Pétikyra
PDV Ecclésia
Je me réveille en sursaut, transpercée par la lame onirique de Sélérat.
— Mauvais rêve ?
Mon cœur subit deux ratés. En sentant le souffle d'Alicante sur mon oreille, et en réalisant que je suis accrochée à son bras. Plus précisément soudée à son bras, allongée dans un petit lit situé au cœur d'une sorte de débarras. Une lampe suspendue au plafond éclaire la pièce exiguë et une multitude de balais, pelles, sacs en plastique et autres outils ménagers sont disposés sur des étagères ou éparpillés à même le sol.
— Vous vous êtes assoupie et n'avez pas pu vous résoudre à me lâcher, m'explique-t-il enfin. Mais ne vous en faites pas, Genesis s'est assuré de nous rendre visite toutes les deux minutes, afin de s'assurer que je vous traite correctement, ajoute-t-il, non sans sourire amèrement.
Je laisse retomber ma tête sur le matelas, ne sachant trop quoi penser de la situation. Le tas de nœuds qui me sert de cheveux s'abat en partie devant mes yeux, ce qui me contraint à le repousser d'un geste de la main. L'air tiède du pays, quant à lui, glisse sur la peau découverte de mes bras, de mes jambes, de mon cou et de mon visage : je suis toujours habillée de la même façon. Et lui aussi, si ce n'est que l'odeur du savon parfume sa peau humide. Alicante m'a simplement tenu compagnie, ici, à l'écart du groupe bruyant.
Il est étendu sur le dos, vêtu d'un tee-shirt et d'un jeans noirs. Ses ailes sont rétractées, à l'instar des miennes, et ses cheveux se mêlent à ses longs cils noirs. Dans la longueur, ses deux mètres condamnent ses pieds à dépasser du lit ; dans la largeur, sa corpulence athlétique privatise les trois quarts de la couche.
Ses yeux se font de plus en plus interrogateurs, tandis que je le dévisage, positivement étonnée.
Alors quoi ? C'est possible ? Le Prince Obscur serait capable de s'engager dans une relation à long terme ? Dans une vraie relation ? De tous les mythes que j'ai pu entendre, aucun n'a laissé entrevoir la possibilité qu'il en soit capable. Tuer, oui. Torturer, aussi. Inverser la tendance d'une guerre, oui. Mais... s'enticher, non. Jamais. Et encore moins d'une Lumineuse rejetée par ses pairs.
Comme s'il décryptait la teneur de mes pensées, Alicante fronce les sourcils. Ses prunelles teintées d'un habituel noir corbeau s'emplissent d'une colère sourde, qui le pousse à se contracter de toutes parts. Il récupère son bras, se lève et quitte la pièce. Sans un mot.
Je continue à fixer la porte entrouverte, à la fois déçue et satisfaite. Alicante fait preuve d'une ambivalence étourdissante. Un coup chaud, un coup froid ; tantôt assassin, tantôt bienveillant... Toutefois, quand on a grandi dans les ténèbres, difficile de forcer ses yeux à s'adapter à la lumière du jour. L'agressive et douloureuse, lumière du jour. Ne nous voilons pas la face, la solution de facilité, pour lui, comme pour tous les Obscurs, c'est de céder à l'appel du sang, des pulsions démoniaques. Au meurtre, à la souffrance, à la couardise ; or, ce que je lui impose requiert dépassement de soi et éprouvantes remises en question.
C'est de son identité, qu'il s'agit. De son image, de son rôle de fils, de Prince, de futur souverain.
Je n'ai pas le droit de lui en vouloir. Même si cela me coûte.
Alors, je pose à mon tour mes pieds au sol, gonflée d'espoirs, avant de partir à la recherche d'une salle de bain. Ou, en tout cas, d'un espace intime, doté d'eau, de savon, de dentifrice et de serviettes de bain.
C'est au fond du couloir que je trouve mon bonheur. Une cabine de douche étroite, mais parée de tout ce dont mon corps à besoin, y compris d'un shampoing. Une fois propre, je démêle mes cheveux à l'aide de mes doigts, tout en regagnant la salle commune.
Le cadre me frappe.
Les humains jugés « fous » sont toujours prostrés dans leur coin, occupés à gesticuler, à brailler des mots incompréhensibles, à s'émerveiller sur tout et n'importe quoi et à prendre la mouche pour un rien. Leur inadaptation éveille ma Tristesse. Je n'ai pas pu les guérir.
Lorsqu'Armorie et moi nous sommes retrouvées à l'intérieur du restaurant, une partie des Humains s'est agrippée à moi. Ceux-là pleuraient et me priaient de bien vouloir les délivrer du Mal. D'autres souhaitaient me rouer de coups, m'exécuter, avant que la déesse ne joue les remparts et qu'Evan intervienne. Le seul Homme armé du groupe. Bien heureusement pour moi, celui-ci avait foi en moi.
Un déclic s'est opéré. Si je ne pouvais régler la situation à l'échelle planétaire, en l'absence de récipient d'âmes, il m'est tout de même possible d'agir à échelle réduite. Comme dans le cas de cette assemblée... En souvenir de mes habitudes Lumineuses, j'ai laissé l'Amour m'envahir et ai senti la Lumière parcourir mes veines, puis jaillir sous forme d'étincelles du bout de mes doigts. Ils m'ont contemplé avec ravissement, tandis que je les bombardais de Lumière salvatrice. Alors, leur équilibre fut rétabli. Ils étaient de nouveau neutres. Des êtres ni bons ni méchants, ni Obscurs ni Lumineux : Des Humains.
Mais cet acte instinctif n'a pas guéri les fous. Evan m'a expliqué qu'ils ont tous été traumatisés par les événements. Au point d'en perdre la tête. Toute cette boucherie fut bien trop pénible à encaisser, si bien que la folie s'engouffra dans les brèches de leurs défenses et grignota leur raison. Ils sont désormais étroitement surveillés par un groupe d'hommes entraînés, afin d'éviter qu'ils n'en viennent à blesser un enfant ou à se mutiler eux-mêmes.
Une souffrance supplémentaire.
Et comme si cela ne suffisait pas, une énigme d'envergure s'additionne à mes maux : quel est le but d'Armorie ? Je connais le mien, je sais que je ferai tout ce sera en mon pouvoir pour éviter que l'Épée reconstituée ne gagne les mains perfides du Roi, si ce n'est au moment de retirer la lame de ses entrailles. Seulement, qu'en est-il du sien ? Qu'est-ce qui a bien pu la convaincre de prendre part à cette quête insensée ?
Mes yeux se posent inconsciemment sur elle, qui est attablée avec Genesis, Icanée et une vieille Humaine.
Quand m'en parlera-t-elle ? Projette-t-elle seulement de m'expliquer l'objectif de sa manœuvre ? M'aidera-t-elle à rejoindre le Palais Lumineux, afin de récupérer ma coupe remplie d'âmes et rétablir les choses à la normale, sur Terre ?
Mes pairs. La Palais Lumineux...
— Qu'y a-t-il ?
Je sursaute, prise en flagrant délit de panique. Alicante, qui vient pourtant de prendre ses distances, hausse un sourcil inquisiteur, ambivalent jusqu'au bout des ongles. Malgré mon désarroi, une partie de moi se réjouit de la lutte qu'il livre avec et contre lui-même.
Son allié comme son ennemi.
— Je suis Lumineuse, rappelé-je en m'approchant de lui, au point que nos corps se touchent.
Je fais courir mes doigts sur les bords de sa ceinture.
Son parfum atypique m'enivre, et ce contact physique m'apaise. Alicante ne s'en dégage pas, ne semble même pas l'avoir remarqué, tant il s'applique à boire mes paroles. À moins qu'il considère ce genre d'initiative comme normal.
Naturel.
Je relève encore la tête afin de pouvoir le regarder dans les yeux.
— Traitée en paria Là-Haut, exclue du Palais Obscure pour des raisons... évidentes. Où vivrai-je, ensuite ? La Terre de Paix resterait la meilleure solution, si elle n'était pas quotidiennement ratissée par votre père. Et puis, il y a vous, vous qui ne tirerez pas de trait sur votre titre, votre peuple, sur cette sœur et ce géniteur fêlés que vous osez encore appeler votre famille.
Ses muscles se contractent. Il détourne le regard, lèvres pincées.
— Vous rendez-vous compte que votre Père et moi ne pourrons jamais cohabiter dans votre vie ? Avez-vous conscience...
— Non, me coupe-t-il sèchement en posant un index intraitable sur mes lèvres. Ne le dites pas.
... de devoir faire un choix. Que c'est lui ou moi ?
— Ignorer le déluge ne l'arrêtera pas. Que vous ayez les yeux ouverts ou fermés, il vous emportera dans sa course.
Les arêtes de ses mâchoires s'exacerbent sous sa peau hâlée et piquetée de courts poils bruns. Je fais glisser l'une de mes mains sur son biceps, aussi dur qu'un pavé de béton.
— Laissez-lui le temps d'approcher, grogne-t-il.
— Ce temps, c'est celui que vous mettrez pour reconstituer l'Epée Originelle, Alicante.
Un temps qui risque d'être un peu plus long que ce que vous imaginiez...
L'expression de son exaspération gagne les quelques gestes dont il se sert pour ponctuer sa colère. Des mouvements brusques, tremblotants, presque violents.
— Eh bien, il nous manque encore deux fragments, si je ne m'abuse.
— Mais ne serait-ce pas la plus grande déesse de tous les temps que je vois ici ? s'enquiert Evan, qui brise notre joute visuelle.
Je lâche Alicante pour le dévisager.
Dix-huit ans, la peau bronzée, dreadlocks et lunettes de soleil sur le nez. En plus d'être dotée d'une personnalité aussi nonchalante que celle de son style vestimentaire, Evan est un Humain agréable, dont la jeunesse et la bonne humeur communicative inspirent systématiquement le sourire.
— Evan ! Tu tombes bien, je m'exclame en posant une main sur l'une de ses épaules. Je te présente Alicante.
— Son Altesse Alicante, me reprend l'intéressé, avant de jeter un œil condescendant sur l'Humain. Prince Obscur, fils du Diable et accessoirement la cause du meurtre de masse de la plupart de vos ancêtres. Mais je pense que tu le savais déjà... Humain, ajoute-t-il, dédaigneux.
En temps normal, l'Humanité a autant d'importance à ses yeux qu'un tas de cloportes infestés, alors, s'il est en plus de cela énervé, Evan a mal choisi son moment pour l'aborder...
— Enchanté, déclare-t-il, sans se démonter, tout en tendant une main polie, qu'Alicante ne daigne pas même regarder. Vous devez faire erreur, monsieur le fils du Diable, arrière arrière arrière arrière papy était bel et bien en vie. Sinon, je serai pas là.
— Je ne te vouvoyais pas.
Le claquement d'un fouet aurait autant agressé mes tympans, tant la sécheresse de son ton est prégnante.
Evan abaisse enfin son bras.
— Ah, je vois ! C'était un petit effet dramatique, hein ? Vous englobez l'Humanité dans le "vos" pour accentuer la perception de votre cruauté ! C'est clairement louable, ça claque plus comme ça, approuve-t-il en hochant la tête, conquis par la froideur polaire du futur souverain.
Alicante le foudroie du regard, dans l'optique d'annihiler l'indéfectible bonhomie de son visage. Et cela fonctionne. Il a l'air d'un type qui se demande comment torturer sa proie, sans lui faire perdre conscience, avant de lui arracher la peau et de la dévorer vivante.
Evan perd son sourire en une fraction de seconde.
Je me racle la gorge, brisant l'emprise malsaine qu'entretient le Prince sur le malheureux.
— Donc je disais, voici Alicante.
— Son Altesse pour les faux-culs, complète l'Humain, d'un ton toutefois chevrotant.
— C'est tout à fait cela. Pourrais-tu lui expliquer la situation ?
L'homme esquisse un grand sourire à l'intention du dieu, dont les oreilles laisseraient presque échapper un épais nuage de fumée noire.
— Grâce à l'intervention de la sublime demoiselle que voilà, ce petit groupe est de nouveau sur les rails. Bon, il faut tout de même préciser qu'avant son intervention, nous étions un peu moins « j'aère-ton-bide-à-coups-de-tronçonneuse » que les messieurs du dehors, hein. On les appelle d'ailleurs les Jacks, précise Evan en baissant le ton. Vous... enfin, vous comprenez la référence ou y'a besoin d'un topo ?
Il nous détaille tour à tour puis lâche un rire bref.
— Hé ho, Jack l'éventreur ! Y'a pas de reportages télévisés là-haut ? Ou... sous terre.
— Il y a moins de guignols en tout cas, crache Alicante.
J'esquisse un sourire encourageant.
— Bref, je suis le bras droit de Viviane. C'est pour cette raison que j'ai hérité de ce petit bijou, dit-il en brandissant le fusil de chasse au-dessus de sa tête. Elle est partie rallier quelques Jacks à notre cause. Comment est-ce possible ? me direz-vous. Eh bien, on s'est récemment rendu compte qu'en les confrontant à la solidarité humaine, ils devenaient un peu plus zen. Et puis, comme la Déesse est des nôtres, nous allons pouvoir libérer le village de la racaille fissa ! Concernant le fragment dont notre protectrice m'a secrètement parlé, dit-il en chuchotant. Comme je l'ai déjà dit à notre Déesse Ecclésia, c'est Viviane qui sait tout. En tant que maire, elle est obligée de connaître certains faits divers et, en particulier, le transfert d'un objet historique dans une autre ville.
Il se racle la gorge et réajuste sa cravate fictive.
— Des questions ?
— Qu'est-ce qu'un maire ? demande Alicante, non sans dissimuler son agacement.
— Quelqu'un qui dirige une ville, réponds-je.
— Préviens-moi lorsque cette Viviane rentrera, lui ordonne-t-il.
Evan s'esclaffe, comme s'il s'agissait d'une plaisanterie à laquelle nous aurions dû être conviés.
— Vous le remarquerez, fils du Diable. Viviane... c'est un avion de chasse ! Ça fait d'ailleurs un moment que je suis sur le coup... avoue-t-il avec des étoiles dans les yeux.
— Avion ? s'étonne Alicante.
— Ce sont des machines qui permettent aux Humains de se déplacer dans les airs, lui expliqué-je. Très pratique.
— Oh. J'oubliais que ces bêtes-là ne volent pas, commente-t-il sans gêne.
— Et c'est bien dommage... confirme Evan. Ma Déesse ? Pourriez-vous me rendre un service ?
— Je t'écoute.
— En fait, j'ai besoin de m'entraîner à draguer Viviane. J'ai pas mal de phrases en stock, mais, voilà, il faudrait que je teste leur efficacité.
— Je ne suis pas contre l'idée de t'aider, mais vu qu'on ne me courtise que très rarement, je manque d'expérience sur le sujet, avoué-je en jetant un coup d'œil significatif à Alicante.
— Ah oui ? Ça ne fait rien, vous n'avez qu'à me prévenir lorsque vous vous sentirez chavirer, histoire que j'essaie de canaliser mon charme. Il serait dommage que vous tombiez malencontreusement amoureuse de moi, ajoute-t-il en souriant.
S'il feignait le désintérêt quant à cet échange provocateur, cette fois, les poings d'Alicante se ramassent en blocs compacts.
— Vas-y, m'esclaffé-je.
Il roule des épaules, comme s'il se préparait à pratiquer un sport de haut niveau, prend une profonde inspiration...
Des coups de feu retentissent. Evan et moi sursautons d'un commun accord, nous retournons pour suivre des yeux le flot d'Humains qui accourt à la fenêtre. Plusieurs gémissements s'ensuivent, rapidement ponctués par le souffle de spectateurs ébahis.
Evan a vite fait de se scotcher à la vitre, la bouche ouverte et les yeux brillants d'admiration. Alicante et moi échangeons un bref regard avant de nous décider à rejoindre l'attroupement.
Une vague de murmures attise pour de bon ma curiosité. Mes pas ne tardent pas à gagner en largeur, à l'instar de ceux du Prince, jusqu'à ce que nos yeux captent le spectacle saisissant.
