Chapitre 16

Christale

Trois semaines. Trois interminables semaines que ma jumelle m'a été arrachée ! Trois semaines d'angoisse, de colère et de douleur, à me réveiller chaque matin avec ce vide béant en moi, cette absence insupportable qui me ronge. C'est un enfer. Le pire des cauchemars, sauf que je ne peux pas me réveiller.

Ne pas savoir. C'est ça, le pire. Ne pas savoir qui sont ses ravisseurs, où elle est, ce qu'ils lui font. Est-elle encore en vie ? Est-ce qu'elle souffre ? Est-ce qu'ils lui ont fait du mal, à elle, ma moitié, mon double ? Chaque question tourne en boucle dans ma tête, sans fin, sans réponse.

Mais au fond de moi, je ressens cette certitude inexplicable qu'elle est toujours vivante, quelque part. Peut-être que c'est cette connexion spéciale entre nous, ce lien unique que seuls des jumeaux peuvent comprendre. Nous sommes nées ensemble, nous avons grandi ensemble, nous avons franchi des épreuves ensemble. Comment pourrais-je croire qu'elle n'existe plus, qu'elle a été effacée de ce monde ? Rien que d'y penser, c'est comme si une partie de moi-même mourait.

Cette idée qu'elle est encore là, quelque part, me rassure. C'est tout ce que j'ai. Pourtant, autour de moi, tout le monde semble avoir renoncé.

« Elle est morte. » « Oublie-la. » « Il faut passer à autre chose. »

Ces mots, je les ai entendus encore et encore, comme si répéter l'impensable allait le rendre vrai.

Même maman. Oui, même elle, sa propre mère, a osé me dire de l'oublier, de faire mon deuil. Je ne comprends pas. Comment peut-elle dire ça, alors qu'il s'agit de sa fille, de notre April ? Ces mots m'ont brisé le cœur. Mais moi, je ne peux pas abandonner. Pas elle. Pas ma jumelle. Sans April, mon monde s'arrête de tourner.

Je suis seule à porter ce combat. Enfin, presque seule. Les seules personnes qui me soutiennent encore, qui croient en moi et en April, ce sont Jessi et Mélane, nos deux nouveaux amis. Ils étaient là quand j'ai craqué. Je leur ai raconté le moment où j'ai hurlé à l'aide en voyant cette maudite camionnette disparaître avec elle. Ils ont pleuré avec moi, partagé ma douleur. Ils ont été anéantis en apprenant la nouvelle, mais ils n'ont pas lâché. Ils sont restés.

Avec leur aide, je me bats pour ne pas sombrer, pour garder espoir. Mais parfois, dans le silence de la nuit, quand tout le monde dort, je sens cette ombre noire s'insinuer en moi. Cette peur viscérale que, peut-être, tout le monde a raison. Que, peut-être, April est vraiment... non. Je refuse d'y penser. Elle est vivante. Elle doit l'être.

— Mademoiselle Collins ! Ce n'est pas parce que votre sœur est morte que ça vous donne une excuse pour ne pas être attentive en cours ! fulmine Madame Hoffman, sa voix cinglant l'air comme un coup de fouet.

Je sursaute, figée quelques secondes par la violence de ses mots, avant de me lever brusquement, les nerfs à vif, le visage en feu.

— Vous n'avez aucune preuve de ce que vous dites ! April est toujours en vie ! m'écrié-je, la gorge serrée par une colère que je peine à contenir.

Madame Hoffman me fixe, ses lèvres se pincent comme si elle regrettait déjà ses paroles. Mais elle ne recule pas, au contraire.

— Si c'est le cas, elle ne le sera peut-être plus pour très longtemps. Donc ça ne change rien à la situation ! lâche-t-elle, visiblement à bout de patience.

Cette fois, il n'est plus question de me maîtriser. Peu importe les conséquences. Peu importe les problèmes. Une boule de rage brûlante éclate en moi. Mélane pose une main hésitante sur mon épaule, un geste de réconfort ou peut-être une tentative de m'apaiser. Mais je la dégage d'un geste brusque, presque violent.

— Vous n'en avez pas marre de fermer les yeux, bordel ?!

Ma voix éclate dans la salle de classe, brisant le silence pesant qui s'était installé après l'échange. Je me tourne, furieuse, vers mes camarades.

