Monstrueusement aimante
PDV ALICANTE
Palais Obscur, salle de restauration royale
— Assieds-toi.
Il ne fallait jamais, ô grand jamais, contredire les directives de Père. Il avait toujours raison. C'est pourquoi je ne me fis pas prier pour tirer l'une des grandes chaises de la table d'honneur, avant de retenir une grimace. Les plaies de mon dos n'étaient pas encore guéries et le fouet rougeoyant qu'il avait négligemment posé sur la table portait encore les traces de ma désobéissance.
Il s'adossa à sa chaise. Ses grandes mains, noircies par les flammes qu'il avait invoquées pour chauffer le fer du fouet, se replièrent majestueusement sur les accoudoirs. Un jour, j'allais égaler sa prestance.
La salle était bien heureusement vide, personne n'allait être témoin de nos explications.
— Je ne suis pas bon, Père, mon épée a tranché les têtes de trois innocents ce matin même, me défendis-je en domptant les trémolos de ma voix.
J'étais un adolescent qui n'avait pas le niveau de combat ni le mental requis pour monter sur le trône. Je savais néanmoins qu'il fallait que je parle le premier. Un dieu de l'Obscurité n'attend pas qu'on le brime pour s'exprimer, il ne dégaine jamais le bouclier avant d'avoir brandi le glaive.
Il se doit d'être courageux.
Un courage qui m'avait poussé à me rebeller contre ma séquestration. J'avais dit non. Un non empreint de rage et d'amertume. Mon bras avait rejeté le fouet enflammé qui menaçait de me taillader pour la énième fois, sans qu'aucun signe de douleur ne me trahisse. Père avait brièvement souri avant de brûler mes liens. Je fus digne de rejoindre le grand public.
Ses yeux noirs, incrustés dans son visage impénétrable, me fixaient sans discontinuer depuis que nous nous étions assis. La seule lueur d'un filet de lave endurcissait son image. Il avait laissé ses cheveux de jais dévaler ses larges épaules.
Père inspira plus profondément, j'eus comme l'impression que mon assurance se désintégra. J'étais une nouvelle fois terrifié.
— Pourquoi un Soigneur a-t-il été gracié par tes soins ?
Je déglutis, jetai un coup d'œil au fouet qui dégouttait encore. Lorsqu'il le perçut, un rictus déforma ses traits.
— Je le sais, le devancé-je. Un Obscur ne doit jamais craindre ni perdre le contrôle de ses émotions. Il doit être maître de son corps. Cela ne se reproduira plus.
Il sembla se détendre.
— Tu sais ce qu'il adviendra, dans le cas contraire, se contenta-t-il d'avancer.
— Oui, Père.
J'évinçai mentalement mes craintes en expirant longuement puis le fixai avec une détermination nouvelle. Un Obscur assume ses actes.
— J'ai en effet gracié un Soigneur.
— Pour quelle raison ?
— Il s'agit du père de Kyra.
Ses yeux se lièrent férocement aux miens. Il n'avait plus besoin d'en venir aux mains pour me malmener, ses prunelles suffisaient.
— Tu es attaché à Kyra.
— Elle est ma meilleure alliée.
— Là n'est pas une question d'alliance, mais d'amitié.
Il cracha le dernier mot avec un dédain tel qu'il se répercuta sous forme de frissons sur ma nuque. Je fis mon possible pour le dissimuler. Mon corps ne devait en aucun cas être le reflet de mes émotions.
— Qu'ai-je dit à ce propos, Alicante ? reprit-il d'une voix trop calme pour ne pas trahir une rage disproportionnée.
— L'attachement est le bras droit de la Lumière, l'Amitié est son ambassadrice et l'Amour son souverain.
— Bien, très bien, et qu'inflige-t-on à la Lumière ?
— Les pires sévices qui soient.
— Tu as décidément l'intelligence de ton père, fils, mais peut-être aurais-tu dû hériter de plus...
J'adoptai des traits plus durs, plus virils, plus forts, car je savais qu'il comptait me punir une seconde fois. Il fallait que tout ceci rentre une bonne fois pour toutes dans mon crâne : on ne vient pas en aide aux autres, on les enfonce, on les torture, on les tue, mais jamais on ne les soutient. Kyra ou pas.
