Face cachée

PDV Ecclésia

-Comme s'ils étaient comparables !

Mon clou s'enfonce dans une latte de bois fraîchement coupée. J'appose l'embout d'une seconde pointe de métal juste en-dessous de la première, puis le percute si fort que la planche se fissure. Accroupie sur le parquet en cours de reconstitution, je cède à la frustration et envoie le marteau dans une vitre.

-Pourquoi tant de hargne ? s'enquit la Déesse de la Curiosité.

Elle essuie les sciures poudreuses qui se sont étalées sur son visage, délaissant la taille d'une modeste table basse.

-Non mais son père ! On marche sur la tête !

-Tu devrais la laisser décompresser, Sity, murmure son compagnon, qui s'affaire à poncer les bords de leur future porte d'entrée.

-Visualise un papillon, ordonné-je au Dieu de l'Altruisme. (Bien que surpris, il hoche sagement la tête) Et maintenant, un tricératops. (Nouveau hochement de tête). Sont-ils comparables ?

Les joues en feu, il secoue la tête.

-Nous sommes d'accord ! Alors comment peut-il se permettre de comparer ma mère à son père ?

Il hausse les épaules.

-Si je les connaissais plus amplement, peut-être aurais-je pu t'éclairer davantage, murmure-t-il.

-C'est sûr. Tu n'aurais pas quelque chose de plus physique à me faire faire ?

-Je tiens d'abord à te remercier, Sity et moi aurions difficilement pu tenir le coup sans ta précieuse contribution. Des années de vie envolées en un clin d'œil..., souffle-t-il à grand peine, ce qui pousse sa compagne à l'épauler d'un sourire. Tu peux rapporter d'autres planches. Il me semble que Genesis en a coupé de nouvelles.

-Je ne t'ai jamais entendu prononcer autant de mots à la fois, avoué-je en clignant des yeux. Mais c'est d'accord. Et désolée pour la vitre, je la remplacerai.

L'un comme l'autre délaisse sa tâche pour me dévisager avec étonnement. Lorsqu'ils se rendent compte de leur indiscrétion, le couple se jette un coup d'œil embarrassé. C'est Dante qui finit par rompre le silence :

-Pas de problème, Ecclésia.

-Qu'y a-t...?

Ah.

Désolée pour la vitre. Désolée. En plus de les aider à rebâtir leur demeure, la Déesse de la Haine s'excuse. Je passe une main dans mes cheveux. Et si mon hypothèse était exacte ? Si Armorie me rappelait des souvenirs, des sensations, des émotions, qui retentiraient de façon significative sur mon comportement ?

D'abord de la sollicitude pour cette sentinelle Lumineuse tuée de sang-froid, et maintenant, de l'entraide. Jusqu'où régresserai-je ?

Je secoue la tête, comme pour chasser ces supputations plus que discutables.

-Je vais vous chercher ça.

Sur le seuil de leur cabane, la pénombre m'enrobe partiellement. Partiellement, car la fluorescence de mes pointes de cheveux s'y opposent farouchement.

Le village est en chantier.

L'esprit lointain, j'entame une marche automatisée.

Peu après ma discussion avec Alicante, les Exilés ont quitté leur cachette secrète pour mettre au point un projet de reconstruction. Hormis Eymir et Cassandra, dont nous n'avons plus reçu de nouvelles depuis l'attaque. Tous les habitants du village se sont évertués à retourner chaque cadavre blanc, analyser chaque visage livide, sans retrouver la dépouille du couple dirigeant. Mais, sait-on jamais, peut-être que nos fossoyeurs retrouveront les disparus.

Entre larmes endeuillées, joie d'avoir survécu et neutralité coutumière des Obscurs, les expressions des dieux bannis varient du tout au tout. Dans ce cas, qui de plus indiqués que des êtres insensibles pour ensevelir les corps de sœurs, amis de longues dates ou alliés fidèles avec efficacité ?