— Sérieusement ! Vous trouvez ça normal que les autorités laissent des groupes de trafiquants nous piétiner sans réagir ?! Que n'importe qui puisse disparaître du jour au lendemain, comme ça, et que personne ne bouge ?! Pas une seule affiche de recherche ! Pas un seul cri d'alarme ! La France ignore complètement ce qui se passe ici à Clairmontel !

Un murmure monte parmi les élèves, hésitant, confus. Finalement, quelques voix s'élèvent.

— C'est vrai, acquiesce timidement l'un d'eux, rapidement suivi par d'autres.

— Mais on ne peut rien faire. Ils sont trop forts pour nous...

Ces mots m'arrachent un ricanement amer.

— Trop forts pour nous ? Comment pouvez-vous en être si sûrs ?! M'écrié-je, mes mains tremblant de frustration.

Un silence gênant s'installe, puis Madame Hoffman reprend la parole, sa voix brisée, méconnaissable.

— Parce que tu ne sais pas tout, souffle-t-elle en se laissant retomber sur son bureau, ses épaules secouées par des sanglots.

Je reste figée, abasourdie. Cette femme autoritaire, cette figure d'acier qui semblait toujours avoir réponse à tout... est en train de pleurer.

— Alors expliquez-moi ! Je la supplie presque, ma voix se brisant à mon tour. Parce que c'est insupportable, cette ignorance, cette injustice. Expliquez-nous !

Mes larmes se mêlent à celles qui coulent déjà sur le visage de certains de mes camarades. Peu à peu, une vague d'émotion submerge la classe. Personne ne tente de la retenir.

— Avec ma mère et ma jumelle, on est arrivées ici en pensant fuir les problèmes. Mais personne ne nous a averties, dis-je dans un souffle, à moitié pour moi-même.

Ma professeure de français relève la tête, son regard fatigué croisant le mien.

— Personne n'avertit personne, murmure-t-elle avec un soupir las. Parce qu'ici, on préfère ne pas aborder le sujet...

— Mais pourquoi ? Pourquoi cette loi du silence ? Pourquoi on doit se soumettre à des inconnus ?

Je serre les poings, mes yeux cherchant désespérément des réponses dans ceux de cette femme brisée.

Elle inspire profondément, ses mains tremblantes serrant le bord de son bureau comme pour y puiser de la force.

— Ici, ils ne pourront pas nous surprendre. Alors je vous en prie, dites-nous tout. Racontez-nous. On a besoin de savoir, murmuré-je dans un souffle, la gorge nouée par l'émotion.

Les regards se tournent vers elle, emplis d'un mélange d'espoir et de crainte.

L'adulte essuie maladroitement ses larmes, ses mains tremblant comme des feuilles au vent. Elle relève les yeux vers moi, puis vers la classe entière, et pour la première fois, je perçois dans son regard quelque chose que je n'avais jamais vu avant : une peur viscérale.

— Vous voulez savoir ? Vous voulez vraiment savoir ? murmure-t-elle, sa voix basse mais chargée de gravité.

Le silence dans la salle est total. Personne ne répond. Personne n'ose. Mais elle comprend que nous attendons tous qu'elle parle.

— Ce que vous devez comprendre, c'est que rien n'est dû au hasard ici. Ces trafiquants... ces monstres qui arrachent des vies comme on écrase des mouches... Elle s'interrompt, sa voix se brisant sous le poids des mots. Ils ne sont pas des étrangers à Clairmontel. Ils ne sont pas des ombres dans la nuit. Ils ont un visage. Un nom. Et ils ont des alliés là où vous ne les attendez pas.

Je fronce les sourcils, le cœur battant à tout rompre.

— Quels alliés ? De quoi vous parlez ? insisté-je, incapable de contenir ma soif de réponses.

Elle inspire profondément, comme pour se donner le courage de poursuivre.

— L'État, lâche-t-elle finalement, dans un souffle à peine audible.

Un frisson parcourt la classe.

— Quoi ?! s'exclame un garçon au fond de la salle, brisant l'effroi général.

— Oui, l'État, les autorités, les institutions. Tous ceux en qui vous êtes censés avoir confiance. Ils ne sont pas là pour nous protéger. Pas ici, pas à Clairmontel et pas dans d'autres villes pauvres.

Les murmures commencent à s'élever, mais elle lève une main pour les faire taire.