Au beau milieu de l'intersection jonchée de corps neutralisés, une jeune femme livre bataille à une dizaine d'hommes armés. Leur dégaine négligée s'apparente en tout point à celle des individus qui m'ont attaquée. Nul doute, nous avons de nouveau affaire aux Jacks. De la crasse, des vêtements troués, des cascades de barbes frisées... Ce ne sont toutefois pas ces détails physiques qui m'obligent à écarquiller les yeux, mais l'attitude de la combattante.
Ses gestes sont puissants, précis, efficaces. Lorsqu'elle n'esquive les balles, ses mains se ramassent en poings implacables. Chaque saut, chaque roulade et esquive maîtrisé anime sa chevelure éblouissante. Blanche, parfaitement blanche. Sur le moment, je me demande si la guerrière qui s'efforce d'assommer ses adversaires à mains nues, n'a pas été créée dans le seul but d'émerveiller les foules.
Il ne s'agit pas là d'un combat, mais d'une danse endiablée. J'en aurais été convaincue, si ses partenaires ne finissaient pas inéluctablement à ses pieds, les uns après les autres, inconscients.
Paupières plissées, je m'efforce d'associer un visage à l'élégante tornade qui tourbillonne sous nos yeux. Cependant, ses cheveux me l'empêchent. Ceux-là même qui donnent l'illusion de s'effriter en fumée argentée, au contact des doux rayons du soleil. Longs, droits comme des baguettes, ils épousent les moulures de sa poitrine chaque fois qu'ils s'y posent.
La noirceur de sa robe sublime la pâleur de sa peau, ainsi que l'éclat éblouissant de sa chevelure. Le vêtement épouse les courbes de son corps avec la précision d'une seconde peau, si bien qu'il finit par craquer sur toute la longueur de sa cuisse droite.
Des hommes se mettent à suffoquer.
Littéralement.
— Nous devons la seconder ! m'écrié-je en prenant déjà la direction de la sortie.
— Oh non, ma Déesse ! intervient Evan, qui ne quitte pas la femme des yeux. Viviane déteste qu'on perturbe ses combats !
J'hausse un sourcil, avant de poursuivre mon observation.
Cinq hommes sont au sol, étourdis ; les autres ont tous été désarmés. Je me surprends à me tordre le cou au moment où deux spectateurs se postent devant moi. Mes yeux semblent comme aimantés à elle. Comme aspirés.
— C'est incroyable ! soufflé-je à l'attention d'Alicante. Voyez-vous...
Je m'interromps, sourcils froncés. Alicante n'est plus là. Ni à ma droite, ni à ma gauche. Je balaie le troupeau du regard, sur la pointe des pieds, et le trouve en retrait. Il se tient debout, adossé au mur, les bras croisés, occupé à fixer la scène déroutante, hypnotisé. Je pivote sur moi-même et ne tarde pas à découvrir cette même lueur d'admiration, presque pathologique, nichée dans les yeux de chacun. Cette femme est captivante. Plus que cela : envoûtante.
Genesis s'est approché d'Alicante, accompagné de sa petite sœur.
À ma grande surprise, le Prince se désintéresse du show pour lui adresser un coup d'œil effaré. Puis, à ma grande surprise, les dieux engagent une discussion. Mais ce qui m'interroge le plus est le comportement de Genesis. La divinité paraît proprement sidérée. Ses doigts tremblent, son visage a perdu des couleurs. Le Soigneur s'incline néanmoins un tantinet pour lui répondre à voix basse.
Les rivalités disparaissent, au profit d'un étonnement mutuel.
Pour une fois qu'ils tombent d'accord sur quelque chose, il faut que ce soit à propos de... comment l'a-t-on surnommée, déjà ? Ah oui, l'avion de chasse.
Ils mettent un terme à l'échange pour observer l'origine de cet étonnant civisme. Aux premières loges de leurs réactions, je ne manque pas le sourire qu'esquissent les délicieuses lèvres d'Alicante.
Transpercée par un petit pic de jalousie – petit, mais pas moins douloureux –, c'est bien moins enjouée que je reprends ma contemplation. La robe de Viviane souligne sa silhouette inimitable ; d'une perfection douloureuse, pour être exacte. La découpe dévoile une épaule, tout le côté d'un sein généreux, ainsi que la plupart de ses flancs. De larges échancrures zèbrent la fine laine de l'accoutrement.
