Je ne suis pas faible
PDV ALICANTE
Les souvenirs resurgissent au contact de ses bras qui me serrent, de ses cheveux qui m'effleurent la peau et de son caractère plus que trempé qui m'agace autant qu'il me divertit. Kyra sent la guerrière à plein nez. La femelle inébranlable que peu d'êtres divins peuvent se targuer de pouvoir briser. Elle donne pourtant cette impression, de loin, de très loin, il suffit cependant de tâter à son poing d'acier, d'accrocher son regard venimeux ou de recevoir ses mots tranchants pour réviser ses préjugés.
Kyra est l'une des seules divinités à avoir séquestré mon admiration.
-Je dois bien avouer que tu m'as manqué, me confie-t-elle, la tête contre mon torse.
J'aurai pu me sentir attaqué dans mon ego, mal à l'aise ou lui offrir une exploration forcée du sol dans la nanoseconde, mais ce genre d'étreinte a souvent fait partie de notre quotidien, il fut un temps.
J'écarte ma bouche de son front, ce qui me vaut un sourire narquois.
— Qu'est-ce que ça donne, en combat ? m'interroge-t-elle en prenant appui sur le bord d'un comptoir.
— Des victoires. Des morts.
Son sourire s'étire subrepticement puis disparaît. Je me prépare à la suite. Telle est la méthode Kyra, évoquer un sujet léger avant d'aborder les thèmes sensibles.
— Je suis fière de toi.
Le compliment me fait grimacer. Je pose instinctivement les yeux sur autre chose, un objet situé à la hauteur de ma tête, afin d'éviter de baisser les yeux devant qui que ce soit.
— Tes airs de grands professeurs ne te siéent guère, nous avons quasiment le même âge.
Elle fait claquer sa langue sur son palais.
— Très bien. Tu n'es qu'un incapable. Comment cela des morts ? Pourquoi pas des génocides ? me provoque-t-elle sur le ton de la taquinerie.
— Je suis devenu invincible, Kyra.
— Non, me contredit-elle sèchement. Tu n'as jamais été aussi faible, bien au contraire. La chose mutante qui nous reluque depuis tout à l'heure a fait de ta fierté un tas de cendres. Tu penses pouvoir réduire un peuple en bouillie et surpasser la puissance de ton père, mais Alicante...
Elle secoue la tête, tandis que ma dignité s'efforce de digérer les paroles avilissantes qui viennent de jaillir de sa gorge.
— Ton cœur a déjà été transpercé par la plus perfide des lames.
— Tant que je dispose de ma pleine puissance, aucune arme ne peut venir à bout de moi, sifflé-je entre mes dents.
— Bien sûr que si. Tu es déjà à genoux.
Une puissante déferlante de haine imbibe la plupart de mes cellules, au point de contracter les muscles de mes bras. Mon corps a toujours été à l'affût. Une attaque furtive, un coup de glaive dans le dos... dans mon monde, ces choses-là sont très vite arrivées. Son père en a d'ailleurs payé les frais, il y a quelques siècles de cela. Mais, en vérité, si mon organisme réagit aussi violemment, si mes muscles ne sont plus qu'un enchevêtrement de bandes d'acier, c'est parce que je n'adhère à aucun des mots qu'elle vient de prononcer. Je ne suis pas faible. Je suis invincible. Je résiste à toutes les armes et intempéries que puisse abriter l'Univers. Mes victoires me le confirment sans cesse et les cris d'agonie de mes innombrables victimes se sont chargés de régulièrement raviver ma mémoire. Je lutte contre vents et marrée, contre feu et glace, contre tout ce que la nature prétentieuse a à jeter en travers de mon chemin. Si les Terres divines venaient à disparaître, je serais le dernier en lice, le dernier à résister au fléau, celui qui pointera son majeur vers l'infinité céleste.
Y compris sans une partie de mes pouvoirs.
-Aucune arme ne peut me terrasser, répété-je entre mes dents.
C'est tout ce que l'on a toujours exigé d'un bon Prince Obscur.
-Ce n'est pourtant pas ce qu'indique la manière dont tu la regardes.
Je me détends tout à coup, choqué par ses propos. La manière dont je la regarde ? Comment rester insensible à un tel étalage de beauté et de sensualité ? De courage, d'atypisme, d'humour, de perspicacité et de ténacité ? Ecclésia est attractive, Genesis en sait quelque chose.
-Tu es à côté de la plaque. L'air terrien ne te réussit pas.
Nos regards se battent à armes égales. La fureur défensive qui protège le mien pare habilement sa technique offensive.
Elle esquisse un sourire éphémère.
-Vraiment ? Et si...
Kyra analyse les environs, m'intime de me tenir sage à l'aide d'un doigt, et revient avec une arme affûtée.