— C'est une alliance. Une entente tacite. Les mafias fournissent des... services. L'argent circule. En échange, on ferme les yeux. Tout est calculé, chaque disparition, chaque drame. Les chiffres sont maquillés, les dossiers enterrés.

Mon souffle s'accélère, et je sens mes jambes flancher.

— Et ceux qui essayent de briser le silence ? Ceux qui essayent de révéler la vérité ? demandé-je d'une voix tremblante.

Hoffman détourne les yeux, comme si elle ne pouvait supporter le poids de sa réponse.

— Ils ne vont pas loin.

— Qu'est-ce que vous voulez dire ?

Elle se tourne brusquement vers moi, son regard soudain empli d'une colère mêlée de désespoir.

— Ils disparaissent, Collins ! Et quand on les retrouve... on ne peut même plus les reconnaître. Leurs corps sont démembrés, mutilés. C'est un avertissement. Un message clair : ne vous mêlez pas de ce qui ne vous regarde pas.

Un silence de plomb s'abat sur la classe. Les visages de mes camarades blanchissent. Certains baissent la tête, d'autres fixent notre professeure de français, pétrifiés.

— Mais pourquoi personne n'en parle ? Pourquoi cette ville ne se soulève pas ? insisté-je, incapable d'accepter ces révélations.

Elle pousse un long soupir, un sourire amer effleurant ses lèvres.

— Parce que la peur est une arme plus puissante que toutes les lois. Parce que, ici, à Clairmontel, chacun a quelque chose à perdre : un enfant, un parent, une sœur. Son regard se fixe sur moi. Toi, c'est April. D'autres, c'est leur mère, leur frère. Personne n'ose risquer la vie de ceux qu'ils aiment. Et c'est exactement ce qu'ils veulent. Ils nous tiennent tous en laisse.

— Mais on ne peut pas continuer comme ça ! On doit se battre !

— Se battre ? répète-t-elle avec un rire désabusé. Tu crois que personne n'y a pensé avant toi ? Certains ont essayé. Moi-même, il y a des années, j'ai voulu alerter les médias. Mais un soir, je suis rentrée chez moi et j'ai trouvé un colis sur ma table.

Elle marque une pause, et je sens mon estomac se nouer.

— C'était la main de mon frère. Avec un mot : "Reste en silence, ou la prochaine fois, ce sera lui tout entier."

Un cri de stupeur éclate dans la classe.

— Je suis désolée, chuchote-t-elle en essuyant ses joues. Je suis désolée, mais ici, on survit. C'est tout ce qu'on peut faire. Et toi, Collins... si tu veux qu'April ait une chance de s'en sortir, tu devras faire pareil.

Ses mots résonnent dans la salle comme un coup de tonnerre qui refuse de s'éteindre. Je reste immobile, pétrifiée, ma gorge se nouant à tel point que je n'arrive plus à respirer.

Mon cœur tambourine si fort que j'ai l'impression qu'il va exploser.

Une main se lève dans ma poitrine, invisible mais implacable, pour écraser tout l'air hors de mes poumons. Je suffoque. Je titube en arrière et m'agrippe au bord de ma table pour ne pas tomber.

— Non... Ce n'est pas possible... vous mentez... balbutié-je, mais ma voix n'est qu'un murmure brisé, presque inaudible.

Madame Hoffman ne répond rien. Elle me regarde, ses yeux rouges et gonflés, comme si elle portait le poids de toutes les horreurs du monde.

Mes jambes flanchent, et je m'effondre sur ma chaise, les mains crispées sur mes genoux. Autour de moi, personne ne bouge. Personne ne dit rien. Ils ont tous baissé la tête, comme s'ils voulaient disparaître, se fondre dans les murs de la salle de classe pour échapper à cette réalité implacable.

Mais moi, je ne peux pas m'échapper.

Le visage d'April me revient en mémoire, avec son sourire radieux et ses yeux pétillants. Je l'entends encore rire, cette fois où elle avait fait semblant d'être un mannequin célèbre devant notre miroir fendu. Ma gorge se serre davantage.

Elle est quelque part, je le sais. Peut-être enfermée. Peut-être enchaînée. Et je suis ici, impuissante.

— Ils m'ont tout pris... murmuré-je, plus pour moi-même que pour quiconque d'autre.