Je progresse dans l'allée principale du camp. La majorité des habitants a vu ses biens partir en fumée, d'autres ont frôlé la mort d'assez près pour en éprouver les méfaits. Troubles psychiques, choc post-traumatiques et dépressions sévissent sur les Lumineux qui, pour les plus robustes, ont ravalé leur Tristesse pour se mettre à l'ouvrage. Quand une poignée coupe du bois, une autre scie, une autre distribue, assemble, taille, nettoie ou enterre. Comme Alicante. Il s'agit de la seule tâche qui n'implique pas la présence d'Armorie.

Nous nous sommes quittés en plus ou moins bons termes. Moi, le moral dans les chaussettes ; lui, persuadé d'avoir eu le dernier mot.

-Tu as l'air de vouloir malaxer les tripes du premier venu à coups de canines.

Genesis assène un ultime coup de hache à un tronc sectionné, avant d'entreposer le nouveau cylindre de bois parmi pléthore de rangées prêtes à l'emploi. Des Exilés viennent constamment se servir auprès de lui, plans architecturaux et motivation à l'appui.

Je soupire.

-Je me sens faible. Émotionnellement influençable, précisé-je en l'aidant à traîner un nouveau tronc jusqu'à son poste de bûcheron temporaire.

Il me dévisage sous les épaisses boucles blondes qui strient son front, puis délimite ses futures découpes à l'aide de ses ongles.

Plusieurs feux de camps sont dispatchés çà et là, illuminant les constructions et chemins les plus empruntés.

-La sœur d'Adonis t'a soignée ?

-Non, frère d'Icanée.

Il esquisse un bref sourire.

-Comment s'appelle-t-elle, déjà ?

-Armorie.

-Si ce n'est pas Armorie, qui s'en est chargé ?

Soudain consciente de mon absence d'handicap moteur ou de douleurs musculaires qui auraient pourtant dues persister, je me frotte pensivement le front.

-Elle a sûrement dû me soigner sans que je m'en aperçoive...Tout à l'heure, je suis restée un bon moment pour l'aider à organiser des séances de guérisons massives, elle a très bien pu m'injecter de la Lumière en me touchant.

-Bien. Vu que je préservais encore un peu d'énergie pour toi, te voir en si bon état m'a étonné. De quoi as-tu besoin ?

-Quelques planches et une vitre.

-C'est par ici. Que prévois-tu de faire, vis-à-vis d'Alicante ?

Je me fige, sur le point de saisir une bonne quantité de lattes, tandis qu'il s'empare d'une scie à dents larges.

-Comment cela ?

-Puisque j'ai retrouvé ma sœur et que ta mère fait partie de l'équipe...merci, pose-le là.

-Y'en a tout plein là-bas, ils font une pause-goûter ! annonce Icanée, essoufflée, en posant un morceau de gâteau à l'endroit indiqué.

-D'accord, on arrive.

-A toute ! s'écrie-t-elle, avant de rejoindre le buffet garni aussi vite qu'elle est apparue.

-Donc je te disais que, puisque j'ai retrouvé ma sœur et que ta mère fait partie de l'équipe, plus rien ne nous retient au Palais Obscur...En d'autres termes, nous n'avons plus besoin de nous encombrer de lui.

Je me redresse lentement, pour m'asseoir tant bien que mal sur un cylindre positionné à la verticale. Le bruit de sa découpe jure avec les battements de tambours qui s'élèvent au loin, sans doute à proximité du feu de camp principal.

Nous y voilà. Dossier classé secret défense : le sujet Alicante.

Ce dieu que je devrais le haïr au point d'en éprouver des hauts le cœur mémorables, celui que j'aurai dû tuer à maintes reprises, mais qui a finalement trouvé le moyen de se hisser au sommet de mon estime. Fou. Incompréhensible. Mais lorsque le destin entre en jeu, la logique a-t-elle son mot à dire ? Je n'avais pas prévu tant de découvertes à son sujet, pas prévu de rire en sa compagnie, pas prévu de lui sauver la vie au péril de la mienne, de tergiverser, laisser le temps filer et le lien se renforcer. Pas prévu de porter sa chevalière –qui échappe étrangement à l'œil avisé de Genesis-, ni de recevoir une avalanche de sensations électrisantes lorsqu'il m'a embrassée.

Ni que la distance qu'il s'efforce de maintenir entre nous me frustre à ce point, d'ailleurs.