Je ne comprenais pas encore les raisons de mon dysfonctionnement.
Les autres le faisaient naturellement, pourquoi Diable devais-je passer par là pour être enfin digne du Palais ?
Sa main glissa jusqu'au manche du fouet trempé, s'arrêta à quelques millimètres de l'arme. Les cales de ses doigts dessinèrent des ombres bosselées, qui dansaient sur le bois de la table au rythme des remous de la lave qui suintait sur les murs. Il ne sembla pas s'en préoccuper, entièrement focalisé sur l'objet de torture. Il le fixa un instant, m'adressa un coup d'œil puis se renfonça dans son siège. Père m'analysa avec minutie.
— Bonne maîtrise. Tu fais des progrès.
Je lui adressai un signe de tête revêche. On ne remerciait pas, on confirmait. Bon nombre d'heures de torture m'avaient été prescrites afin que cette pensée devienne automatique.
Son travail commençait à porter ses fruits.
— Je vais te montrer ce qu'un véritable maître de l'Obscurité devrait faire, dans cette situation, me promit-il de sa voix trop grave et trop percutante pour ne pas éveiller la crainte. Je tuerai le père de Kyra devant ses yeux et épouserai sa mère, qui se pliera en quatre pour assouvir mes volontés les plus viles, malsaines et avilissantes. Et sais-tu ce qu'elle ressentira, sa mère, Alicante ? De la reconnaissance. Tout sujet rêvera de prendre sa place afin de me fréquenter, moi, leur icône, le Mal personnifié. Tu deviendras comme moi, fils, ou tu périras à cause d'elle.
Il se pencha sur la table jusqu'à ce que nos visages soient au même niveau.
— N'oublie jamais, Alicante, que ce que tu subis est entièrement sa faute. Ta mère est responsable de tes faiblesses. Mais je te guérirai.
Et je ne l'ai pas oublié.
Retour au présent. Terre, ville Française
Je rassemble les miettes de raison qu'il me reste pour envoyer un message télépathique à Ecclésia, avant de laisser tomber le téléphone sur le bitume. Pour quelle raison ? Aucune idée. Il faut croire que je n'ai désormais d'yeux que pour la déesse atypique. Peut-être aurait-elle trouvé les bons mots pour amortir la chute ?
Le groupe n'a cessé de faire le va-et-vient entre Armorie et moi dans un silence horripilant. Au fur à mesure qu'ils comparent nos traits, nos mimiques, l'expression de leurs visages se tord en un masque d'hébétude.
Le rire de Mordret fuse. Perçant, moqueur, éraillé, il parcourt l'ensemble des corps engourdis, renforçant l'effet anesthésiant du choc de la révélation.
— Tu es décidément maudit ! s'esclaffe-t-elle.
Un mouvement me prend de court, occultant temporairement ma rage. Il s'ensuit un flux d'air inattendu qui gifle mon visage et illumine la ruelle.
Mordret esquive le jet de Lumière d'Armorie in extremis. L'attaque poursuit sa course dans un bâtiment, qui s'affaisse et explose en lambeaux. La main de la responsable fume si ardemment qu'une odeur de cendre plane dans les airs.
Interdite, ma belle-mère sombre dans la déraison. Hésitant entre amusement et neutralité, son expression partagée en dit long sur son niveau de peur.
Une salve de boules de Lumière jaillit des paumes d'Armorie. Mordret s'appuie sur la vélocité des Obscurs pour les éviter, concentrée, puis contre-attaque.
J'aurais pu paraître subjugué par la façon dont la Lumineuse pare ses coups, se déplace avec intelligence et agilité, exploite les faiblesses de son adversaire, bondit sur le bitume avec élégance... Mais tout n'est plus que vide.
La génitrice fautive se tient devant moi. L'étincelle, l'origine, la cause, la responsable... Le « monstre immoral », pour reprendre ses termes.
J'avance à pas mécaniques sur la zone de combat. Kyra, le chien et Evan restent aussi figés qu'un trio pétrifié tandis que les ennemies s'entrechoquent, se fuient, se lassent et se délassent sur fond et sonorités suggestives. Grognement, gémissement, hurlement, tintement... il me suffit d'un coup d'œil pour comprendre que Mordret a invoqué son sabre.
Les duellistes marquent une pause, essoufflées, pour s'affronter du regard. L'une armée, l'autre parée de ses poings incandescents.
En sueur, Mordret adopte une position défensive qui rend compte de sa nette infériorité. Armorie irradie de toutes parts. Aucun autre dieu n'est convié à l'affrontement, seulement, incapable de réfléchir avec efficacité, je me laisse guider par mes pulsions et place la lame de mon épée contre la gorge de la Lumineuse, coupant net son élan.
Comment peut-elle avoir le cran de revendiquer notre lien de parenté ? De me côtoyer, après ce que j'ai dû endurer par sa faute ?
Si Mordret constitue l'un des points noirs de mon existence, la monstruosité qui me sert de mère en est le trou noir.
Pourquoi a-t-elle fréquenté le Roi Obscur ? Pourquoi a-t-elle choisi de mener sa grossesse à terme ? Pourquoi a-t-elle consenti à enfanter une créature qui n'aurait de toute évidence jamais pu trouver sa place en Terres divines, coincée entre deux camps mortellement opposés ?
C'était gravé dans mon génome, estampillé sur mon cœur : partiellement Obscur, partiellement Lu..., m'interromps-je, incapable de compléter.
J'ai l'impression d'avoir figé le temps. Plus personne ne bouge, plus aucun bruit ne retentit – hormis celui de ma déglutition. Le conduit de ma gorge est si serré, que je peine à respirer.
La moindre des choses, c'était de prendre la peine d'expliquer à ce fils bâtard à quel point il en baverait. C'était d'écouter cette chose que l'on nomme « instinct maternel » qui aurait dû lui hurler à tue-tête qu'une créature à demi-Lumineuse subirait la torture perpétuelle de la moitié de lui-même en contrée Obscure.
Les Obscurs eux-mêmes ne délaissent pas leurs progénitures.
Quel être vivant le ferait, si ce n'est un monstre de la pire espèce ?
Armorie s'arrête juste à temps pour ne pas se trancher la gorge sur ma lame, bien qu'un filet de sang clair dévale son cou. Ses grands yeux lumineux papillonnent jusqu'à mon visage, retrouvant une expression plus posée.
— Alicante, chuchote-t-elle.
Que serais-je devenu, si elle était restée ? me questionné-je malgré moi, le souffle court. J'aurais saisi ma différence, et plus encore : mes limites. Elle m'aurait donné l'opportunité de comprendre. Comprendre que ce n'était pas moi, le problème.
Les mots se vomissent seuls :
— Tu m'as abandonné.
Le bras qui soutient ma mythique épée, celle que Mordret a forgé pour que je mette fin à mes jours, se contracte davantage, dur comme l'acier.
Elle déglutit à son tour. Un Lumineux comporte un seuil de douleur plus faible que celui d'un Obscur, pourtant, Armorie n'en laisse rien paraître.
— Je n'avais pas le choix.
Sa peau réabsorbe sa Lumière.
— Tu n'avais pas le choix ? répété-je, ahuri.
Elle secoue lentement la tête. Bien que peu profonde, sa blessure s'aggrave. Là encore, la douleur physique est engloutie par un "quelque chose" qui se reflète directement dans ses yeux.
— Mais moi non plus, je n'ai pas eu le choix ! m'époumoné-je si fort que nos spectateurs tressaillent.
Ma gorge s'embrase.
Je soulève mon tee-shirt afin de lui révéler les séquelles de mon enfance.
Sa surprise s'accompagne d'un sursaut.
— Admire ton œuvre. Le fouet, les brûlures, les coupures, les coups, l'ombre perpétuelle de la mort, tu es responsable des efforts que Père a dû fournir pour faire de moi son digne descendant ! m'emporté-je crescendo. Le Roi Obscur a pris la peine de m'offrir un foyer, quand toi, Déesse de la Tolérance, tu as plié bagage sans jamais te retourner ! C'est toi, le monstre ! hurlé-je à m'en briser la voix.
— Alicante... sanglote-t-elle.
— Non, la coupé-je rudement, en tentant de réfréner la remontée d'indices qui auraient dû m'alerter.
En vain.
