Le point passerelle (1)

Tout d'abord, un grand merci à girlfolle pour ces superbes couvertures !

***

— Merci, Sity.

— Mais je t'en prie. Tu vois, l'espionnage peut s'avérer très utile, surtout si l'espionnée est la Déesse de l'Élégance.

J'acquiesce avant de tourner sur moi-même, au centre du cabanon qu'elle partage depuis peu avec son compagnon, Dante. Fraîchement bâti, aucun effet personnel n'orne le cagibi. L'ameublement se cantonne à un lit double et à une étagère bancale.

Le Dieu de la Galanterie a eu la gentillesse de nous laisser le champ libre, pour le plus grand bonheur de son amante.

Ma pseudo-styliste inspecte son œuvre, une épingle coincée entre les lèvres, un mètre de papier jeté en travers de son épaule et les poings pressés contre ses hanches. Cet air professionnel ne lui convient pas le moins du monde : observation que je n'hésite pas à prononcer.

Elle balaie ma remarque d'un geste de la main.

Amatrice ou pas, Sity m'a confectionné une toute nouvelle combinaison. À défaut d'avoir trouvé du cuir blanc, elle en a dégoté du gris. Très clair. Par manque de tissus, le vêtement ne s'arrête qu'au-dessus des genoux. Le haut ressemble à un blouson, muni d'une fermeture éclair dont l'embout s'étire jusqu'au col surélevé. La tenue est aussi moulante que celle que je portais dans l'antre du Mal.

— Je défie quiconque de te latter à la coupure glacée, maintenant, raille-t-elle en reposant son matériel sur l'édredon.

Étant rentrée en coup de vent, cette nuit, aussi débrayée qu'un épouvantail, mon comportement a de suite alerté l'œil avisé de Curiosity. Elle m'a suivie jusqu'au seuil de ma cabane et submergée de questions intrusives.

Nous nous étions assises en tailleur - du moins, elle m'a traînée au sol. Puis, alors que j'envisageais de hurler de l'aide, le besoin de me livrer m'a soudainement piquée. C'est pourquoi j'ai fini par répondre à la majorité de ses questions. Coup de folie ou espoir de recueillir un avis extérieur sur la folle relation qu'Alicante et moi entretenons ? Bien que la première soit plausible, la seconde hypothèse me semble plus à propos.

N'ayant jamais eu de relation amoureuse avec quiconque, il m'est impossible de déterminer si ma réaction est adaptée... si elle n'est pas seulement contrôlée par l'Amour que m'inspire le Prince Obscur. Ne suis-je pas trop naïve ? Ne devrais-je pas prendre les jambes à mon cou, là, maintenant, tout de suite ? Un brin d'objectivité m'a semblé salutaire. Et puis, vu que Curiosity coule des jours heureux aux côtés de Dante depuis quelques siècles, déjà, il m'a paru évident d'en faire ma confidente.

Elle m'a écoutée et lorsque j'en eus terminé, l'aspect de mes poumons s'assimilait à une paire de pruneaux desséchés.

— L'esprit d'un mâle est compliqué à cerner. C'est un fait. Alors, celui d'Alicante... Je ne peux que te conseiller de prendre garde à toi. Il se passe quelque chose entre vous, c'est évident. Mais ce quelque chose est si spécial, si inédit, que personne d'autre que vous ne peut y poser de jugement.

J'ai acquiescé, paupières plissées.

En fait, je me suis jetée tête la première dans une aventure aussi périlleuse qu'irresponsable. Sans certitude à l'horizon, pas même une idée, une esquisse de sa fin. Et encore moins de son dénouement. Mes espoirs sont les seuls éléments qui me permettent de croire en sa fiabilité. Malgré l'éducation d'Alicante, malgré l'emprise de son père, sa fonction, son Obscurité : tant d'obstacles à ignorer. Enfin, pas tout à fait, il y a aussi ce sentiment, ce petit soleil qui flambe mon cœur de chair, comme constitué d'un millier de flammes ardentes.

Et puis, n'oublions pas sa résignation. Alicante a cessé de se battre contre l'inévitable ; il a compris.

Il a enfin compris.

— Ecclésia ?