Genesis et moi nous étions mis d'accord : lorsqu'Alicante partait à la recherche du fragment situé aux abords de la cascade, je devais l'accompagner dans l'optique de contenir son impatience et l'empêcher d'y laisser la vie. Ainsi, nous l'aurions aidé à récolter le reste de l'Epée Originelle puis serions rentrés à ses côtés. Trop heureux, le Roi aurait laissé de côté ses ressentiments et nous aurait accueillis à bras ouverts. Enfin, cela, c'était surtout la conviction d'Alicante. Mais c'était aussi notre meilleur espoir.

Sauf que les choses ne se sont pas tout à fait passées comme prévu.

-Tu n'y as pas encore réfléchi, n'est-ce pas ? devine-t-il, bien qu'en dédiant l'essentiel de son attention à la tâche. J'ai pensé que l'on pourrait soit patienter jusqu'au prochain fragment, et donc de son affaiblissement ; soit convaincre Armorie de se joindre à nous pour l'éliminer.

Paupières closes, je frisonne de la tête aux pieds. L'illusion d'une grande silhouette noire, inerte, livide, braque un regard profondément blessé sur moi. Son éclat d'un habituel confiant -frisant l'arrogance- a été destitué par les abysses macabres de la mort. Alicante mort. Une violente décharge me fait tressaillir, et rouvrir les yeux à la manière d'un interrupteur que l'on aurait enclenché.

Je noue mes mains l'une à l'autre, histoire de reprendre contenance.

-Et ensuite ? Le Roi déclare la guerre aux Lumineux et nous fait griller à petits feux, juste à côté de ses marshmallows ?

-Ecclésia, la seule personne à laquelle tu tenais Là-Haut est Armorie. Et elle est ici. Pourquoi te soucier du devenir des Lumineux ?

Déstabilisée, je resserre la prise autour de mes propres doigts, si bien les craquements de leurs articulations retentissent.

-Là n'est pas le sujet, nous...

-Etant donné que ce point te gêne, si, c'est le sujet. Nous n'aurions qu'à faire porter le chapeau à Armorie qui, faisant bénéficier les Lumineux de la mort du Prince Obscur, du meilleur élément ennemi, remportera la victoire à son camp. Puis, nous qui vivrons en toute tranquillité parmi les Exilés ne serons pas touchés par les dégâts. Je ne vois pas pourquoi ta mère s'opposerait à ce plan, sachant que les siens seront éternellement hors de danger. Toi y compris.

Quelques jours auparavant, j'aurai probablement bondi sur mes jambes et l'aurai secoué jusqu'à ce qu'il se décide à mettre son plan à exécution. A présent, je me demande comment contourner la mort d'Alicante sans passer pour une folle-à-lier.

-Si nous loupons notre coup, il s'appliquera à nous le faire regretter amèrement.

-Alicante n'est pas invincible.

Insouciant, Genesis s'accroupit puis plisse les yeux devant une finition peu esthétique. Il la corrige au couteau.

-Tu as froid ? s'enquit-il.

Je décroise les bras qui barraient ma poitrine aussi sec. Mon inconscient cherche manifestement à offrir une protection supplémentaire à mon organe vital.

-Un peu.

Mensonge.

Il amorce un coup de hache.

-Simple curiosité : vous avez quasiment grandi ensemble, comment se fait-il qu'aucun lien fraternel n'ait pu naître entre vous ?

Cette fois, il stoppe son mouvement en plein air, immobilisant l'arc tranchant de la hache à quelques centimètres du bois.

-Je ne sais pas, Ecclésia, peut-être parce qu'il m'a banni au quatrième étage ?

Le regard qu'il me lance m'encourage à adopter un air imperméable. Attitude maintenue lorsqu'il se place face à moi, sévère.

-S'il ne l'avait pas fait, le Roi t'aurait exécuté.

-Tu penses qu'il a agi par bonté d'âme ? Voir ma tête rouler à ses pieds n'aurait été qu'un plaisir éphémère, mais me voir souffrir éternellement, ça, c'est bien plus jouissif.

-Mais peut-être qu'en sortant du trou à rat qui lui servait d'habitat, enfant, il s'est retrouvé seul, infesté de poux, crasseux, difforme, mais a décelé en toi une solution pour l'intégrer à cette société qui lui était étrangère ? Peut-être qu'en ayant exclusivement eu affaire à des relations basées sur le harcèlement moral et les violences physiques, il ne savait pas communiquer autrement ? C'était ça, les échanges qu'il recevait : des coups, des injures et affrontements à répétition. Comment pouvait-il s'y prendre autrement ?

Il envoie la hache dans les buissons.

-Oh non. Je n'en reviens pas ! Ecclésia, Ecclésia, Ecclésia, répète-t-il en se pinçant l'arête du nez. Je vais t'aider à dresser son véritable portrait : Alicante, c'est celui qui a plusieurs fois tenté de tuer, qui t'a torturée sans le moindre scrupule et qui a cherché à obtenir des faveurs sexuelles que tu n'étais pas prête à lui céder. C'est lui, Alicante. Ne l'oublie jamais.

Je déglutis, consciente de mon irrationalité.

-Au final, il n'a jamais conclu.

-T'entends-tu seulement parler ? articule-t-il. Je n'en reviens pas..., murmure-t-il comme à lui-même, en faisant les cent pas. Et dire qu'il est allé jusqu'à te révéler les dessous de la "légende". Il a localisé tes faiblesses et s'y est engouffré pour titiller ton empathie. Vicieux. (Il relève la tête) Ecclésia, par pitié, ne te laisse pas embobiner.

-Il est le Prince Obscur, l'indulgence ne devrait pas être à sa portée. J'étais une Lumineuse, une ennemie ; à sa place, son père m'aurait exécutée sur-le-champ. Pourtant, il m'a épargnée. Alors, certes, il a commis des erreurs, beaucoup d'erreurs, mais quel Lumineux aurait pensé survivre ne serait-ce qu'une seconde en sa compagnie ?

-Tu...

-Il n'a pas cédé à ses pulsions, le coupé-je. Il m'a protégée. Je sais...je sais. C'est très étrange, dit comme ça ; mais, à sa façon, et bien malgré lui, il m'a protégée.

-Et pourquoi aurait-il fait cela, Ecclésia ? Comment peux-tu te laisser influencer à ce point ? Il t'a retourné le cerveau, bon Dieu !

Lui avouer la vérité, c'est me tirer une balle dans le pied. C'est aussi lui fournir une longueur d'avance sur ce cousin détestable.

Mais, surtout, ce serait la fin d'une amitié indispensable.

-Personne ne le tuera, répliqué-je si bas que l'essentiel de ma voix se fait emporter par le tintamare des tambours.

Le Soigneur esquisse un sourire à la limite du rictus, l'air las.

-C'est insensé, débute-t-il calmement. Je me suis toujours montré disponible pour toi. Je t'ai prêté mon oreille lorsque tu avais besoin d'attention, mes bras lorsque tu avais besoin de réconfort ; mon temps lorsque, après m'avoir réveillé au beau milieu de la nuit, tu avais besoin de te décharger sans craindre de représailles ; mon énergie lorsque tu avais besoin de secours, et mes sentiments lorsque... (Il s'interrompt). Je n'ai cessé de répondre à tes besoins, au détriment des miens. Je t'ai tout cédé, Ecclésia, jusqu'à mon cœur. Depuis le début, j'étais là. J'étais là, mais dans l'ombre. Parce qu'au final, quoi qu'il fasse, quoi qu'il dise, c'est toujours lui qui finit sous le feu des projecteurs.

La gifle que viennent de m'asséner ses édifiantes révélations me cloue sur place. Elle compresse ma cage thoracique, raidit mes muscles et écarquille mes yeux jusqu'alors aveugles.

-Il y a encore du gâteau...murmure la petite voix d'Icanée qui, les mains pleines de sucre et la bouche sale, affiche un air perdu.

Mais Genesis a déjà tourné les talons.

***

Assise au pied d'un arbre, j'émiette une feuille morte à l'aide de mes doigts frigorifiés. Oui, il fait froid. Mais, en trois bonnes heures –peut-être plus, peut-être moins-, je n'ai toujours pas déterminé si ce brusque changement de température était simplement dû au fait que je me suis éloignée des feux de camp, ou que ma culpabilité ait des répercussions somatiques. Je n'ai rien vu, rien prédit...ne serait-ce que soupçonné. Pourtant, j'ai été Déesse de l'Amour. J'ai côtoyé ce sentiment durant de nombreuses années, vu de nombre d'âmes y succomber, de cœur s'y épanouir, et des regards...Tellement de regards, de gestes, de sourires significatifs. Mais chez Genesis, je n'ai rien perçu. Pas même une étincelle. Cet hermétisme qui lui permet de protéger ses sentiments le coupe de la principale forme de communication non-verbale commune aux dieux. C'est facile, de contrôler ses gestes. Facile, d'éviter de ranger une mèche folle derrière l'oreille ou de contempler tendrement, mais pas de contrôler ses émotions. La seule fois où j'ai pu y être réellement confrontée, remonte au jour où Alicante m'a contrainte à sauter de l'une des falaises du Palais. Icanée avait volé à mon secours –c'était le cas de le dire- et il n'avait pas du tout apprécié sa témérité. Elle avait risqué sa courte vie pour moi. Légitime, évidemment. Sauf que la puissance de son antipathie m'avait frappée tel un poing de titane. Elle m'avait broyée, meurtrie, choquée.

Et, en même temps, ses actes confirment sa déclaration : il a toujours été présent. Krux est un ami, et lui, en tant qu'ami, n'aurait jamais accepté que je le réveille en pleine pour lui raconter à quel point mon existence insignifiante est minable. Il m'aurait plutôt répliqué quelque chose qui ressemble fortement à « Je m'en tape, petite fiotte » avant de m'éjecter de ses quartiers à grand coup de pied dans le derrière. Par contre, Krux répond toujours présent lorsqu'il s'agit d'éviter ma mort. Ça, c'est de l'amitié. Enfin, une forme de relation privilégiée entre Obscurs, qui trouvent en l'autre quelque chose d'assez intéressant pour la préserver.

Il me divertit, je le divertis, c'est tout bénéf'.

En ce qui concerne Genesis...son comportement est plus qu'amical.

-Pour ma défense : je hais bel et bien Genesis. Si cela ne tenait qu'à moi, ses entrailles rempliraient déjà la panse des bêtes sauvages qui rôdent dans ces bois.

Je lève les yeux sur le corps athlétique qui s'invite dans la lumière sélénienne pour s'adosser au tronc qui me fait face.

-Où comptez-vous passer la nuit ? s'enquit-il.

Je les baisse sur le petit tas de feuilles mortes sur lequel mon postérieur s'enfonce. La seconde suivante, deux mains vigoureuses tirent mes poignets et je me retrouve plantée sur mes deux jambes, avant de me laisser guider à travers les bois. Alicante n'ajoute rien de plus durant le trajet qui nous mène au chalet d'Eymir et de Cassandra. A l'intérieur, deux ou trois meubles ont été préservés. C'est aussi le cas du matelas qui occupe le sommier brûlé de leur chambre à coucher. En hauteur, un trou suffisamment gros pour accueillir deux dieux ailés permet l'écoulement des cendres qui se sont amoncelées sur la charpente visible de la demeure. Tout est cireux, couvert de suie, si bien que la blancheur du matelas n'est plus qu'un lointain souvenir.

Alicante se penche néanmoins pour le soulever.

-Je ne ferai rien ce soir, décrété-je, anxieuse, les yeux rivés sur ce double matelas.

-Je m'en doute.

Il saute depuis le mur détruit de la façade pour le ravir. Après tout, qui part à la chasse perd sa place, comme dirait Icanée.

-Il me semble que ceux-ci sont morts, annonce-t-il en s'arrêtant devant une cabane à peu près épargnée.

Je lui ouvre la porte et il oriente la tête du matelas de sorte qu'elle puisse s'introduire à l'intérieur. Une fois surplombé d'un toit correct, il entrepose le bien dans le coin le plus reculé de l'unique fenêtre des lieux, source de fraîcheur non-propice au sommeil réparateur. Alors que je me baisse pour épousseter la literie, il me tend un large tee-shirt blanc ainsi qu'un drap.

-Je vais chercher de quoi me vêtir, m'explique-t-il ensuite.

Je jette un œil au tiroir entrouvert, duquel dépassent d'autres vêtements. Des vêtements blancs.

Engoncée sous les draps, changée, dos tourné à la porte d'entrée, c'est avec appréhension que j'attends sa venue. Dormir avec Genesis est une chose, mais avec Alicante, connaissant ses penchants pour les activités nocturnes mouvementées, c'est tout autre chose. Une aventure que là, ce soir, je ne suis pas prête à découvrir. Et même si ma tête n'y est pas disposée, je sais que mon corps obtempérera. Je sais aussi qu'il lui suffira d'une caresse ou d'une phrase soufflée au creux de mon oreille pour évincer mes réticences. Et cela m'effraie. Parce qu'Alicante, c'est la pulsion. C'est un concentré de violence crue et de désirs bestiaux. Un feu d'artifice. Alors que dans mon cas, eh bien, malgré mon pedigree de Déesse de la Haine, il s'avère que mon expérience sexuelle se résume à une brume d'innocence. Pure, indécise, douce.

Tout ce qu'il n'est pas.

Lorsque la porte grince, je me crispe malgré moi. Les geignements du parquet m'indiquent sa lente progression puis le silence, son installation. Mais après une longue minute sans sentir l'autre côté du matelas s'enfoncer, je fronce les sourcils et me retourne. Il s'est allongé par terre, à l'autre bout de la pièce, dans un tee-shirt et un pantalon en piteux état -mais noirs-, les bras croisés sous sa tête. Ses propres vêtements sont soigneusement pliés dans un coin.

-Il y a de la place pour deux, vous savez.

-Je le sais.

-Votre présence ne me dérangera pas.

-Là n'est pas le problème.

-Alors, quel est-il ?

-Je ne suis pas un adepte des matelas.

D'abord surprise, je hausse les sourcils, avant de me rappeler à quoi ressemblait son cabanon : un lit, sans matelas, au sommier bas de gamme, dont les ressorts rebiquaient.

-Pourquoi ?

-Question d'habitude.

-Vous ne voulez pas essayer ?

-Non.

-C'est ridicule. Un peu de confort n'a jamais tué personne.

-Je ne vous demande pas votre avis. Je dors sans matelas, c'est tout.

-Soit, conclus-je en prenant sur moi pour digérer sa répartie. Et pourquoi cette distance ?

-Est-il vraiment nécessaire de commenter l'état de votre tension musculaire à l'instant où vous m'avez entendu rentrer ?

Je me lève automatiquement, emmène le drap avec moi, m'allonge à ses côtés et rabats l'autre moitié du tissu sur lui.

-Je peux savoir ce que vous faites ?

-Des efforts.

Il pivote sa tête pour me contempler un long moment, interdit. Il ne sourit pas, ne replace pas de mèche folle derrière mon oreille, ne me complimente pas, mais si Genesis m'avait adressé un tel regard, j'aurai compris.

***

Le lendemain matin, c'est sur le matelas que je me réveille. L'amplitude possible de mes étirements m'indique que soit j'y ai dormi seule, soit Alicante est parti.

Mes yeux s'entrouvrent, et une masse sombre fait irruption dans mon champ de vision, pour le moment floutée par mon ensommeillement. Alicante est assis, loin de moi, et plus ma vue s'éclaircit, plus l'expression de sa sidération gagne en netteté. Lèvres pincées, yeux écarquillés, regard proprement choqué. J'aurai sûrement compris sa réaction s'il se tenait face à un zèbre équipé de six pattes jaunes et d'une crête sur la tête, sauf que c'est moi, qu'il toise ainsi.

Quand mes yeux me permettent de constater la disparition des flammes qui arpentaient la pointe de mes cheveux, sur l'instant étalés sous ma joue, je comprends que quelque chose dysfonctionne.

***

Désolée pour le retard, ces vacances ne sont pas vraiment des vacances pour moi 😅

J'espère que vous passez de bonnes fêtes et que vous avez été gâté(e)s par le Père Noël ! 😜

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