Surexcités, les hommes n'hésitent pas à jouer des coudes dans l'espoir de s'offrir une place de choix, d'autres chuchotent des mots salaces à leurs voisins. Alicante, lui, articule quelque chose qui ressemble à « Kyra ».
Genesis pince ses lèvres, l'air lugubre. Ses bras tremblent encore, mais moins. Son teint pâlit encore, mais moins. Il semble progressivement reprendre le contrôle de ses émotions. Et bien qu'il paraisse antipathique, de prime abord, on aurait dit qu'un combat intérieur ravage ses fondations. Haine et attraction. Violente, phénoménale. Ses yeux hurlent leur émerveillement, trahissent une passion plus disproportionnée encore que celles des autres mâles. Pourtant, son corps prétend tout le contraire.
Je prends le parti de m'approcher, feignant de m'intéresser à l'extérieur.
— Elle prend son pied, murmure Genesis, d'un ton faussement détaché.
— Je te parie ma prochaine portion de viande que ces deux-là se mettront au garde-à-vous dans les dix secondes, se risque Alicante, en pointant d'un doigt nonchalant les Jacks restants.
— Tu ne te mouilles pas trop.
— Cinq, rectifie le Prince, beau joueur. Je parie cinq secondes.
— Pas question, je mangerais un bœuf entier, si j'en avais l'occasion, s'esquive Genesis sans cesser de fixer Viviane.
Je me surprends, bien honteusement, à observer l'entrejambe des rescapés. Pourtant camouflée par un jean usé, deux secondes plus tard, les voilà tendues comme des arcs.
Alicante dissimule un sourire derrière son poing.
Les derniers adversaires de Viviane affichent un air perdu. Confus, désappointés. Un peu comme s'ils ne se rappelaient plus leurs identités, n'avaient plus aucun but dans la vie, si ce n'est celui de dévorer la femme du regard, avec la passion d'incubes affamés.
Viviane se plante devant eux, et soudain, ils se détendent. Sans arme pour les y contraindre. De là où nous nous trouvons, seul son dos est à portée de vue.
— Mate-moi ce boule, chuchote Evan à l'un de ses confrères.
... Ou son postérieur.
Elle lève un index pour leur ordonner d'approcher. Ils s'exécutent, se retournent lorsqu'elle esquisse un cercle aérien, puis se laissent menotter, dociles.
Et... excités comme des taureaux.
— Qui est-ce ? demandé-je aux Obscurs.
Alicante lève brièvement la main, paume tournée vers l'extérieur, en signe de salutation. Le nouveau sourire qui en découle m'informe que le geste lui a été rendu.
Le temps que je reporte mon attention sur cette maudite femme, la silhouette chimérique de Viviane disparaît derrière le pilier du porche.
— Pétikyra, répond le soigneur.
Il dissimule très mal sa grimace.
Pétikyra, pas Viviane.
— Son nom ne me dit rien. D'où la connaissez-vous ?
Au moment où Alicante daigne se rappeler de mon existence, la prise d'Armorie sur mon bras m'oblige à me retourner :
— Ecclésia, où étais-tu passée ? s'enquiert-elle, en encerclant mon visage de ses mains.
Dans mon dos, la porte s'ouvre. Les Hommes se précipitent à l'entrée, mais je lutte pour ne pas assouvir ma curiosité vis-à-vis de Pétytruc.
— J'ai dormi un moment. Écoute, Armorie, il faut que l'on parle.
Ma mère me sonde du regard, avant de hocher la tête. J'attrape sa main, l'entraîne dans le fond du restaurant, ouvre la porte du cagibi où Alicante et moi étions un peu plus tôt allongés, et la referme.
— Que se passe-t-il, mon ange ?
— Que t'a-t-il dit ?
— De qui parles-tu ?
— D'Alicante. Qu'a-t-il bien pu te dire pour réussir à te soutirer des informations concernant le positionnement du fragment ? Je suis désolée de te demander cela aussi directement, alors que tu tentes manifestement de me le cacher, mais je n'ai pas le choix.
Ses lèvres s'entrouvrent, trahissant sa surprise.
— J'ai besoin de savoir pourquoi tu aides le Prince Obscur à reconstituer l'épée qu'il transmettra à son père. Je pense que tu n'as pas besoin de moi pour te rappeler que cette arme est extrêmement puissante et qu'elle permettrait à Sélérat d'anéantir les Lumineux en un claquement de doigts.
Armorie déglutit. Moi qui pensais qu'elle tomberait à genoux sous l'effet de la révélation, que les larmes dévaleraient son visage, à mesure qu'elle se rendrait compte de la gravité de son erreur, il n'en est rien. Elle déglutit, tout simplement.
Cela ne signifie qu'une chose : Alicante l'a mise au courant.
— Que projettes-tu de faire, Armorie ?
Un silence s'éternise, durant lequel nous nous jaugeons. Son désarroi laisse place à un brusque pic de détermination, qui illumine davantage ses yeux blancs.
— Et toi, que comptes-tu faire ?
J'arque un sourcil, médusée par sa méfiance. Remarquant mon incompréhension, la Déesse de la Tolérance englobe mes mains aux creux des siennes, à l'aide d'une douceur toute maternelle.
— Je te demande de me faire confiance, Ecclésia.
— Promets-moi de ne pas nous conduire à sa perte, Alicante ne doit pas y laisser la vie. C'est à son père, de nous quitter.
Elle esquisse un sourire énigmatique, toutefois teinté de Tristesse.
— Je te le promets.
— J'essaie de le raisonner, lui avoué-je. J'espère le convaincre de garder l'Épée pour lui, en guise de trophée, pour avoir l'ascendant sur son père. Ensuite, une fois l'arme au Palais Obscur, je compte me débrouiller pour tuer le Roi.
Les doigts d'Armorie tressaillent contre mes paumes. La tension reflétée par son corps en dit long sur la teneur de ses pensées. Mais alors que je m'attendais à un sermon en bonne et due forme, Armorie se contente d'inspirer, de fermer les paupières, et d'accéder à un état de détente suffisamment prononcé pour décrisper ses mains gelées. Elle finit par hocher la tête, la nuque raide.
— Tu es ambitieuse, mon ange. Mais ne crains-tu pas que Sélérat mette la main sur cette Épée, une fois que vous serez rentrés avec ?
— Je l'aurai tué avant. Et, autre chose : L'Épée ne doit pas non plus se retrouver entre les mains des Lumineux, ils pourraient être tentés de détruire le peuple Obscur. Ce qui comprend Alicante, et des quelques êtres auxquels je tiens.
— C'est à ton tour, de me faire une promesse, murmure-t-elle avec des trémolos dans la voix. N'oublie jamais que tu es dans mon cœur et que tout ce que je serai amenée à faire sera simplement et uniquement destiné à servir ceux que j'aime.
Je fronce les sourcils.
Armorie a toujours tout dramatisé. Lorsqu'il lui arrivait de me cacher quelque chose, pour mon bien, le regret la tenaillait chaque seconde, si bien qu'elle finissait par tout m'avouer le lendemain. La dernière fois que ce genre de situation est arrivée, j'étais une adolescente incomprise et Armorie s'était mise en tête de moraliser une énième bande de déesses moqueuses. Elle y était allée sans me consulter, alors qu'elle savait qu'à cette époque, je détestais qu'un adulte prenne ma défense. Ce n'était pas mature et cela donnait une nouvelle raison à mes comparses de me dénigrer.
Elle avait prononcé ces mêmes mots, la veille. Le lendemain, elle m'avouait son "crime" en s'excusant. Elle m'avait promis qu'elle ferait n'importe quoi pour ceux qu'elle aimait, même si, pour ce faire, il fallait parfois les décevoir.
— Je te le promets, maman.
***
Bon bah, pour changer... je suis désolée pour le retard 😥
Franchement, ça me fait hyper plaisir de savoir que vous lisez cette note, parce que ça signifie que vous continuez quand même à me lire, donc c'est top ! Vous gérez ! Sachez quand même que je n'oublie jamais cette histoire et que je culpabilise chaque w-e en me rendant compte que je ne pourrai rien poster, encore une fois...
A la prochaine ! ❤
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