Le retour d'une légende (2)

Armorie et moi plongeons côte à côte dans le bain de fumée, et atterrissons à l'aveuglette sur un sol parsemé de ruines. La brume asphyxiante qui étouffe le village s'infiltre à l'intérieur de nos narines, comprimant nos poumons et cages thoraciques victimes de toux répétitives.

Des hurlements, des ordres, des voix féminines, masculines fusent ci et là, démontrant que le fameux terme de « fauteur de trouble » est ici employé au pluriel. Et à l'entente de tintements métalliques peu engageants et gémissements d'agonie, j'ose même penser qu'il s'agit des missionnés du Roi. Justement, du sang gicle dans mes yeux. Je m'empresse de les nettoyer à l'aide d'une manche de combinaison. Armorie, qui s'assure aussitôt de mon bien-être, étouffe un cri d'effroi en constatant la couleur du liquide qui vient de m'aveugler.

Soudain, une main ferme saisit mon menton et le relève de sorte que des yeux imperméables puissent analyser les dégâts.

-Ce n'est pas le mien.

Rasséréné, Alicante me relâche puis se fond au brouillard toxique, sans un mot. Je m'empresse de lui emboîter le pas, Armorie à mes trousses. Seulement, au bout de quelques mètres, il s'avère que mon application à éviter tout dommage collatéral m'ait fait perdre sa trace. Son odeur est noyée par celle de la fumée et l'opacité de l'air suffit à camoufler sa silhouette pourtant noire, imposante et élancée.

Je dispose mes ailes de façon à ce qu'elles forment une coque protectrice, à l'intérieur de laquelle j'englobe Armorie. A l'aide de nos bras, nous nous affairons à disperser l'obstacle volatile, assez frénétiquement pour démasquer deux individus. Tous deux vêtus d'armures en métal sombre, je suis désormais certaine du commanditaire de cette destruction. Le Roi Obscur se languit définitivement de son fils.

-Il s'agit des troupes du Roi Obscur. Nos ennemis sont ceux qui portent ce genre d'accoutrement, chuchoté-je à la déesse.

Elle hoche la tête.

-Si tu ne te sens pas moralement capable de les tuer, blesse-les, déséquilibre-les ou assomme-les et je me chargerai du reste.

-S'ils touchent à mon Ange Bleue, tu n'auras pas à te donner tant de peine, réplique-t-elle.

S'il faut bien retenir une chose à propos d'Armorie, au-delà de sa douceur légendaire, de sa gentillesse et de son ouverture d'esprit à toute épreuve, c'est bien le fait qu'il vaille mieux éviter de porter atteinte à l'intégrité de ceux qu'elle aime.

Je pose un doigt sur mes lèvres, la déesse acquiesce. C'est à pas de loup que je me penche pour attraper un débris de ce qui avait autrefois servi de porte, avant d'envisager la section d'une carotide. Dos au danger, un Obscur déboussolé s'efforce d'améliorer son champ de vision en faisant mouliner ses bras de part et d'autre de son corps, jusqu'à ce que je lui ôte son casque à l'aide de deux doigts et lui plante le bois dans le cou. Du sang gicle sur la robe d'Armorie qui, horrifiée, ne pipe mot. Je finalise malgré tout la mise à mort en plaçant une main sur la bouche de ma victime, dont le cri d'agonie se meurt contre mes doigts.

Son cadavre échoue à mes pieds.

Des formes abstraites tirant sur le rouge et l'orange dénoncent l'embrasement d'habitations. Je comprends alors qu'il faudrait que je rétracte mes ailes et camoufle les pointes de mes cheveux sous le col de ma combinaison, afin d'éviter tout signalement handicapant.

Pendant que je rassemble ma chevelure en une tresse brouillonne, je sens les prunelles d'Armorie me scruter. Oui, j'ai changé. A présent, son petit Ange Bleu a troqué les montagnes de mouchoirs morveux contre des nunchakus enflammés. Il peut mentir, manipuler, sans doute trahir, voler, mais surtout tuer. De sang-froid et sans le moindre remord, de surcroît.

Les deux lampes naturelles qu'elle arbore s'éteignent lorsqu'elle rabat ses paupières, ce qui prouve qu'elle vient de réaliser la dangerosité de leur éclairage. Armorie ne peut cependant pas se permettre de circuler à l'aveuglette, au milieu d'un champ de bataille parsemé d'Obscurs cruels. Alors, je hausse les épaules, lui prends la main et l'entraîne en direction du concentré de brouhahas vocaux, pleurs, foulées appuyées et choc d'objets contondants, tout en évitant de trébucher sur les débris qui jonchent le sol.

Il fait chaud. Plus nous nous enfonçons dans le chaos, plus la température grimpe en flèche. La main moite d'Armorie glisse à plusieurs reprises dans la mienne qui, habituée aux fortes chaleurs, demeure aussi sèche que l'écorce d'un arbre.

-Où est le Prince Obscur ? s'enquit-elle.

-Certainement sur le front.

-Il n'a pas l'air au meilleur de sa forme, commente-t-elle.

-Le jour où tu parviendras à lui faire entendre que le banc de touche n'est pas systématiquement synonyme de faiblesse, je m'engage à câliner le Roi du matin au soir.

-Je vois.

Sa main se crispe.

-Tu ne devrais pas t'en faire pour lui. En général, il sait ce qu'il fait. (Je marque une pause, le temps de chercher les adéquats) Tu sais, Armorie, tu devrais t'habituer à prendre de la distance avec les gens...tu as tendance à t'attacher trop intensément et trop vite. Alicante ne désire que ta tête au bout d'un piquet.

-Je n'en doute pas.

Un sifflement retentit. Le temps que je le localise, ma main ne fait qu'esquisser un geste vers la flèche, lorsqu'une autre, plus agile, la retient à deux millimètres du nez d'Armorie. Positionnée aussi près que l'est l'embout de l'arme par rapport au visage d'Armorie, la tête de Genesis dédie un regard interrogateur à la nouvelle venue.

Une vague de soulagement déclenche mon soupir.

-Genesis ! Je te présente...

-Une seconde, me coupe-t-il avant de se retourner, renvoyer la flèche, déclencher un gémissement qui se mêle au tintamarre ambiant. (Il pivote vers moi) Me croirais-tu si je te disais que je ne m'attendais pas à sauver une vie ?

Un bouclier sphérique se matérialise tout à coup autour de nous, fin et lumineux, alimenté par la paume luminescente de l'illustre Déesse de la Tolérance. Flèches, glaives perdues et fumée rebondissent sans distinction sur la protection énergétique.

La lueur issue du bouclier révèle nombre d'égratignures sur la peau du Soigneur, sans compter la masse de particules cendrées qui assombrissent son teint et cheveux blonds.

Genesis s'avance pour me serrer brièvement dans ses bras.

-...qui plus est celle de la sœur d'Adonis, ajoute-t-il en avisant le dôme scintillant qui nous englobe tous les trois.

-Qui est aussi ma mère adoptive...Ou de substitution. Choisis le terme qui te convient.

-Eh bien, j'aurai sûrement été enchanté de vous rencontrer si vous n'aviez pas de lien de parenté avec notre ennemi juré, réplique-t-il avec un sourire éphémère. Mais, en tant que proche d'Ecclésia, je vous souhaite de survivre.

La concernée découvre des dents éclatantes de blancheur, visiblement amusée par son discours.

-Merci, fils de Tan.

Il hoche la tête, un brin railleur.

-Tu n'as rien ? Tout va bien ? s'inquiète-t-il soudain, à la vue des blessures qui fendent par endroits ma peau.

-Je me porte comme un charme.

-Et Alicante ? Vivant ?

-Oui, je me suis assurée qu'il ne succombe pas à l'ampleur de son ambition.

-Tant mieux, il me tarde de retrouver Icanée.

-De quel type d'ambition s'agit-il ? intervient Armorie.

Genesis et moi grimaçons de concert. Par quel bout prendre le fait que le Prince Obscur compte rassembler les fragments de l'Epée Originelle, pour offrir l'arme rassemblée à son père, qui ne perdra pas de temps pour détruire le Palais Lumineux ?

-Je crains que ces bras cassés d'Exilés aient besoin d'un coup de main, décrète le blond en s'approchant un maximum du bouclier, prêt à s'en libérer.

Blond qui -entre parenthèses- se moque éperdument du dénouement de cette affaire. Qu'Alicante se serve de l'Epée afin d'amadouer son psychopathe de père est la seule partie qui l'intéresse. Savoir s'il compte le tuer avec ou pas...qu'importe ? Tout ce qu'il souhaite, c'est retrouver sa petite sœur et éviter que la question de mon exécution revienne au goût du jour. Car, dans le meilleur des mondes, je ferai partie du groupe qui aura participé à la reconstitution de l'arme et recevrai la bienveillance si sélecte de Sa Majesté.

Légitime, de la part de Genesis.

-Attends une minute, les Exilés sont tous revenus ?

Mon allié tape du pied, impatient.

-Les Obscurs et mâles Lumineux, oui. Fais attention à ne pas trébucher sur un cadavre tout de blanc vêtu.

-Et Sity ?

-Qui ça ?

Il prie Armorie d'abaisser nos défenses sans attendre de réponse, ce qu'elle fait aussitôt.

Je soupire, fais signe à ma mère de cœur d'approcher puis invoque mes nunchakus. Des bruits de pas s'intensifient, leurs propriétaires ayant sans doute été interpellés par la vive Lumière du bouclier.

La première offensive est maîtrisée par la chaînette d'un nunchaku. Les trois autres flèches atterrissent au sol, sous forme de deux segments grossièrement sectionnés, percutées par la vélocité de mes attributs. Une épée suit le chemin des précédentes tentatives d'assassinat, pour finir plantée entre deux orteils frétillants d'Armorie. Blanche comme un linge, la déesse se baisse pour la ramasser. La lame se met à briller.

Impossible d'entrevoir nos assaillants. Handicap qui ne les pénalise pas autant que nous, puisque eux perçoivent les yeux brillants de la nouvelle venue.

-Ecclésia, déploie tes ailes, nous sommes sur le point d'atteindre le champ de bataille, me conseille Genesis.

Je fronce les sourcils, il se rapproche pour expliciter ses dires.

-Nous allons battre des ailes pour évincer un maximum de fumée, chuchote-t-il à mon oreille. Ensuite, rappelons-leur qui nous sommes, Déesse de la Haine.

Son clin d'œil déclenche une satisfaction toute narcissique.

Sans perdre de temps, nous nous rendons au centre de la zone de combats, guidés par le tintement entêtant du métal. Armorie ayant compris que nous nous apprêtons à rejoindre l'épicentre, reforme le bouclier protecteur, qui nous offre un précieux répit. Un problème subsiste néanmoins : la cloche de Lumière condamne nos attaques, tout comme la propagation de l'air brassée par nos ailes.

-C'est parti ! m'exclamé-je.

Le top départ lancé, Armorie résorbe la sphère imperméable. Les souffles d'air engendrés par nos ailes éclaircissent nos champs de vision embrumés. Ce qui concerne -logiquement- aussi le leur. C'est en tout cas ce que souligne la précision des offensives menées à notre encontre.

Alors que mes nunchakus s'apprêtent à repousser la pluie de projectiles qui menace de nous trouilloter, un arc de cercle de Lumière pulvérise le danger. Ephémère, large, puissant, il extermine métal et bois.

Impressionné, Genesis se retourne pour dévisager la divinité redoutable, dont la main scintillante cible encore la zone menaçante.

Infliger la mort revient à se planter un pieu dans le cœur, pour la déesse empathique. Mais l'émiettement de simples armes n'a jamais été synonyme d'assassinat.

-Merci.

-Toute existence est précieuse, répond-elle au Soigneur.

Une cinquantaine de soldats suréquipés jaillissent des bois enfumés pour annexer l'allée principale du camp, piétinant corps vêtus de blanc et de noir. Les survivants brandissent fébrilement leurs attributs face au raz-de-marée infernal, prêts à jouer les récifs immuables. Prêts à sacrifier leurs vies pour la sauvegarde d'un camp détruit.

Nous entamons tous deux un sprint dans la masse de métal noir. Coup sur coup, mes nunchakus cabossent, enfoncent et assomment sans compter, tandis que mes pieds fauchent puis ratatinent à val volo. Le dos protégés par mes ailes à demi-rétractées, j'évite de me focaliser sur mes défenses arrières.

Un peu plus loin, Genesis joue sur l'alternance repli/brusque déploiement de ses extensions plumeuses, afin d'offrir un vol plané aux envahisseurs.

Alors que je repousse un nouvel individu, une petite masse sombre attire mon attention.

Armorie compense ma soudaine baisse de vigilance en blessant ou assommant le danger qui menace à l'aide du manche d'une épée subtilisée. C'est en effectuant des gestes absents que je me permets de suivre le trajet de la petite chose qui se faufile entre ces géants de combattants.

Après avoir atteint une zone moins peuplée, l'armure mobile s'arrête net puis relève la visière de son casque intégral. De grands yeux s'exhibent, braqués sur moi. C'est seulement lorsqu'elle se met à courir pour me rejoindre, que je remarque les rares boucles rousses qui rebiquent sur la partie visible de son front.

Je plante instinctivement un genou en terre et écarte les bras. Quand vient le moment où son petit corps rencontre le mien, nous manquons toutes deux de basculer en arrière.

-Aïe aïe aïe !

-Pardon ! m'écrié-je avant de relâcher la fillette gesticulante.

-Waouh ! Eh ben, Ecclésia ! s'écrie-t-elle en avisant tout d'abord les moulures de mes bras, incrustées dans son équipement sur-mesure, puis ma nouvelle apparence.

Soudain, son ahurissement s'évapore. Son arc se retrouve dans sa paume droite et la partie cylindrique d'une flèche s'accole à la corde tendue, qu'elle propulse dans l'œil d'une Obscure aventureuse. Icanée pivote ensuite sur elle-même, enchaîne avec un mâle persuadé de la transpercer. Le premier cadavre s'écroule sur mon dos, glisse sur mes épaules, s'écrase lourdement entre nous.

Armorie, qui s'est faite devancer, contemple la guerrière miniature avec hébétude.

Les yeux de celles-ci suivent la lente déchéance de sa victime. Elle se penche alors pour récupérer son bien pollué de cervelle fraîche, avant de relever son visage de poupon. La mini déesse fronce les sourcils, désemparée.

-Euh...c'est pas censé savoir se battre, un adulte ?

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