-Si je lui envoyais ce poignard en plein cœur, là, tout de suite, que ferais-tu ?
Elle accompagne sa menace de mouvements experts, qui font virevolter l'arme mortelle – pour un Lumineux –, d'une telle manière que la lame me renvoie l'éclat aveuglant de la lampe incrustée au plafond.
Je réprime une déglutition.
-J'ai besoin d'elle.
-Pourquoi ?
Elle cesse de jouer avec le couteau pour le saisir fermement de sa main la plus proche d'Ecclésia.
-Parce qu'elle connaît la Terre. Parce qu'elle est proche de la sœur d'Adonis.
Une demi-vérité.
Elle fait rouler l'articulation de son épaule, l'échauffant.
-Le dernier fragment se situe dans le Lac Blanc, Kyra, ajouté-je en fixant le poignard.
Elle incline la tête sur le côté, perplexe. D'un agile mouvement du poignet, Kyra fait de nouveau tourner l'arme autour de sa main.
-Tu te mens, Alicante.
Elle stoppe la course circulaire du poignard pour tracer un sillon invisible sur sa paume.
-Tu te trouves des excuses. Mais c'est normal...
Une bombe d'adrénaline explose en moi, juste là, sous mon thorax. Le contact soudain de ses doigts sur mon poing en amplifie les dégâts.
-Je ne suis pas un bâtard, susurré-je entre mes dents, en écho à une très ancienne conversation, fou de rage. Je ne suis pas comme toi.
Je tiens à Ecclésia, oui. Trop, incontestablement. Plus que n'importe quelle autre divinité, à vrai dire, seulement, je ne peux pas croire que mon affection pour elle soit à mettre en lien avec ma nature. Le problème ne vient pas de moi, ni de la qualité de mon cœur, de mon cerveau ou d'une invraisemblable... faiblesse. C'est Ecclésia, l'irrésistible.
-Ne remettons pas le sujet sur le tapis, toi et moi savons que tu reviens de loin et que ton vécu a probablement déteint sur ta nature.
-Ne dis pas n'importe quoi, cela ne s'est jamais vu !
-Et as-tu déjà vu un Obscur pure souche aimer ? me renvoie-t-elle à la face, tel un boomerang.
-Par tous les dieux, Kyra, je suis le fils du Roi Obscur ! insisté-je, véhément. Je ne suis pas comme toi !
Un grondement plus qu'une réplique.
-Mais où veux-tu en venir ? Mon père était Soigneur, oui, et alors ? Suis-je pour autant devenue un pauvre être fragile qui pleurniche au premier tintement de lame ? Ai-je déjà fui la promesse d'un bain de sang ? J'ai toujours été la première à te venir en aide, ne me dénigre pas de la sorte.
- Ton quart de Lumière est génétique, persisté-je en ignorant sa défense. Ta faiblesse est génétique. Ça, c'est logique.
-Très bien. Continue à te voiler la face. J'ai hâte de voir comment tu géreras la jalousie maladive que tu éprouves envers Genesis et la façon dont tu t'y prendras pour la protéger coûte que coûte malgré ton entêtement.
Sentant ma bouche prendre les plis de l'amertume, je fais mon possible pour réguler mes sautes d'humeur dangereuses.
- Le Prince Obscur ne s'abaisse que pour remonter l'ourlet de son pantalon.
J'esquisse un rictus amusé, elle éclate de rire.
-Tu ne me l'avais encore jamais faite, celle-là, raille-t-elle en posant une main sur mon épaule.
La tension redescend d'un cran et je me surprends à échanger un regard plus ou moins complice avec elle, la guerrière qui ne m'a jamais sous-estimé et sans qui je ne pourrai probablement pas tenir ce discours à cette heure.
-Il faut bien un début à tout.
-En effet, confirme-t-elle, pleine de sous-entendus.
Lorsqu'elle jette un coup d'œil à Ecclésia, mon esprit me hurle de rester de marbre, de ne pas l'imiter. Alors je me contente de l'observer soupirer puis reposer le poignard sur le comptoir qui la jouxte.
Un poids s'évapore de mes épaules.
-Tu sais que je suis aussi passée par là. Tu connais mon bourreau. Il s'est amusé à planter cette flèche maudite dans mon cœur. Je n'avais rien vu venir. Et toi non plus, tu n'as rien pu prédire. Nous avons dorénavant les mêmes blessures inguérissables infectées par ce seul poison qui ne connaît pas d'antidote. L'Amour.
Le terme me fait frissonner d'horreur.
J'affectionne Ecclésia, certes, mais comment peut-on oser assimiler cela à de l'amour ? Comment peut-on jeter pareille ignominie à la face du Prince Obscur ? Comment peut-on impunément insulter, déchiqueter, cracher sur tout ce qui me constitue, en l'espace d'une poignée de secondes ?
-Arrête.
Un sourire nerveux se greffe sur mon visage lorsqu'elle me détaille le plus sérieusement du monde. Ma tête se gausse, mais mon cœur est silencieux. Ce lâche a décidé d'abattre sa forteresse pour laisser les mots de Kyra le pénétrer et le marteler à coups de débilités sans nom.
-Ce poison perfide s'accapare tes souvenirs, sentiments et pensées pour n'en tirer que celles qui sont en rapport avec le détenteur de la flèche. Chaque fois que tu fermes les yeux, chaque fois qu'il est loin de toi ou qu'il est trop près de quelqu'un d'autre. Tu ne peux pas lutter.
Je secoue la tête, de plus en plus rapidement, tandis qu'elle débite aberration sur aberration. J'ai envie de rire, de répliquer, mais cet imbécile de cœur ne m'en donne pas l'autorisation.
Sa main blafarde agrippe mon bras.
-Elle a gagné, Alicante.
-Non.
Je m'appuie au comptoir.
-Je regrette simplement que ce soit cette mutante.
-Ecclésia est parfaite comme elle est, grogné-je du tac au tac entre mes dents, à voix suffisamment basse pour qu'elle seule l'entende.
Le sourcil arqué de Kyra me déstabilise. Ses yeux me hurlent « que t'avais-je dit ? Tu viens de te perdre toi-même ».
-Bien sûr. Pour toi, pour ton cœur, Ecclésia est le symbole de la perfection. Ecclésia est combattante, Ecclésia est intelligente, Ecclésia est indispensable, Ecclésia est le comble de la beauté.
-La ferme !
Je prends ma tête entre mes mains, honteusement tremblantes. De quoi ? De rage ? De peur ? D'appréhension ? Quelle qu'en soit la raison, mon comportement n'est pas digne de moi. Pas de Père, pas de mon titre, pas de mon sang. Krycléine n'aurait jamais autant faibli.
Le chien, Gene, qui me suit où que j'aille, se met à aboyer. À la vue du flot d'étincelles qui jaillissent de mes paumes, je les écarte de mon visage puis prends le chemin de la sortie, abasourdi.
La pièce semble vaciller. À chaque pas, elle tangue, au point que je doive parfois me tenir à l'angle d'un meuble. Je ne suis pas faible. Père a fait de moi un battant, un guerrier à la cuirasse infaillible, un soldat au mental d'acier incapable de fondre. Ce n'est pas de cette manière qu'il m'a élevé. Je me dois de lui faire honneur. Je me dois de ne pas redevenir ce petit être fragile qui s'agrippait à sa jambe toute-puissante.
L'animal se met à grogner.
Sur mon dos, les regards éberlués s'accrochent. On entendrait le cœur de l'Humain battre.
La porte se brise lorsque je l'ouvre à la volée. Les poches de sang, les Humains, discutent entre elles, tout sourire, hormis les deux répugnants qui s'embrassent encore et encore. Leurs lèvres descendraient-elles de ventouses ?
À défaut de shooter leurs têtes si soudées pour les délivrer de la faiblesse Ultime et me décharger de mon trouble, je prends sur moi en serrant les poings et emprunte une rue déserte. Ma rage forme un halo de chaleur autour de mon corps, ondoyant invisiblement.
J'entame une course à travers le dédale des rues dans l'espoir de me rafraîchir ou, au moins, de me vider la tête. Malheureusement, les paroles de Kyra agrippent mes neurones avec l'efficacité de crochets. À cette allure, j'ai tôt fait de parcourir la ville, les cheveux aux vents et le tee-shirt gonflé par les puissants courants d'air créés par mon rythme effréné.
Vite, trop vite, le restaurant se présente à nouveau devant moi.
Kyra, qui tient sa main en visière, pivote sur elle-même jusqu'à ce qu'elle me localise et me pointe du doigt. Les autres m'observent approcher. Je fais mon possible pour éviter le visage d'Ecclésia en reportant mon attention sur Armorie, qui a l'air profondément inquiète.
Voilà que je fais pitié à la sœur d'Adonis...
Le sang bouillant, je m'arrête net devant le groupe.
-Tiens.
Kyra me tend un AK-47. Je le lui arrache des mains. Elle esquisse un rictus amusé. J'ai beau essayer de lui en vouloir plus d'une heure, ce vœu n'a jamais trouvé sa réalisation en tant d'années. Kyra est la personne avec laquelle je suis le plus proche, celle qui me connaît le mieux, celle qui a toujours su trouver les mots justes même s'ils me dérangent.
Ecclésia reste en retrait. Je m'efforce de l'ignorer. Un vrombissement m'y aide, s'intensifiant au fur et à mesure que la source de sa production se rapproche, jusqu'à ce qu'un engin étrangement constitué se stationne devant nous. Il s'agit d'un moyen de locomotion à quatre roues comportant deux vitres et deux portes. À l'intérieur, il n'est pas difficile de repérer deux sièges, dont l'un est occupé par Evan. Devant lui, il tient un cercle braqué d'une telle façon que les roues de devant s'inclinent vers nous.
-C'est un pick-up, m'informe Kyra. Un véhicule.
J'analyse de plus près l'engin à la peinture gris métallique. Ces Humains ne sont peut-être pas si simples d'esprit que cela...
-Evan et moi prenons les sièges. Vous, dans la remorque, souverains y compris, ajoute-t-elle en m'adressant un sourire espiègle.
Armorie, Icanée et Genesis grimpent sans se poser de question à l'arrière. J'ose espérer que l'on m'apprendra à manier cette machine, un jour... Histoire de rompre ma dépendance au savoir-faire Humain.
Dans la remorque, je m'assois dans un coin.
-Où est Ecclésia ? demande Armorie alors que Genesis s'est déjà levé pour la chercher.
Je la traque rapidement du regard, animé par un sentiment d'urgence que je préfère éviter d'analyser, et la repère à quelques mètres de là. Ses contours se dessinent dans le clair-obscur du soleil, à côté d'une autre silhouette. Plus petite, recourbée, effectuant de grands gestes de la main, cette seconde forme semble la surprendre... ou l'effrayer.
Mes jambes m'entraînent déjà vers elle, semant celles d'Armorie et de Genesis dans la foulée.
-Elyph brillant ! hurle la personne.
La distance se raccourcit, je distingue de plus en plus les traits de l'Homme. Celui-ci est débraillé. Son dos anormalement voûté l'empêche de se déplacer efficacement. Il brandit le bras en direction du ciel, parasité par nombre de mouvements délirants. C'est un détraqué. L'un de ceux qui ont perdu la raison dans l'invasion intraitable de l'Obscurité.
-Pardon ? murmure Ecclésia.
-Ciel ! Déesse, bleu !
Il rit à gorge déployée.
-Bleu... étoile ? reprend-il en fronçant les sourcils.
-Venez, lui-soufflé-je, à quelques pas. Il débloque.
Ecclésia pivote vers moi, laissant de côté l'objet de ses tourments pour s'en prendre à son nouvel ennemi : moi. La lueur attristée qui embrasait ses yeux laisse place à un énervement inexplicable.
J'aurais presque pu la voir brandir un grand arc doré, qu'elle armerait d'une flèche étincelante, avant de pointer mon thorax et transpercer l'organe sans défense qui régit mon existence. Heureusement pour moi, elle n'en est pas armée.
-Kyra ne peut pas avoir raison, vous comprenez ?
Je fixe malgré moi sa bouche finement rosée, à l'instant pincée par une canine, tandis que ses longs cheveux bleus volettent au gré du vent. Quelques mèches glissent sur son buste, intelligemment avantagé par sa combinaison.
-Non. Je ne vous comprends pas, non.
Le soleil couchant qui brille derrière elle m'oblige à plisser les yeux.
-Moi non plus, je ne comprends pas... murmuré-je.
Peut-être serait-ce plus simple de laisser mon esprit et mon cœur s'écouter ? De toute façon, combien de temps me reste-t-il avant qu'ils ne fusionnent ?
Lorsque je reviens à la réalité, à elle, Ecclésia me contourne. La déesse esquive sans le vouloir une nouvelle tentative d'étreinte venant du fou, tandis que ma tête suit machinalement la direction de ses pas.
Le fou qui m'avoisine désormais braille de nouveaux mots, en rapport avec le ciel, immobile, tout en observant avec moi la divinité s'éloigner. Bientôt, nous la voyons grimper dans le pick-up.
-Je ne comprends rien...
Ma remarque jaillit en souffle désespéré. Le fou m'adresse un long regard, en agitant périodiquement sa main en l'air.
-Étoile, répond-il.
J'aimerais pouvoir me fiche de son attitude. J'aimerais affirmer que je ne jalouserai aucun des mâles qui tenteront de me la ravir. J'aimerais être immunisé contre la sensation qui picote mon cœur métallique. J'aimerais ne plus croire Kyra, ignorer les symptômes de ce sentiment Lumineux.
Amour.
Je déglutis.
J'aimerais, mais je ne peux pas.
***
Hey ! 🤗 Comme annoncé sur mon mur wattpad, je reviens en force cette année ! Préparez-vous à recevoir régulièrement des notifications sur ce livre ;)
Merci à toutes celles et tous ceux qui liront ce message, vous êtes les meilleur(e)s. Merci d'être encore là, après tout ce temps ❤
A très bientôt, bis !
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