La bizarrerie de ce que je pensais être notre première rencontre, son intérêt, ses larmes, ses attentions, l'absence de répulsion, son respect, sa connaissance exacte de mon âge... j'étais pourtant à mille lieues de m'en douter. Ecclésia savait-elle ?
Je rabats mon tee-shirt, enragé. Elle a fait en sorte que je disparaisse de sa vie. Il est hors de question qu'elle y refasse surface.
Armorie doit s'effacer. Pour de bon.
Du coin de l'œil, j'aperçois du mouvement. Mordret entame un sprint, si rapide qu'un trait noir se dirige droit sur nous.
Mais c'est à moi que revient le droit d'achever l'auteure de mes tourments. À moi de reprendre le contrôle de ma vie.
Armorie paraît indifférente au danger qui la guette, obnubilée par le fruit de ses fornications. Ses cheveux lui collent au visage, ses yeux humides sont hallucinés, son cou se régénère lentement et son buste s'élève pour renifler.
Au moment où le sabre de Mordret s'apprête à trancher la peau d'Armorie, mes doigts se retrouvent en contact avec le tissu qui enrobe le buste de l'Obscure. Je n'ai pas quitté la faiblarde des yeux, pas une seconde, et elle non plus, mais le poids qui pèse soudainement sur mon arme m'indique qu'elle s'est fichée jusqu'à la garde dans le corps de Mordret. Et plus les secondes s'écoulent, plus la masse du futur cadavre pèse sur la lame et le sang se déverse sur le sol. Aucun de nous n'éprouve le besoin de lui porter un regard, y compris lorsqu'elle se met à geindre.
Je déloge ma lame de sa chair, Mordret s'effondre comme il se doit.
Je n'aurais pas été le seul à chuter, aujourd'hui.
— Tu as perdu ta langue, sœur d'Adonis ? sifflé-je entre mes dents, fou d'une rage à peine contenue.
Un étouffement d'agonie étouffe ma question. Que nous discutions ou pas, la finalité sera la même : leurs sangs se déverseront, se rejoindront puis formeront un même fluide rougeâtre et répugnant.
L'inspiration ratée de la Lumineuse ne m'échappe pas, en dépit des gémissements parasitaires de l'Obscure mourante.
— On ne s'entend plus parler, craché-je.
Un nouveau gargouillis s'élève dans le silence, alors je perds patience et entreprends de l'achever. Mordret est loin de me renvoyer l'image d'une pauvre bête à laquelle il est nécessaire d'abréger les souffrances, m'évoquant davantage celle d'une tique que l'on tenterait de décrocher de sa peau par tous les moyens, quitte à lui arracher quelques pattes et lui briser le corps au passage. Je brandis l'épée et tranche dans le lard jusqu'à ce qu'elle lâche prise. D'un point de vue métaphorique, je prends le soin de retirer chaque prise psychologique qu'elle détenait encore sur mon âme, afin de m'assurer qu'elle cesse de sucer mon assurance et de m'affaiblir à mon insu.
L'œuvre macabre s'étale à terre, à peine reconnaissable.
J'inspire un grand coup, libéré d'un fardeau, puis me tourne vers ma prochaine victime. Les gouttes d'un sang qui ne m'appartient pas roulent sur mon visage, tandis que celle qui prétend être ma mère m'observe avec effroi.
— Aux antipodes du fils rêvé, n'est-ce pas ?
Le ton de ma voix, glacial, crispe ses épaules. J'aurais espéré plus, bien plus. L'apeurer, causer son évanouissement ou déclencher l'alarme qui bousculerait ses instincts de survie. Son corps aurait amorcé une course déjantée dans l'espoir de me fuir, moi, son fils terrifiant.
La chasse à la vengeance n'aurait été que plus savoureuse.
— Tu te trompes, répond-elle calmement. Tu auras toujours une place dans mon cœur. Quoi que tu fasses.
Mon sourire condescendant disparaît. Interdit, je l'analyse en détail.
L'être vêtu de blanc qui se tient face à moi endosse l'entière responsabilité des maux qui ont nui à mon développement d'Obscur. Alors pourquoi cette confrontation dysfonctionne-t-elle ? J'avise son visage inondé, son nez dégoulinant, ses yeux bouffis, sa lèvre pincée, ses sourcils froncés, ses bras croisés sur son buste, comme pour se protéger de mon animosité. Un monstre n'est-il pas supposé être mal intentionné ? Ne devrait-il pas déborder d'antipathie, de dégoût, de Haine et projeter d'amplifier la souffrance qu'il se fait un plaisir d'infliger à sa victime ? Alors pourquoi le mien me regarde-t-il de cette manière ? Pourquoi ne me saute-t-il pas à la gorge, au lieu de me couver d'un regard empli de sentiments si puissamment bons ?
Pourquoi ai-je l'impression que nos rôles ont été inversés ?
Je me sens plisser le front jusqu'à ce qu'un contact tiède se pose sur mon avant-bras. Un effleurement à peine perceptible, prodigué du bout des doigts, qui suffit à me faire bondir en arrière. Sa main reste bloquée dans les airs tandis qu'un faible sourire se dessine sur ses lèvres.
Je jette œil sur l'endroit où nous nous sommes touchés. Pas de sang, pas de griffures, pas de bleus, pas d'acide ni de poison en poudre, rien qui puisse me faire souffrir. Elle m'a simplement touché.
Que complote-t-elle ?
Son but a-t-il été de se servir d'Ecclésia pour obtenir ma confiance et m'achever ? Un rictus prend le contrôle ma bouche. Ce monstre regorge de vices, c'est indéniable. Ses armes ne sont pas physiques, elles sont verbales.
Elles détruisent de l'intérieur.
— Tu as déjà pourri mon ADN, tes perfidies cesseront là, craché-je en resserrant mon épée dans ma paume.
Je fonce sur ma cible et lui assène un coup de manche à la mâchoire, qui la projette sur plusieurs dizaines de mètres. Le bras figé dans son mouvement, j'observe le dos d'Armorie creuser la façade d'un immeuble, créer une pléthore de fissures profondes et se déloger de la pierre. Au loin, la masse blanche s'effondre sur le ventre, un rideau de débris accompagne sa chute. Bien qu'elle soit en position de faiblesse, je n'hésite pas à me déplacer à la vitesse de l'éclair pour la soulever par le cou et la plaquer contre ce même immeuble. Lorsqu'elle relève la tête, les yeux mi-clos, du sang étalé sur la figure, les veines du bras qui la soulève semblent sur le point de déchirer la fine barrière de peau qui les séquestre. Mes muscles enserrent plus férocement sa gorge.
Les mouvements que font ses jambes aggravent autant sa strangulation que la rougeur de son visage.
— Alicante... geint-elle d'une voix si faible que je pense l'avoir imaginée. Je... je t'en sup...
J'utilise ma main libre pour placer une nouvelle fois mon épée contre sa gorge, l'empêchant de conclure sa venimeuse réplique.
— Je vais te tuer. Dans d'atroces souffrances.
Ses yeux brillent mais ne larmoient plus. Et malgré les blessures, mes insultes, ma Haine, Armorie alimente sa force mentale dans quelque chose d'assez intense pour lui donner le pouvoir d'encaisser les sévices que je lui inflige.
Quelque chose qui émane de tout son être. Quelque chose qui se fraie un chemin entre mes côtes, avec l'aisance d'un couteau dans une motte de beurre.
Mon cœur se contracte sauvagement.
— Arrête ! m'écrié-je. Arrête ça !
Ses mains s'agrippent à la mienne, tandis que ses jambes se stabilisent et que ses halètements s'atténuent.
— Arrêter quoi ? réplique-t-elle sur le même ton. Alicante ! Arrêter quoi ? De t'aimer ?
— Tu vas mourir, susurré-je entre mes dents.
— Pourquoi ?
Je retiens un rire derrière la prison de mes lèvres. Les vibrations nerveuses se répercutent dans mon bras et s'amplifient sous l'effet de mes émotions.
— Tu... Tu...
Ma phrase se meurt dans le tourbillon qu'est devenue ma raison, constitué de reproches centenaires. Père, gènes, Lumière, séquestration... Tout se mélange et se disperse dans ma tête, pour laisser le champ libre à une phrase : « ta mère est responsable de tes tourments ».
— Que me reproches-tu ? Dis-moi !
— Tu m'as enfanté ! Tu...
Je fronce les sourcils. Les mots qui domptent ma langue sonnent étrangement à mes oreilles. Ce n'est pourtant par ce qui me manque, des reproches. Alors pourquoi me paraissent-ils tout à coup dénués de sens ? Pourquoi mes tourments proviendraient-ils de ma génitrice, alors que mon père me les a administrés ? Pourquoi n'est-il pas coupable, s'il savait ? Pourquoi n'ai-je retenu que la finalité d'un raisonnement absent ?
Ta mère est responsable de tes tourments.
Plus rien n'a de sens.
— Je ne regretterai jamais de t'avoir conçu, si c'est de cela que tu m'accuses.
Je passe la moindre parcelle de son visage au crible, dans l'espoir de faire coïncider le titre de « monstre immoral » que j'ai longtemps été amené à lui attribuer – que nous lui avons attribué – avec la réalité, mais je n'y trouve qu'amour et sincérité.
— Laisse-moi t'expliquer. Par pitié, Alicante, ne me laisse pas mourir avec cette horrible image que tu as de moi.
Je la relâche d'un coup, déboussolé. Elle pousse un râle lorsque ses pieds rencontrent le sol, mais se redresse aussitôt pour reprendre son souffle et me vriller d'un regard trop intense. Beaucoup trop affectueux, apaisant et réconfortant.
Sans me laisser le temps de reprendre mes esprits, Armorie amorce un pas vers moi. Un rapprochement que j'évite en reculant. Sa main trouve malgré tout le moyen d'accrocher mon bras et de crocheter ses ongles à ma peau, à l'instar d'une naufragée sur sa bouée.
La manière dont elle me contemple alors renforce mon désappointement. J'ai soudainement l'impression d'être le centre de son monde. D'être aimé.
— J'ai été affectée à la Surveillance Entendue en même temps que ton père, avoue-t-elle, fébrile. Il a été aimable. Il a même été exquis, dangereusement avenant. Je me suis laissé prendre au jeu.
Son visage quitte de temps en temps mon champ de vision. Je comprends que ma tête se secoue machinalement. Elle nie pour moi, réfute les faits qui concrétisent l'inimaginable.
Elle est ma mère.
Et je suis son fils.
— Tais-toi, soufflé-je, las.
C'est en portant une main à mes cheveux désordonnés que mon épée choit bruyamment.
— Nous faisions en sorte de multiplier nos entrevues. Plus nous nous voyions, plus mon attachement pour lui grandissait. L'amour qui en découla me poussa à trouver le moyen d'effectuer la Surveillance Entendue en même temps que lui. Un beau jour, mon ventre me parut plus gonflé que d'habitude, reprend-elle, en dépit des sanglots qui saccadent ses phrases et les tremblements de sa lèvre. J'ai... j'ai très vite compris que j'étais tombée enceinte. Enceinte de ton père.
— Tais-toi... chuchoté-je en enfouissant mes doigts dans ma chevelure, que j'empoigne, au bord du précipice.
Bien qu'elle me bousille de l'intérieur, je suis incapable de m'en détourner. Armorie semble aussi fragile qu'une lame de verre, friable qu'un monticule de sable et cassable qu'une cruche en porcelaine. Mais l'ampleur de l'Amour qu'elle me voue, envers et contre tout, crée un paradoxe qui ne fait qu'accentuer ma folie.
Chaque pause, chaque phrase, chaque ponctuation sont énoncées avec un tel témoignage d'affection que le masque hargneux que je m'efforce de revêtir se fissure malgré moi.
— La situation était périlleuse, insiste-t-elle, inconsciemment perfide, non sans avoir dégluti. Je ne pouvais pas t'élever au Palais Lumineux, le peuple de Lumière t'aurait considéré comme un ennemi de premier ordre. Tu étais à demi Obscur, le fils du roi de l'Obscurité.
Sa voix est trop proche, son odeur trop forte. La Lumière qui rôde autour de nous, tel un monstre à mille têtes, entreprend de me caresser, de me réchauffer et de se faufiler dans mes pores pour atteindre les tréfonds de mon organisme. L'organe vital inanimé.
— Tu avais les yeux gris, le cœur battant, des canines un peu trop pointues pour être Lumineuses, pas assez pour affirmer ton appartenance à l'Obscurité. Nous avons constaté ceci à ta naissance, après avoir caché ma grossesse en Terre de paix, à l'abri des regards. Je voulais trouver une solution pour que l'on puisse t'élever sur le territoire neutre ; seulement, Sélérat en a décidé autrement. C'est alors qu'il m'a révélé son vrai visage.
Elle s'offre une profonde inspiration avant de reprendre d'une voix plus aiguë, plus empressée, luttant contre l'irrépressible envie de fondre en larmes.
— Ses yeux pétillaient à l'idée d'avoir son premier fils, mais il refusait que je puisse jouer un rôle dans ton éducation. Sa bienséance, son humour, son charisme, toutes les qualités qui m'avaient tant charmée s'envolèrent. Il m'a violemment arrachée à toi. Je me suis battue, Alicante ! s'écrie-t-elle en agrippant une main à mon second bras. Jusqu'au sang ! Mais il a eu le dessus et s'est enfui avec le nourrisson que tu étais, me laissant pour morte dans son sillage. J'étais devenue l'être le plus malheureux de tous les temps. Inconsolable, et pourtant contrainte de dissimuler mon désespoir pour te protéger. Les Lumineux ne devaient en aucun cas découvrir ton existence, ta nature.
Une main tiède glisse sous mon menton pour me redresser la tête, que j'ai malencontreusement baissée. Ses doigts gagnent mes joues.
— Puis je t'ai revu ! souffle-t-elle entre deux sanglots, qui se traduisent en tremblements virulents dans mon corps. Pour la première fois, lors de la Grande Guerre, je t'ai aperçu. Tu avais les yeux noirs comme le charbon, une peau hâlée, une taille et une carrure qui témoignaient d'une robustesse digne des plus grands dieux. Ton Père t'avait complètement soumis à l'Obscurité.
Mes yeux m'irritent, si bien que mes battements de cils s'affairent à les humidifier. Je ne me suis jamais senti aussi faible, aussi vulnérable. Personne n'avait pris la peine de me conter les circonstances de ma venue au monde. Pour moi, je suis né au Palais Obscur. Toujours à côtoyer les flammes, les falaises, la mort et la souffrance, alors qu'en vérité, ma mère appartenait à un monde opposé à celui que l'on m'avait imposé.
— C'était toi. C'est toi qui avais fait diversion, murmuré-je en faisant référence à la Grande Guerre, la seule où j'avais cru y rester.
Ma gorge se flétrit, m'empêchant d'étoffer mes dires.
— Je suis prête à tout sacrifier, pour toi, Alicante. Mes principes, les miens, ma vie... je suis capable de tout.
C'est l'annonce de trop.
Mon arme chute et mon corps la suit. Désarmé et vaincu. À genoux, les mains sur mon visage, je tente de réfréner le sentiment dévastateur qui secoue mes épaules et m'oblige à produire une batterie de sons dégradants. Là encore, sa présence est trop forte. Ses doigts se posent mes épaules, étonnamment réconfortants.
On ne me réconforte pas, on me laisse le temps de digérer pour mieux encaisser. On m'aide à endurcir mon cœur, à protéger mon mental, mais Armorie vient de détruire ce qu'Ecclésia avait déjà fortement ébranlé. Le reste vole en éclats lorsqu'elle m'entoure de ses bras, que son corps m'enveloppe de sa chaleur maternelle et que la sensation me paraît honteusement agréable. C'est plaisant, d'être ainsi considéré. La souffrance passe mieux, elle guérirait presque.
— Je t'aime, mon fils, souffle-t-elle si bas que sa voix aurait pu se confondre aux bruissements du vent. Tu n'es pas défectueux.
Mon téléphone, que je pensais cassé, sonne au loin : l'appel d'Ecclésia.
***
Comme vous avez sûrement pu le constater, c'est le fouillis total dans la tête d'Alicante 😅
Je me suis dit qu'il fallait bien un chapitre entier pour The discussion familiale, mais la quête reprendra aux segments suivants 😄
Quelles sont vos impressions ? Je serai curieuse de les connaître !
À bientôt ! ☺
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