A vos marques. Prêts ? Tuez
PDV Alicante
Désespoir, tristesse ou colère ? Je ne saurais dire laquelle de ces émotions prime sur les autres. Un tiers désespéré à l'idée de ne pas arriver au bout de ma quête, un tiers attristé par la perte de la Déesse de la Haine et un tiers colérique en raison des émotions qui mitraillent mon torse. Leurs attaques pernicieuses s'infiltrent dans mon cœur, depuis l'instant où j'ai quitté le cabanon. Et je dois bien avouer que ceci est douloureux.
Je me fustigerai bien des heures durant, si mon cerveau ne tentait pas désespérément de trouver une solution.
Mon pied bute dans une racine, manquant de me faire chuter. Pathétique, tout comme l'attirance que j'éprouve pour la version Lumineuse d'Ecclésia. Malgré tout. Diable ! Une telle emprise ne devrait pas exister ! Rien ne devrait se moquer de l'ancestrale répulsion qui oppose Obscur et Lumineux !
Un raz-de-marée de Haine jaillit de mes paumes sous forme d'étincelles. D'étincelles, et non de flammes. L'attaque insignifiante peine à consumer les hautes herbes qui enlacent mes chevilles.
Je m'arrête net. Déjà physiquement diminué par les fragments d'Épée, me voilà psychiquement affaibli par une Lumineuse.
J'enfouis mon visage dans mes mains, honteux au possible.
Le rire qui retentit soudain évince le gros de mes pensées. Mon attention se concentre derechef sur le mâle amusé.
— Un problème ?
La contraction de mes poings entraîne celle de mes bras, si bien que deux poteaux de chair, d'os et de sang prolongent mes épaules. J'ignore quelle est sa plus grande peur, mais lorsque je m'approche de son corps tétanisé, je jurerai qu'elle porte désormais mon nom.
— Aucun.
— Pourquoi as-tu ri en lorgnant mes mains ?
Ses yeux s'abaissent sur lesdits membres rouges et nervurés.
— Je me remémorais la plaisanterie d'un proche.
— Qui était ?
Il déglutit.
— Vous n'êtes pas d'humeur à plaisanter.
— Fais-moi part de ta boutade.
Je m'efforce de lui communiquer ma hargne à travers mon regard.
— C'est... mon frère. Il a dit que... un jour, enfin, un après-midi... il est allé voir sa seconde maîtresse, et la première a... elle a... figurez-vous qu'elle a dit que...
Mon sourire le fait taire.
— Tu as malgré tout l'audace de te payer ma tête, commenté-je en m'approchant encore. Pourquoi as-tu ri ?
Agacé, je l'empoigne par le col de sa chemise pour le plaquer contre un mur. Les fissures du bâtiment rudimentaire s'exacerbent, les pieds de la divinité pédalent dans le vide. Ses yeux d'Obscur sali, cependant, expriment une fureur qui contrebalance avec la terreur véhiculée par son corps.
— Pourquoi as-tu ri ? insisté-je en détachant chaque syllabe.
— Ce n'est pas très drôle, raconté de cette façon...
— Réponds-moi !
Mon hurlement impose le silence sur une vingtaine de mètres à la ronde, si bien que les bruits de fond cessent et que des oiseaux quittent leurs nids.
— Vos mains ! Vos mains crachaient des étincelles !
— Nous y voilà, conclus-je, satisfait. N'as-tu pas honte de railler ton Prince ?
— Ici, vous n'êtes le Prince de personne, réplique-t-il entre ses dents serrées, porte-parole d'une dignité souillée. Vous n'êtes qu'Alicante, un Obscur, un Exilé, un dieu, tout comme moi.
Alors que je m'apprête à enfoncer mon poing dans sa boîte crânienne, une idée revigorante me foudroie sur place. J'écarquille les yeux, tout en maintenant la position de mon bras à la hauteur de son nez. Le dieu cesse de s'agiter, interloqué par mon brusque changement d'humeur.
— Tu ne dois pas être le seul à me moquer ainsi. Je vais me servir de ton exécution, et de celles de tous les impudents dans ton genre pour réveiller ma déesse.
Je lui offre le temps d'encaisser la nouvelle, un brin magnanime, avant de broyer son crâne et observer son corps choir à mes pieds. Le sang qui perle sur mes phalanges, et coule le long de mon poignet me servira à la faire sortir de ses gonds. Les Lumineux haïssent la violence. Ils ont en horreur le sang, les cadavres et les décès gratuits. Les décès tout court. De ce fait, je révulserai la Lumineuse, et m'adresserai de nouveau à l'Obscure qui sommeille en elle.
Cela sera une réussite.
Car, dans le cas contraire, je la perdrai à jamais.
***
Une marée de poings armés accompagne la brusque vague d'acclamations. Je me déplace avec souplesse, tel un lion en cage, transcendé par mes dizaines d'exécutions. Les corps de mes victimes gisent dans leur sang, tandis que je toise chacun des visages qui croisent ma route. La plupart ont un mouvement de recul, d'autres se contiennent suffisamment pour feindre la neutralité.
Je suis dans mon élément.
D'une pierre deux coups, je passe mes nerfs sur les irrévérencieux, rétablis la hiérarchie du camp et me mets en quatre pour attirer l'attention d'Ecclésia.
— Au suivant ! m'égosillé-je.
J'aurais pu croire qu'un filet de sueur dégouline le long de ma tempe et poisse mes cheveux, si le liquide vermeil ne s'écrasait pas à mes pieds. Ploc. Ploc. Ploc. Crac, résonne la colonne vertébrale du cadavre que je viens de piétiner.
Ma grande taille me permet de dominer les premières lignes du cercle formé par mes spectateurs, mais surtout de guetter son arrivée. Ce n'est que lorsque j'entame un énième tour de piste, en défiant chaque spectateur du regard, que je la sens. Mes poils se hérissent. Je m'arrête, dos à elle.
Je sais qu'elle a atteint la limite de la zone de combat. Je sais que ses pieds, nus, baignent dans une mare d'hémoglobine. J'en suis certain, puisque son aspiration choquée volette jusqu'à mes tympans.
Je prends une brève inspiration avant de répéter :
— Au suivant !
Le problème, c'est que plus aucun Obscur n'ose m'affronter.
— Qui pour défier le Prince affaibli ?
Je me retourne à contrecœur, dans le but de dénicher mon adversaire. Cependant, personne ne se manifeste.
Personne, alors qu'Ecclésia nous honore enfin de sa présence.
J'évite de répondre à l'appel de ses yeux épouvantés pour scruter l'assemblée. Au fur et à mesure que le temps s'égrène, ma fureur se décuple. Ecclésia est venue, Ecclésia est choquée, la première partie du plan est validée. Il ne manque plus qu'à provoquer son explosion... son éclosion. Il me faut à tout prix délivrer sa Haine, sur le moment muselée par son enrageante bonté. Mais pour cela, j'ai besoin d'une cible.
Sur-le-champ.
Je saisis un Obscur par la tignasse. Surpris, il pousse un râle suppliant.
— Tu feras l'affaire.
— Votre Altesse... geint le malheureux.
— Alicante ! s'écrie-t-elle.
J'enfonce un poing dans l'abdomen de mon nouveau souffre-douleur. Celui-ci hurle, plié en deux.
— Avez-vous perdu la tête ? s'exaspère-t-elle, plus près de moi.
J'ignore son intervention. Ma cible clopine, les mains plaquées sous son diaphragme. Je l'attrape par la nuque et la propulse au sol, telle une fléchette. Elle s'enfonce tête la première dans la boue, pantin de mon ignoble stratagème.
— Mais qu'est-ce qui vous prend ? Alicante ! ajoute-t-elle plus sèchement, en m'attrapant cette fois-ci par le poignet.
Indifférent à sa réprimande passive, je me dégage de son étreinte pour asséner un coup de pied dans le torse de ma victime. Auparavant à quatre pattes, elle s'effondre à plat ventre. Je me penche pour relever sa tête. Un paquet de mèches brunes me reste dans les mains, tandis qu'Ecclésia s'escrime à me déséquilibrer. Elle passe aux coups. Bien. Toutefois, c'est le fruit de sa bonté qui alimente son initiative. Il s'agit là d'un simple de besoin de justice, couplé à une irritante dose d'empathie. Car, s'il s'agissait de l'œuvre de sa Haine, ses offensives ne m'auraient pas seulement caressé.
Furibond, je lâche les cheveux du malheureux et réfléchis à un autre plan. Alors, lorsque la solution s'offre à moi sur plateau d'argent, au bord de la zone de combat, mes pensées se figent pour toutes converger vers l'individu. Il s'aventure dans le cercle de la mort, prêt à défendre la déesse en cas de dérapage.
Me demander de réprimer mon sourire relèverait de l'impossible.
À mon grand désarroi et pour mon plus grand bonheur, il se trouve que l'Obscure et la Lumineuse tiennent l'une comme l'autre à ce dieu horripilant.
— Alicante, non ! hurle la principale concernée.
Trop tard. Mon poing percute le bras qu'il vient de placer devant son visage. