Falsification
Désolée, j'avais dit 13h30, mais apparemment wattpad, n'était pas de cet avis...
PDV ALICANTE
- Était-ce vraiment nécessaire ? s'invective la voix de la Déesse de la Tolérance, qui déchire le brouillard silencieux dans lequel se perdait ma conscience.
J'esquisse un mouvement ralenti par un bataillon de contractures. Mon épaule s'écorche contre une surface dure et froide, que je ne me souviens pas d'avoir approchée volontairement. À vrai dire, je ne me souviens plus de grand-chose, si ce n'est d'avoir été sur les nerfs. Les braises de ma Haine agonisent encore dans les replis de mes entrailles, plus tièdes que brûlantes, désormais. J'amorce un nouveau mouvement hasardeux. Mon profil se déplace sur cette même surface, à l'instar de ma hanche et de l'une de mes ailes, qui crisse bruyamment. Je suis allongé par terre.
Il fait noir, totalement noir. À moins que je sois dans l'incapacité d'écarter les paupières.
- Eh bien, donnez-nous un moyen de canaliser le Prince Obscur, fils du Roi Obscur et de vous-mêmes ! réplique une autre voix, celle de Kyra, qui résonne dans ce qui semble une pièce exiguë - à en juger par l'écho qui me vrille le crâne. Nous l'empêchons de rejoindre son âme-sœur, est-ce que vous saisissez ? Son âme-sœur. N'importe quel individu concerné par ce phénomène surpuissant, et incontrôlable, se plierait en quatre pour venir en aide à sa moitié ! C'est biologique !
- Cela fait maintenant deux jours, se plaint Armorie.
Armorie, me répété-je comme la pire insulte qui soit.
- Il s'en remettra.
Son souffle titille mon ouïe. Une forte odeur de cendre éveille mon odorat. Et bien que je me sente comateux, il n'est pas difficile de deviner que Kyra ne contribue pas seule au déroulement de mon séjour ici. Une farce qui n'a que trop duré. Mais lorsque j'entreprends d'ouvrir les yeux, ceux-ci refusent de coopérer. Il en est de même pour la mobilité de ma main, de mon torse et de ma langue, lourds. Seule la douleur qui martyrise mes cellules, ainsi que la lointaine sensation du sol contre ma peau à vif, me confirment mon statut de vivant.
« Alicante ? Alicante ? »
Je tressaille, les respirations se coupent.
Ecclésia ? m'enthousiasmé-je, plus alerte. Adrénaline et soulagement dissipent en partie mon état de confusion. Un mélange dont les ingrédients s'allient en quantités doubles, provenant aussi bien de mes ressentis que de ceux de la déesse disparue.
« Où êtes-vous ? Que se passe-t-il ? »
Je fronce les sourcils. Les événements ayant précédé le trou noir dans lequel se noie ma mémoire me reviennent en bloc.
Et vous ? Où êtes-vous ?
Le soulagement se mue en torrent d'angoisse et de terreur. Une goutte de souffrance entre en collision avec le cataclysme explosif, provoquant une sorte de geyser émotionnel qui m'ébranle de la tête aux pieds. Mes mâchoires se crispent.
« Je n'en sais trop rien. Des hommes vêtus de blouses et de gants en latex consultent des écrans. Ecoutez, je... ».
Elle ment. Du moins, elle me dissimule des détails. Aux dernières nouvelles, de simples écrans n'ont jamais eu le pouvoir de terroriser une divinité de sa trempe. Sa nonchalance feinte frise le ridicule.
Vous souvenez-vous du chemin emprunté ? la questionné-je en prenant garde à endiguer mes craintes.
« Laissez-moi poursuivre. Il me reste peu de temps ».
Peu de temps ? Avant quoi ?
« Le fragment est l'Elyph ».
Sa voix mentale me communique sa fierté, un sentiment toutefois édulcoré par son anxiété.
Ecclésia, peu de temps avant quoi ?
Mon rythme cardiaque se serait accéléré, s'il le pouvait.
« Le fragment est l'Elyph, l'étoile basse ! Vous rappelez-vous de l'inscription que portait la vitrine vide du musée ? De ce que le fol humain répétait à longueur de temps, dans la ville où nous avait propulsés le point passerelle ? Il avait raison ! Il n'était pas si fou ! ».
- Alicante ?
Décrivez-moi l'endroit où vous vous trouvez, tenté-je de la recentrer avant que ce fameux je-ne-sais-quoi se produise.
Soudain, une décharge de peur me contracte violemment. Le phénomène me coupe le souffle et rabat mes paupières. Je suis face à un mur, il fait noir. Et Ecclésia n'a plus le temps. Pourquoi ? Je n'en ai aucune idée. Mais c'est ce que répète sa pensée en boucle avant de se déconnecter, me plongeant dans un silence oppressant.
Ecclésia ?
Sa présence, ancrée en moi, s'alourdit puis m'affaiblit. Comme un poids mort qui pèserait de plus en plus sur mon âme. Un élan de panique a raison de moi. J'entreprends de me redresser avec une vivacité telle, que le lien qui enserre mon cou rapatrie ma tête contre le sol. Le choc lézarde ma boîte crânienne, dont les craquements osseux se répandent dans la pièce noire. Ses murs, couverts de moisissures et de substances nauséabondes, me rappellent brièvement la chambre dans laquelle m'enfermait Père. Pas de fenêtre, mais de l'humidité, des colonies d'insectes, des champignons et un fin rai de lumière provenant d'une obscure ouverture.
À demi assommé, je tourne la tête sur le côté. Deux silhouettes, l'une masculine, l'autre féminine, contrastent avec le halo de lumière. Ma fixation, même brève, provoque un éblouissement qui me vaut la coulée de larmes silencieuses. Les boucles qui surplombent la tête du mâle m'indiquent qu'il s'agit de Genesis ; tandis que les courbes qui creusent le corps féminin trahissent Kyra.
Kyra.
Mes poings prennent d'eux-mêmes la direction des traîtres, jusqu'à ce qu'ils soient sèchement bloqués par deux fermoirs métalliques dont les épaisses chaînes me retiennent prisonnier. Et j'ai beau rembobiner le fil de la journée, rien de logique ou d'assez clair ne résulte du cafouillage mental. Je me souviens de l'enlèvement d'Ecclésia, de l'indifférence de Genesis, de mes envies de meurtres, du fouet de Kyra et de leur traîtrise. Un retournement de situation qui m'avait forcé à foncer dans le tas.
Et qui s'est manifestement conclu par mon enchaînement au fond d'un sous-sol miteux.
- Kyra ! éructé-je.
Les silhouettes sursautent puis des tintements retentissent. Des armes leur ont échappées des mains.
L'insulte se propage à plusieurs mètres à la ronde, faisant vibrer mes cordes vocales enflammées. Littéralement enflammées. L'entrouverture de mes lèvres délivre une lueur orangée, qui illumine la pièce à l'instar d'une torche. Une odeur de fumée ne tarde pas à chatouiller mes narines, tandis que ma température corporelle croît de façon fulgurante.
Je m'embrase comme je n'ai jamais pensé en être capable.
- Kyra ! reprends-je plus fort encore.
Une myriade d'étincelles jaillit de ma bouche. Ses points de feu rebondissent comme des puces sur le sol. Les aspirations choquées des spectateurs marquent l'hébétude générale.
- Libère-moi ! Libère-moi !
- Que vous avais-je dit ? souffle-t-elle à l'intention de la troisième silhouette féminine qui fait son apparition.
Les dernières étincelles dévoilent une nuée de cafards effrayés, qui s'empressent de fuir les restes de lumière. De nouveau plongé dans le noir, je me débats comme un diable, hors de contrôle, jusqu'à ce que deux ronds rouges se matérialisent sur le sol. Deux projections du feu de mes orbes oculaires, alors aussi enflammés que l'intérieur de mon corps.
- Libérez-moi ! Vous êtes morts ! Morts ! vociféré-je en combattant les liens qui entament ma peau surchauffée.
Le fer rougi se ramollit au contact de mon épiderme, dont l'odeur de chair brûlée se répand progressivement dans la pièce.
- Genesis ! s'écrie Kyra, terrifiée.
Un rideau d'ondoiements brouille les contours de mes bourreaux, si bien que je peine à percevoir les détails de leurs visages.
- Icanée ! Evan ! les appelle-t-il, tendu.
- Ne lui faites pas de mal..., chuchote Armorie, la troisième silhouette, en croisant nerveusement ses mains devant elle. Il ne doit pas souffrir... par pitié, ne soyez pas sévères avec lui...
Ses yeux blancs brillent dans la semi-pénombre, pareille à deux étoiles perchées dans un ciel macabre.
- Genesis, insiste Kyra entre ses dents, lorsqu'une petite et une grande silhouette les rejoignent.
Mon tee-shirt en lambeaux baigne dans mon propre sang, souillé et pollué par la moisissure. Un coup d'œil sur mon torse, nu, révèle une tripotée de plaies dont les rebords à vif résistent tant bien que mal à la pression exercée par les balles de qui les comblent. Une trentaine.
Un ploc retentit puis une douleur localisée sur mon abdomen m'arrache une grimace indésirable. Je lève tête. Mes yeux éclairent le responsable : un arrosoir suspendu au plafond. L'embout humide menace à tout moment de déverser son acide sur mon corps.
Ils m'ont acidifié la peau.
- Genesis ! m'égosillé-je en me démenant, parasité par le cliquetis des chaînes et le frottement des fragments dans ma poche.
Les maillons fouettent le béton, et la large pince qui me broie la gorge me vole un son de strangulation des plus irritants.
- Et Ecclésia ? m'époumoné-je.
- C'est... compliqué. Je t'expliquerai la raison de cette stratégie lorsque tu te montreras disponible.
Ma peau rougit. Un phénomène nullement associé aux flux sanguins, mais à mon embrasement. La surface de mon corps luit d'une puissante lumière rouge, un tantinet tamisée par la matité de ma peau. Le métal s'étale autour de mon cou, de mes poignets et de mes chevilles.
Mon organisme forge les vestiges de liens traîtres.
- Maintenant ! déclare le Soigneur, dont le ton trahit la peur.
Un cliquetis. Des pieds qui frôlent le sol.
- JE VOUS TUERAI ! TOUS !
Mon agitation fissure les murs et menace d'en arracher des pans entiers. Pratiquement libre, je commence à me hisser sur mes jambes, quand la riposte me projette de nouveau au sol.
... des tirs, beaucoup. Du sang, à foison. De l'acide, en abondance. Des fêlures, à la cantonade. Puis de la douleur, trop.
« Ecclésia » est ma dernière pensée.
Le prénom qui symbolise l'unique flamme capable de prendre racine dans mon cœur de fer, alors même que le reste de mon corps brûle de mon propre feu.
***
- Il se réveille.
Ecclésia ? tenté-je fébrilement.
Pas de réponse.
- Fais attention à toi, murmure Kyra.
- Va-t'en, soupire Genesis.
J'entends l'intéressée souffler, peu rassurée.
- Tu as un quart d'heure. Je ne pourrai retenir Armorie plus longtemps.
- Un quart d'heure, confirme Genesis.
- Je ne serai pas loin.
Des bruits de pas retentissent, puis s'éloignent. S'ensuit le claquement d'une porte qui se ferme et le cliquetis d'un verrou que l'on abaisse. La respiration de Genesis se calque sur la mienne, tandis que j'évalue la gravité de mes blessures. Je lève un bras. Bien. Je me retourne. Le mouvement me donne l'impression de me déchirer en mille morceaux, mais j'y parviens. Des balles se délogent de ma peau, vivement repoussées par la Lumière qui s'efforce de referme mes dernières blessures. Mon organisme s'autosoigne.
J'entreprends de lever la tête. De nouvelles entraves violent ma liberté. Au cou, mais également aux chevilles, aux poignets et au torse. Un molosse enragé ne serait pas mieux traité.
Alors que je me sens bouillir, une angoisse légitime écrase le début de haine qui se met à vrombir dans mon ventre.
Ecclésia ?
- Elle te manque, n'est-ce pas ?
Un sifflement de rage jaillit d'entre mes dents. En lâche, Genesis s'est positionné dans un angle inaccessible pour mon cou entravé.
- Tu te sens à moitié vide, à moitié toi, enchaîne-t-il en s'approchant enfin.
Il s'assoit à côté de moi. Je ne daigne pas bouger, les yeux rivés sur le mur noir de crasse.
- Est-ce qu'elle va bien ? ose-t-il demander.
Je garde le silence, préférant le crissement de dents au chapelet de jurons inutiles. Il est si frustrant, si dégradant et honteux de se tenir ainsi saucissonné dans une cave... si écrasant, avilissant... Une larme acide dévale ma joue pour se perdre dans mon début de barbe et se diluer dans l'obscure mixture qui macule le sol. Un mélange de sang, de moisissure et d'eau croupie, sans doute. Le goût de l'impuissance.
- Elle ne répond pas ? murmure-t-il près, trop près de mon visage.
Sans crier gare, j'arme mon poing et pivote dans le sens de la voix. Mon poignet est néanmoins arrêté en plein vol, à quelques centimètres de son nez. Genesis se contente de m'observer, immobile. Je laisse mon bras retomber, frustré, haineux et désespérément... hors d'état de nuire.
- Concentre-toi, Alicante.
Accroupi devant moi, il a posé ses coudes sur ses genoux et penché la tête en avant, comme s'il s'adressait à un môme turbulent. Il sent le savon. Un parfum synonyme de propreté. De privilège.
Les souvenirs qu'éveille ce simple constat hérissent les poils de mes bras.
- Je vais te tuer, m'annonce-t-il d'un ton monocorde, qui s'accorde à la neutralité de son visage. Mais j'estime qu'avant cela, tu mérites une petite mise au point. Tu comprendras alors que tu aurais agi de la même façon, si tu avais été à ma place.
Lorsqu'il me vrille de son regard impénétrable, j'ai toutes les peines du monde de lui consacrer mon attention.
- Je te promets d'essayer de la sauver.
Je fronce les sourcils.
- La blessure du cœur du Prince Obscur le poussera à obtenir ta mort, dicte-t-il comme un automate. C'est ce que m'a affirmé la Déesse de la Prévision, lorsque tu étais encore séquestré par ton père. Au début, je n'ai pas compris. Alicante ? Me tuer ? Encore fallait-il qu'il puisse sortir de sa cave, qu'il s'invente des muscles, apprenne à marcher, à parler correctement, à combattre, et que Sa Majesté intransigeante lui trouve enfin une qualité susceptible de motiver sa libération.
Je m'efforçais de refroidir mes ardeurs dans l'espoir de pouvoir suivre son discours jusqu'au bout.
- Puis tu es sorti de ce trou et je n'ai pas eu d'autres choix que d'analyser la prédiction. Aussi étrange que cela puisse paraître, à l'époque de ta séquestration, ton cœur souffrait. Je ne te voyais que rarement, à la demande du Roi, et toujours pour contribuer à ton humiliation. Tu pleurais, tu suppliais, tu éprouvais des émotions et sentiments défectueux. Mais tout cela, tu ne le devais qu'à ton père. En quoi étais-je concerné ? Puis, lorsque tu as mis le nez dehors, ces comportements ont cessé. Tu étais un véritable Obscur. Manquant d'expérience, certes, mais un Obscur quand même. Comment aurais-je, là encore, pu... blesser ton cœur ? Était-ce à prendre au pied de la lettre ? M'aurais-tu tué si, je ne sais pas... j'avais éraflé ton cœur du bout de ma lame ?
Je ne respirais pratiquement plus, plongé dans un état de concentration qui se rapprochait de la transe.
- En société, ton potentiel laissait à désirer. Tu n'avais jamais été entraîné, tu découvrais tout. Le monde, les relations sociales, le fonctionnement du Palais Obscur... J'avais l'avantage et devais à tout prix le garder. Je t'étais supérieur et les faveurs de ton père étaient miennes. Je me demandais même s'il me m'aurait tenu rigueur de ta mort. C'était la meilleure stratégie à adopter : prendre ta place, conserver ma supériorité, me rendre hors de portée de ton courroux, jusqu'à ce que je sois certain de pouvoir te tuer sans que Sa Majesté n'ait à me le reprocher. Kyra, elle, n'a jamais vu pas les choses du même œil. Tout ceci l'angoissait.
- Vous êtes âmes-sœur, déduis-je dans un grondement.
Le défunt père de Kyra ayant été Soigneur, l'affirmation me semble plausible.
- Un phénomène aussi beau que dangereux, n'est-ce pas ? souffle-t-il en se laissant tomber sur les fesses, plus à l'aise. Nous sommes inséparables depuis notre plus tendre enfance. Dès que la Prêtresse m'a délivré cette sombre prédiction, je suis allé la lui rapporter dans la minute. Tu étais encore dans ta grotte. Esseulé. Évidemment, durant cette période, je n'étais pas encore Soigneur. Par conséquent, Kyra vivait seule cette attraction inexpliquée, un peu comme si le destin savait ce qui allait advenir de mon âme. Qu'il savait que je m'affaiblirais. Que je me gorgerais en partie de Lumière à la seconde où mon simple respect pour Icanée se transformerait en amour fraternel. Mais si ce phénomène n'était pas encore réciproque, je l'estimais beaucoup. Kyra était ma meilleure alliée. Excellente guerrière, fidèle, loyale et d'une dévotion à toute épreuve... Je ne pouvais espérer mieux.
- Alors, elle a essayé de se mettre ma confiance en poche pour espérer influer sur ton sort le moment venu, fais-je le rapprochement, au-dessus du crissement de mes dents. Au cas où.
- Exactement. Elle a profité de ta faiblesse, lors de ta séquestration, pour t'approcher en secret et devenir une sorte d'amie à tes yeux. Ce n'était pas un problème, pour elle. Comme tu le sais, son Père ayant été un Soigneur, elle comportait - et comporte encore - un quart de Lumière.
Je n'avais personne. Personne à qui parler, me confier, avec qui jouer. Il était si facile de se creuser une place dans mon estime.
Mon cœur se comprime dans ma poitrine en écho à l'intensité de la relation que je pensais sincère entre la déesse et moi.
Kyra n'était qu'un leurre.
- Plusieurs siècles se sont écoulés durant lesquels je suis devenu Soigneur et toi, le guerrier le plus puissant du Palais. Si je vivais dans un premier temps très mal mon transfert à l'infirmerie, le titre de « faible » qui lui incombait et l'humiliation constante qui me collait à la peau, je me rendis dans un second temps compte que tu n'avais plus aucune raison de me tuer. Je ne te faisais plus d'ombre, tu ne me croisais même plus. Et, même si je le voulais, je n'avais plus assez de puissance pour te tenir tête. J'étais sauvé. Puis Ecclésia est arrivé. Des malades répandaient la nouvelle d'une Lumineuse qui avait pénétré notre territoire et que tu avais pourtant graciée, toi, Alicante. Cette même Lumineuse s'était transformée en l'une des nôtres, une première. À ce stade, je ne savais pas encore quoi penser. Puis, alors qu'elle empilait les échecs et les humiliations, quelque chose te poussait malgré tout à la garder en vie. Quelque chose que tu cherchais à combattre, mais qui s'avérait plus fort que toi. Je le voyais dans ta façon de la regarder, dans la haine que tu lui portais, dans ton obsession pathologique et dans cette fascination mêlée de souffrance qu'elle déclenchait en toi chaque fois que vous vous écharpiez. C'était étrange, tu n'étais pas Soigneur. Comment pouvais-tu aimer sans Lumière ? Je me suis soudainement fait la réflexion que personne n'avait jamais connue ta mère. Alors, j'ai émis une nouvelle hypothèse. « Le cœur » dont faisait référence la prédiction était une métaphore. Il s'agissait de l'objet de ton amour. D'Ecclésia.
J'inspirai longuement.
- Je ne devais donc pas blesser Ecclésia. C'était vague, mais j'ai pris le parti de me rapprocher d'elle. Si nous devenions assez proches, je n'aurais aucune raison d'exaucer la prédiction. Nous ne serions pas ennemis, ne nous affronterions pas et ne nous ferions pas souffrir. Je me suis même convaincu qu'il serait préférable de tenter de la séduire tant que vous vous détestiez, dans l'espoir de vous séparer avant que tu n'enlèves tes œillères.
Je lâchai un rire amer.
- Kyra aurait supporté la polygamie ?
- Difficilement. Mais si elle savait que c'était la seule chose à faire pour me garder en vie, elle aurait accepté sans hésiter.
- Ainsi, depuis que nous l'avons retrouvée sur Terre, son but premier était de me séparer d'Ecclésia.
- Oui. Je l'ai aussitôt mise au parfum par télépathie, comme Ecclésia et toi pouvez le faire grâce à la connexion. Nous feignions de nous haïr dans le but de dissimuler notre lien et espérions que le vôtre était encore immature. Après tout, vous étiez souvent en froid. Mais lorsque j'ai appris qu'il était pleinement opérationnel, ce fut un choc. Ce jour-là, nous étions séparés en deux groupes. Ecclésia était perdue. Elle ressentait tes émotions. J'ai lâché l'affaire. Il ne servait plus à rien de tenter de la séduire, c'était désormais peine perdue. Malheureusement, l'alcool a levé mon inhibition.
Et il l'avait embrassé, me remémoré-je, ivre de haine.
- Kyra et toi avez pensé que la prédiction était sur le point de se réaliser, compris-je alors.
- En effet. Mais je me suis surtout dit que je m'étais trompé. Les prédictions sont d'un flou artistique ! peste-t-il. Ecclésia n'avait pas l'air blessée, elle m'avait pardonné ; pourtant, tu étais décidé à me tuer. Ton cœur, c'était juste ton cœur depuis le début. Et il ne pouvait qu'être blessé émotionnellement à cause de l'amour que tu lui portes. Là était la nuance. Tu étais jaloux.
Je bloque ma respiration.
- J'ai cru que tu allais me tuer, dans ce maudit fleuve. C'était sans compter sur l'intervention d'Armorie, qui m'a sauvé in extremis. Ensuite, tu n'as plus tenté de t'en prendre à moi. Grâce à Ecclésia, précise-t-il avec un sourire qui souligne l'ironie du sort. Pour moi, le destin avait été déjoué. Mais Kyra restait sceptique.
- Et Armorie ?
- Pour une raison qui m'échappe, elle ne souhaite pas que tu reconstitues l'Epée. Nos intérêts se rejoignent, bien... bien qu'elle ne sache pas tout à fait que je compte t'éliminer.
- Et dire que je pensais ton don psychique insignifiant... raillé-je jaune dans la quasi-pénombre.
Les dieux captent les émotions des autres divinités sans même y réfléchir. Celles de Genesis, insondables, ont toujours constitué un mystère, pour moi. Il nous a ainsi été impossible de saisir la contradiction de ses émotions avec celles qu'il placardait sur son visage et distillait dans son comportement.
Il sourit. Encore une expression immotivée, à l'image des véritables émotions que la situation génère en lui : rien.
- Elle te considérait comme un ami, sifflé-je spontanément.
- Crois-le ou non, moi aussi. Je n'avais pas à feindre notre amitié, elle m'était sincèrement chère, ce qui me facilitait la tâche. Ecclésia est quelqu'un d'authentique, d'attachant, de loyal et de... fascinant, en un sens. Mais ma rage de vivre supplante le reste.
Nous nous toisons en chiens de faïence, moi halluciné par ses révélations, lui proprement impassible.
- Avoue-le, Alicante, tu aurais agi de la même façon.
J'esquisse un sourire.
- Tu te trouves dans une situation d'infériorité qui te pousse à commettre des actes aussi lâches et immondes que ta fierté. Plus tu passes de temps à me conter ton incroyable histoire, plus la personne qui t'a sauvé la peau risque d'y laisser la sienne.
- Ne joue pas aux saints avec moi. Tu aurais fait la même chose, répète-t-il, comme un disque rayé.
J'arque un sourcil. Les commissures de mes lèvres s'étirent plus haut, dévoilant mes deux rangées de dents.
- C'est de cette façon que tu comptes tromper l'estime que tu te portes ? susurré-je, exhibant au maximum ma dentition. En te persuadant que moi, je t'aurais imité ?
- Tu ferais la même chose, oui, acquiesce-t-il en hochant une fois la tête. J'en suis persuadé.
Je me retourne sur le ventre, en appui sur les avant-bras. Mon sourire s'évanouit. Les chaînes claquent et les insectes déguerpissent. J'approche mon visage du sien. Nos nez pourraient maintenant se frôler. S'il ne bronche pas, ses yeux noirs, eux, se lovent dans un sentiment de culpabilité qui ne demande qu'à mourir dans l'étreinte si rassurante du déni. Si lâche, si... pathétique. Le son de sa déglutition pénètre dans mes oreilles, s'y faufilant comme une caresse. Un doux murmure de faiblesse.
- C'est ce que ferait un Prince Obscur, ahane-t-il.
Ses dents se serrent, incapables de tenir le rôle du déchet-divin-qui-se-contrefout-de-tout plus longtemps.
- Mais je ne suis pas seulement Obscur, Genesis.
Il me regarde intensément, sans ciller une seule fois, comme s'il me redécouvrait peu à peu. Comme s'il acceptait de reconnaître ma véritable nature. La rencontre semble des plus pénibles, si je me fie aux légers tremblements de sa mâchoire et de ses bras contractés.
- Tu ne m'as pas fait de fleur, en réalité, glissé-je dans un chuchotis machiavélique. Tu voulais t'assurer que je t'aurais infligé le même tourment avant de me tuer, insisté-je, incapable de contenir le sourire qui dompte ma bouche. Oh faible, si faible Gene.
À leur tour, mes membres se mettent à trembler. Le séisme va crescendo tandis que l'hilarité qu'il transporte le long de mes muscles se concentre dans mes cordes vocales. Alors, je m'esclaffe. Je lui ris à la figure, à m'en tordre les boyaux et à en enflammer ma gorge, aussi fou de rage que de dépit. Ma main se met à frapper le sol, vaine tentative de retour au calme. Puis je me laisse tomber, roule sur le dos, me tiens l'abdomen. Tout du long, Genesis s'efforce de juguler ses émotions, sans jamais me quitter du regard. Il s'efforce de rester immobile, alors qu'un rictus déforme ses traits et que son corps vibre.
- Tu l'aurais fait, chuchote-t-il.
J'hurle littéralement de rire.
- Tu l'aurais fait ! s'époumone-t-il, l'index pointé vers le sol comme un pieu, possédé par le déni. Tu l'aurais fait !
Il percute mon thorax, dont les os forment comme un gant autour de son poing. Mon corps percute le mur, puis l'un de ses genoux s'enfonce au centre de ma colonne vertébrale et la brise. Désarticulé, j'atterris de nouveau sur le dos, les yeux écarquillés vers le plafond. Et je ris. À gorge déployée. Hors de lui, Genesis se lève pour me cribler de coups. La douleur n'est qu'accessoire, terrassée par ma folie. Arrivé au cinquantième, environ, je pense à Ecclésia, à ce qu'il adviendrait d'elle si je ne m'en sortais pas.
Je ferme les yeux, me rappelle les sensations éprouvées récemment, lorsque je m'étais transformé en bombe à retardement. Genesis continue à me rouer de coups. De pieds, de poings. Il déverse des litres d'émotions contenues depuis des siècles. Je pense à la Haine qui m'habite, la plus brûlante des émotions Obscures. Je pense à l'Amour qui me tenaille, la plus chaleureuse des émotions Lumineuses. Je pense à Genesis et à Ecclésia à la fois, les superposant dans ma tête et me laissant envahir par ce qu'ils m'inspirent. Alors, le liquide hautement inflammable qu'est mon sang s'embrase. Puis les gouttes de Lumière que distille à grand-peine mon cœur plongent dans le torrent de feu de mes veines. Chaque rencontre Obscurité/Lumière produit une explosion qui fait peu à peu crépiter le feu rayonnant. Le même qui, à son passage, guérit mes blessures.
Genesis m'attrape par les cheveux et me relève la tête. Je prends grand soin de garder les yeux clos et les mains sous mon corps, à côté du métal rougeoyant de mes entraves fondues.
- Parle ! Dis-le ! vocifère-t-il.
- Genesis ? Genesis ?! s'écrie Kyra en se pointant à l'entrée, essoufflée.
C'est le moment que je choisis pour ouvrir les yeux sur le Soigneur. Des yeux enflammés, qui éclairent la peau de son visage sidéré. Son regard se voile, mon sourire illumine son tee-shirt.
- En vérité, Genesis, tu n'en sais rien. Et tu ne le sauras jamais.
***
Hey !
Aïe, ça sent le roussi cette histoire... (notez le jeu de mot😎)
Mais que va-t-il advenir de la team ? 😱
A bientôt ! 😘
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