Le ton que Sity emploie indique qu'elle tentait de se frayer un chemin parmi le schmilblick de mes pensées.

— Vous partez ce soir ?

— Oui.

Alicante et moi avons planifié les détails du voyage sous la pluie.

Les lueurs renvoyées par le feu de joie traversent la fenêtre pour se projeter sur le mur de lambris. Les villageois dansent en l'honneur de la reconstruction du camp, insouciants. Mes épaules s'affaissent. J'aurais aimé pouvoir me vider aussi facilement la tête, mais ce souhait est irréalisable.

A moins... que je trouve une solution pour convaincre Alicante de ne pas offrir l'Épée reconstituée à son père ; que Genesis s'éprenne d'une autre – sans que cela n'entache notre amitié – ; que le Roi meure ; que Krux soit dans la capacité de me rendre visite et que je puisse veiller sur une Terre en parfait état, où les Hommes ne se battraient plus pour l'argent et le pouvoir.

Mouais...

Je soupire, clenche la poignée et me retourne pour adresser un dernier regard à Curiosity.

— Je ne sais pas si nos chemins se recroiseront un jour, alors sache que tes questions ont toujours été insupportables, gênantes et intrusives. Mais je t'aime bien, ajouté-je après un instant de flottement.

Un grand sourire étire les coins de ses lèvres roses, tandis qu'un éclair de malice traverse la surface de ses prunelles.

— Quel a été l'élément déclencheur ? Est-ce seulement dû à ma personnalité ou au réconfort que j'ai pu t'apporter ?

— Tu sais quoi ? Je vais laisser ces questions en suspens. De cette façon, tu ne vas jamais m'oublier.

— Tu n'as pratiquement jamais répondu à mes questions, Ecclésia, raille-t-elle avant de me chasser à coups de balai.

L'intensité lumineuse du feu m'oblige à rabattre à demi mes paupières.

Adossé dans l'ombre d'une cabane, Alicante m'observe descendre l'ultime marche de bois et m'enfoncer dans la terre. Il porte un arc en bandoulière, ainsi qu'un baluchon dont la sangle se croise avec celle de l'arc au niveau de son buste. Genesis se tient à côté, muni d'un arc similaire. Icanée, quant à elle, s'affaire à remplir un sac à dos, tandis qu'Armorie s'approche de moi.

Alicante s'est donc bel et bien chargé d'informer le reste du groupe. Étrangement, Genesis est de la partie.

Autour des flammes, les Exilés se démènent à en perdre haleine. Ils sont en sueur, tel est le terme. Chaque peau luit, scintille en raison des colonies de perles salées qui glissent de fronts brûlants, de hanches fiévreuses ou de jambes survoltées. Les rires et sons musicaux contrastent avec le silence quasi-mortuaire de mes alliés, qui semblent m'attendre depuis des lustres.

— Dis donc ! souffle Armorie, impressionnée par ma tenue.

La gaieté de sa voix sonne faux. Il ne m'en faut pas plus pour deviner que quelque chose la tracasse.

Sans doute est-ce en lien avec ce voyage insensé. N'a-t-elle donc pas pensé un plan en capacité d'éviter à l'Épée Originelle de se retrouver entre de mauvaises mains ? Est-elle prête à indiquer la position du manche de l'Épée sur Terre à Alicante, simplement pour lui faire plaisir ?

Impensable.

Mais je tâte tout de même le terrain :

— Tu acceptes qu'Alicante reconstitue l'Épée pour son père, chuchoté-je en prenant garde à ce que les mouvements de mes lèvres ne soient pas perçus par le reste du groupe.

Elle tressaille, jette un œil autour de nous.

— Le lieu n'est pas sûr, je t'expliquerai plus tard, répond-elle en effleurant mon oreille gauche.

J'acquiesce, les poumons comme enlisés dans une nappe de boue.

— Je ne t'ai pas vue depuis ce matin, t'es-tu liée d'amitié avec des villageois ?

Certes, j'avais occupé une grande partie de mon après-midi à enrager, courir, rire, et partir à la quête de lambeaux de tissus exploitables. Mais tout de même, j'ai l'impression que notre dernière conversation remonte à l'ère préhistorique.

