur est lourd, compressé par une douleur que je ne parviens pas à nommer.
Je n'ai rien demandé de tout cela. Je n'ai pas choisi d'être ici, encore moins d'être kidnappée et arrachée à ma vie. Tout cela ressemble à un cauchemar dont je ne peux pas me réveiller. Je pense à Jessi, mon nouvel ami. S'il était là, il me ferait rire en dessinant sur les coins de son cahier pendant que je prendrais des notes. Ou peut-être pas. Les horaires sont différents... À cette heure, je serais probablement sous la douche avec ma sœur, pendant que maman, si elle était dans une bonne phase, préparerait le dîner en chantonnant.
Mais au lieu de cela, je suis ici. Dans cet endroit oppressant où je dois apprendre à me fondre dans le décor, à devenir la seule élève fille d'une académie étrange, vouée à former une élite de jeunes privilégiés pour devenir les jouets d'un gouverneur autoritaire.
Pourquoi moi ? Qu'ai-je donc fait pour mériter cela ?
Absolument rien. Et pourtant... pourtant je suis là.
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