Un sanglot déchire ma poitrine, et je sens la colère monter à nouveau, brûlante, dévastatrice.

— Pourquoi moi ?! Pourquoi nous ?! crié-je, frappant le bois de ma table si fort que mes jointures blanchissent.

Mais aucune réponse ne vient. Juste le silence écrasant de mes camarades et les pleurs étouffés de Hoffman.

Puis, doucement, l'image de ma mère se dessine dans mon esprit. Sa silhouette frêle, ses cernes qui s'étendent chaque jour un peu plus. Je me souviens de son étreinte maladroite le soir où April a disparu, de ses mots tremblants : "On va avancer à deux désormais, Christale..."

Et je comprends.

Si je continue à lutter, si je refuse de me soumettre, ce ne sera pas seulement April que je perdrai. Ce sera ma mère aussi.

Je relève la tête, le regard vidé, les yeux noyés de larmes.

— Je comprends, dis-je d'une voix éteinte.

L'adulte fronce les sourcils.

— Christale...

— Je comprends, répété-je, les poings serrés. Je vais faire comme tout le monde. Me taire. Survivre. Pour elle.

— Tu n'as pas à porter tout ça seule, murmure Mélane, à côté de moi, sa voix brisée par l'émotion.

Je me tourne vers elle, les yeux rougis.

— Si, Mélane. C'est ma mère. Elle n'a plus que moi et je n'ai plus qu'elle.

Et là, quelque chose en moi se brise. Comme si une partie de mon âme s'était effondrée, un pan entier de mon être arraché, remplacé par un vide glacial.

Je baisse les yeux. Une lourde chape de silence retombe sur la classe, et je sais que rien ne sera jamais plus pareil.

Je suis morte à l'intérieur. Mais au moins, ma mère vivra.

C'est profondément égoïste de me concentrer sur ma propre souffrance alors que, dans ce lycée, nombreux sont ceux qui ont certainement déjà perdu des personnes qu'ils aiment. Des amis, des frères, des sœurs... peut-être même des parents. Des absences qui laissent des cicatrices indélébiles, des trous béants que rien ni personne ne peut combler.

Et pourtant, malgré cette réalité, je ne peux m'empêcher de pleurer sur mon sort. Les larmes coulent sans que je puisse les retenir, des torrents de douleur qui me brûlent la peau. Je m'en veux, mais c'est plus fort que moi.

April, elle, n'aurait jamais agi ainsi. Elle aurait relevé la tête, fière et digne, même au bord du précipice. Elle était comme ça, Apy. Toujours humble, toujours forte, même quand tout s'effondrait autour de nous. Elle ne s'attardait jamais sur nos problèmes. Elle préférait les ignorer, prétendre qu'ils n'existaient pas. Pas par faiblesse, mais parce qu'elle savait que s'y attarder ne changerait rien.

Sauf quand il s'agissait de moi.

Avec moi, elle faisait exception. Elle n'ignorait pas mes peurs, mes doutes, mes blessures. Elle les voyait, les comprenait, et elle était là, toujours, pour m'aider à les porter. April savait trouver les mots justes, même quand il n'y en avait pas. Elle savait apaiser mes tempêtes avec un simple sourire, une blague maladroite, ou ce regard qui semblait dire : "Tu n'es pas seule, Christale. Je suis là."

Mais maintenant, elle ne l'est plus.

Pourquoi... Pourquoi est-ce qu'ils ont pris la meilleure de nous deux ? Pourquoi elle, et pas moi ?

Pourquoi elle m'a poussé dans cette maison, me protégeant ?

Je serre les poings, les ongles s'enfonçant dans mes paumes jusqu'à ce que la douleur devienne insupportable. Une partie de moi veut hurler, crier à l'injustice de ce monde, mais une autre reste paralysée, figée par la culpabilité.

Parce que, même si je ne veux pas l'admettre, je connais la raison. Je le sais depuis toujours.

April brillait. Elle était tout ce que je ne suis pas : forte, courageuse, lumineuse. Elle portait en elle une force que je n'aurai jamais. Une force qui attirait les regards, les envies... et peut-être même les dangers.

Et moi, je reste là, faible, pitoyable, à pleurer son absence alors qu'elle, elle aurait su quoi faire. Elle aurait trouvé un moyen.

Mais il est trop tard, et je suis seule.


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