— Je suis allée faire un tour Là-Haut. Il était temps qu'Adonis ait des nouvelles de sa sœur disparue.

Je me raidis. Là-Haut... cela aussi me paraît aussi vieux que le big-bang.

— Que lui as-tu dit ?

— Que j'étais sur la piste d'un Exilé qui espère dur comme fer rassembler suffisamment de divinités pour renverser le Palais Lumineux. Ce qui n'est en soi pas loin de la vérité, ajoute-t-elle en souriant. As-tu eu des nouvelles d'Eymir, d'ailleurs ?

— Absolument aucune, je réponds en fronçant les sourcils.

Froncement de sourcils motivé par le fait qu'elle évoque l'avenir lugubre des Lumineux avec une légèreté préoccupante, et parce que, en effet, Eymir ne s'est plus manifesté depuis la visite des troupes de Sélérat.

— Ne nous tracassons pas pour lui, décide-t-elle, nous avons bien assez à faire.

Et elle a raison. Sans plus me tourmenter, je hoche la tête et rejoins mes alliés. Armorie sur les talons, nous contournons les corps en liesse pour rejoindre le coin baigné d'ombre. Icanée esquisse un sourire timide. Ma transformation semble en cours de digestion, ce qui est bon signe. Excellent, même. Je lui rends son sourire avant de me tourner vers Genesis.

Quand bien même plusieurs mètres me séparent d'Alicante, l'effet de son regard ombrageux m'embrase comme s'il me mitraillait d'étincelles.

— Comment te portes-tu ?

Il serre la mâchoire. En tant qu'ex-Obscure, j'imagine – trop tard – qu'éveiller le souvenir d'un acte de faiblesse n'est pas la chose la plus intelligente à faire. D'autant qu'il n'a volontairement pas cherché à riposter contre Alicante, et ce, dans le seul but de me satisfaire. Genesis a su faire preuve de maturité, de retenue, de discernement... Pourtant, ce n'est pas avec lui que j'ai passé l'après-midi à jouer.

Il marmonne un "bien".

Un arc entre dans mon champ de vision, ainsi qu'un fourreau cousu à une ceinture de cuir.

Alicante me les tend sans un mot. Mais son expression faciale vaut tous les discours du monde. Je rougis en écho aux heures que nous avons passées, épées à la main, entre deux sourires ou remarques salaces. Nous avons néanmoins fini par conclure une trêve. Car, si aucun de nous n'avait de tissu à se mettre sur le dos, qui aurait pu rejoindre le village afin d'apporter de quoi s'habiller à l'autre ? Il m'a confié se fiche comme d'une guigne de errer les fesses à l'air, sauf que le petit cœur prude et fragile d'une Lumineuse ne serait pas de cet avis.

Je m'en équipe en lui adressant un signe de tête professionnel puis passe la sangle de l'arc au-dessus de ma tête puis la ceinture autour de ma taille. L'épée est plus légère que celle de mon soi-disant entraînement. Ma surprise ne lui échappe pas :

— J'en ai forgé une nouvelle.

— Merci.

Un silence s'installe durant lequel je réalise qu'Alicante n'est plus le seul à me dévisager. Je carre les épaules.

C'est à moi de jouer.

Les Terres divines, qui regroupent les Terre de Paix, Obscure et Lumineuse, s'étalent sur un plateau de plusieurs centaines de milliers de kilomètres au sein de l'Univers. Je ne les connais pas dans les moindres recoins, loin de-là, mais je sais qu'il faut couper par une petite partie de la Terre Lumineuse pour atteindre l'endroit précis pour sauter. Sauter dans l'espace. Au contraire de la Terre, les Terres divines ne sont pas sphériques, mais totalement plates. A chaque bord, l'espace, le vide, les planètes, comètes et étoiles qui composent l'Univers sont visibles. Le saut devant se dérouler sans la moindre trace d'oxygène, il est primordial de partir de l'endroit qui nous permettra la plus courte durée de voyage entre les Terres divines et la Terre. Autrement dit, le « point passerelle », comme on le nomme Là-Haut.

— Le point passerelle est accessible en une journée de marche. Est-ce que l'un d'entre vous a songé à apporter de l'eau, au cas où nous ne croiserions pas de ruisseau ?

Ils se jettent quelques regards, jusqu'à ce qu'Icanée sorte trois gourdes de son sac.

— Parfait. Prenez exemple sur la demi-portion.

Le clin d'œil que je lui destine me vaut un second sourire, plus sincère, plus large que le précédent.

— Je vous expliquerai sur place comment nous rendre sur Terre, mais, n'ayez crainte, la marche à suivre n'est pas compliquée. Il faudra toutefois que je trouve un moyen pour convaincre Jadys de nous laisser passer, mais bon, étant donné qu'elle roupille la plupart du temps à proximité du point, je présume que ce ne sera pas la mer à boire. Sachez aussi que je ne sais absolument pas dans quel état j'ai laissé la planète bleue. Envisagez donc la possibilité d'un échec, j'ajoute à l'attention d'Alicante, dont le visage se ferme.

— Si mes souvenirs sont bons, il va falloir prendre la direction du Nord-Ouest, n'est-ce pas ? intervient Armorie.

— C'est exact. Ensuite nous longerons l'Extrême Bord pour nous rendre en Terre Lumineuse. Le point passerelle n'y est pas profondément enfoui, mais nécessitera tout de même une bonne demi-heure de marche.

— Nous nous y rendrons à tirs d'ailes, annonce Alicante.

— Bien sûr, faisons-nous repérer, s'exaspère Genesis.

— Je leur ai déjà faussé compagnie une fois, après avoir dérobé le fragment du Grand Cèdre. Corrige-moi si me trompe, mais il me semble y avoir survécu. Mis à part Ecclésia, aucun Lumineux n'est parvenu à me mettre la main dessus, réplique-t-il d'un ton aussi tranchant qu'une lame de couteau.

— Ils ne s'entendent pas ? chuchote Armorie à mon oreille.

— Si si, autant qu'Adonis et Sélérat.

Elle hausse les sourcils avant de les observer s'insulter. Les adversaires ancestraux se toisent en chiens de faïence, sous le regard exaspéré d'Icanée. Tapant impatiemment du pied, la fillette aux yeux enfantins, aux joues gonflées et à la taille d'une jambe, a l'air vingt fois plus mature qu'eux.

— Penses-tu qu'il serait raisonnable de voyager avec les deux à la fois ? demande-t-elle.

— Oui, il nous faut un Obscur capable d'utiliser ses pouvoirs. Or, ceux d'Alicante sont déjà pas mal limités et ils ne feront que perdre en puissance à mesure qu'il se saisira de fragments. Son temps de récupération n'est pas assez rapide.

— Et la petite ?

Genesis préférera garder un œil sur elle plutôt que de la laisser seule. Ce que je peux comprendre...

— Bien, soupire-t-elle en se frottant la nuque. Messieurs ?

Les duellistes tournent la tête dans sa direction. Armorie leur décoche un sourire bienveillant, qui a le don de détendre l'atmosphère. Je me suis toujours demandé si la puissance de la déesse lui conférait le pouvoir de forcer deux personnes à se tolérer. Du moins, temporairement.

J'ai aujourd'hui ma réponse.

— Allons-y.

Alicante prend la tête du cortège, glissant dans la pénombre, sans se soucier de qui le suit ou ne le suit pas. Il a néanmoins la présence d'esprit de capter mon regard, le temps d'une demi-seconde, d'extirper sa main droite de la poche de son jean pour finalement l'y renfoncer. Il ne sait pas comment s'y prendre, avec moi. Après tout, il n'a aucune expérience du couple en lui-même.

Lorsqu'il réalise que je marche aux côtés d'Armorie, il cesse de tergiverser et s'écarte pour de bon. Son comportement paraît chambouler la déesse. Elle se voûte un tantinet.

— Qu'y a-t-il ?

— Certaines choses sont dures à encaisser, marmonne-t-elle.

Elle renifle.

— T'a-t-il fait du mal ?

— Oh non.

Quelque chose dans son ton m'interpelle.

— Dans ce cas, t'a-t-il... choquée ? Il peut s'avérer un peu asocial, brutal, antipathique, sociopathe, sanguinaire, buté et...

— Et quand même à ton goût, m'interrompt-elle en riant. Tu es étonnante, mon ange bleu. Qui aurait pensé qu'une Lumineuse pouvait rendre le Prince Obscur docile, et ce, malgré sa personnalité ombrageuse ?

Si je buvais de l'eau, celle-ci aurait jailli à grand jet de ma bouche. Les gouttelettes restantes se seraient chargées de m'étouffer. Docile ? Peut-être en donne-t-il l'impression à présent, mais si elle avait assisté à nos débuts... tumultueux, je doute qu'elle tienne le même discours.

Elle délaisserait le qualificatif « d'étonnante », pour celui de « folle à lier ».

J'étouffe un rire de gorge.

— Ecclésia, tu sais que tu peux tout me dire, n'est-ce pas ?

Je la dévisage du mieux que je le peux, à l'aide de la seule source lumineuse que me fournissent les étoiles.

Génial ! Alors je vais me permettre d'éclaircir deux ou trois points avec toi, concernant le Prince Charmant Alicante, si ça ne te dérange pas. A commencer par le fait qu'il a mué ma robe en confettis, cet après-midi. Ne t'en fais pas, j'étais consentante. Enfin, vers la fin... Quoi ? Oui, c'est exact. Voilà, tu le remets ! Eh oui, il s'agit bel et bien du type contre qui nous nous battons, Là-Haut ! Oui, tout à fait, celui qui m'a torturée comme un dératé au Palais Obscur ! Ah, oups ! Je ne te l'avais pas raconté ? Passons, il était un peu à fleur de peau, à cette époque. Bon, certes, il l'était sans doute un peu trop... Tu me demandes pourquoi je dis ça ? Eh bien, il se pourrait qu'il ait un chouia voulu disposer de mon corps et m'exploiter professionnellement parlant. Enfin bref, après la petite altercation qu'il a eue avec son père et l'évocation de ma mort certaine, notre relation s'est un peu apaisée. Maintenant, il se contente de me prendre de temps en temps pour une lime à ongles. Mais, ne fais pas cette tête ! Il me taquine, le coquinou ! Et puis, maintenant, il a accepté notre lien. Un point noir subsiste cependant : notre relation a envenimé la haine qu'il éprouve vis-à-vis de son cousin, Genesis, alias l'Obscur qui m'est pas mal venu en aide. Ce qui explique en partie leur mésentente. Pourquoi Genesis m'a beaucoup aidée ? Oh, tu sais, il se pourrait hypothétiquement qu'il ait empêché Alicante de m'étrangler... Quoi ? Alicante ? Un peu violent ? Nooon, tout de suite les grands mots ! C'est fou comme tu juges les gens facilement, Armorie ! Il est juste un peu farceur, le bougre ! Ah, ça non plus, tu ne le savais pas ? Et si je te disais qu'il m'avait offert un saut à l'élastique, en partant d'une falaise ? Bon, d'accord, sans élastique... mais c'est l'intention qui compte, n'est-ce pas ? Tu vois ? Il peut être attentionné, quand il veut ! En fait, peut-être que tu as raison... peut-être que c'est un sucre d'orge, mon Ali. De toute façon, j'ai décidé de lui laisser une seconde chance. Oui, tout à fait ! On parle toujours du type qui a tenté de te tuer la première fois que vous vous êtes rencontrés ! Ne t'inquiète pas, je pense qu'il a simplement pensé que tu étais friande de sensations fortes ! Ah, qu'est-ce que ça fait du bien de te parler ! Bah, Armorie, ça va ? Pourquoi t'es toute pâle ?

Vive le sarcasme !

— J'en prends note, merci.

J'affiche mon sourire le plus faux.

Côte à côte, nous marchons l'espace de bonnes heures. Indéniablement, la fatigue finit par pointer le bout de nez. Non loin de là, Genesis et Icanée discutent de bon train. De son côté, Alicante maintient le rythme.

Je ne sais pas si nous aurons encore du temps à nous accorder durant les jours à venir, alors je profite de cet interlude pour me désolidariser d'Armorie et emboîter les pas pressés du Prince. Notre relation a longtemps pris l'allure d'un faisceau LASER. Sans consistance, mais présente. Puis, elle s'est peu à peu transformée en fil de soie. Fragile, il s'est effiloché, a manqué de se rompre par bien des occasions, jusqu'à ce qu'il reçoive le soutien d'un second fil. Celui-ci s'est entortillé autour du premier, le soutenant, de façon à consolider le lien que le destin a choisi de tisser entre nos âmes. A présent, son immuabilité est entre nos mains. Il ne nous reste plus qu'à en fabriquer de nouveaux, toujours plus résistants, toujours plus nombreux, afin de confectionner le genre de corde capable de vous hisser au sommet de l'Everest.

C'est pourquoi je guide une main assurée vers la sienne, qui oscille au rythme de sa marche. Mes doigts manquent de la frôler, une, deux, puis trois fois, avant que sa main s'élève, encore et encore, sans jamais amorcer de descente.

Pressentant une entourloupe, je lève les yeux. Il me scrute. La main que j'essayais vainement d'attraper est maintenue devant lui, immobile. Il fait trop sombre pour que je puisse analyser son expression, cependant, la lueur narquoise qui festoie à l'intérieur de ses prunelles en dit long sur ses états d'âme.

— J'ai cru apercevoir un insecte sur votre paume.

Il jette un regard sur ladite paume.

— Le problème est résolu. Il a dû s'enfuir.

Son amusement transparaît dans sa voix, qui tremble sous le coup de l'hilarité. Pourtant, son bras reste tendu devant lui, hors de portée.

Ah, c'est comme ça. Bien, bien.

L'air est frais et la faune se cantonne à une poignée de hiboux. Alors que je fomente un plan imparable, tête baissée, la conversation du frère et de la sœur attire mon attention.

— J'ai cassé le bras d'un Obscur avant de partir, avoue-t-elle à son frère.

— Pourquoi donc ?

— Tout à l'heure, je me suis trop rapprochée du feu, et je me suis brûlée le petit doigt. Pas grave, mais ça m'a fait mal. Il a ri et dit à son pote « ça sent le roux-ssi ». Le coup est parti tout seul.

Genesis part d'un fou rire tonitruant.

— J'aime pas les blagues sur les roux, grommelle-t-elle.

J'étouffe mon hilarité au creux de ma main, craignant d'interférer dans une conversation privée.

Faiblement éclairée par les étoiles, une roche se dresse en travers de mon chemin. Jouant sur la piètre qualité de ma vision nocturne – condition de Lumineuse – je feins de ne pas l'avoir remarquée et me prends le pied dedans. Une chute théâtrale ponctue l'impact, soulignée par un gémissement plaintif. Comme prévu, Alicante me retient avant que je n'atteigne le sol. C'est à cet instant que la seconde phase du stratagème s'enclenche : je clopine. Les mains plaquées autour de ma cheville soi-disant meurtrie, je poursuis à cloche-pied. Grimaces, plaintes et essoufflements contribuent à ma mascarade.

Bientôt, nous fermons la marche.

— Par tous les dieux, je crois bien qu'elle est cassée ! Oh non, je suis désolée, à ce rythme, nous en avons pour un jour supplémentaire, geignis-je entre mes dents. Faisons une pause, je vous en prie.

— C'est hors de question ! me rabroue Alicante en s'accroupissant déjà pour me soulever à bout de bras.

Calée entre ses bras, exactement là où la troisième phase du plan devait me guider, je me laisse transporter de bon cœur. Ainsi ballottée de haut en bas, je me fais une joie de mobiliser l'articulation fictivement brisée sous ses yeux stupéfaits.

— Je vais finir par croire que vous ne supportez plus de me savoir loin de vous, le provoqué-je d'un ton mielleux, mais pas moins perfide.

Les muscles de ses bras se raidissent sous l'effet de la surprise, puis se détendent durant l'ultime phase du plan : la compréhension. Pendant ce temps, mes membres resserrent leur prise autour de son cou, à l'instar d'un redoutable boa constrictor.

Il secoue la tête, vaincu... pris au piège, mais ne me relâche pas.

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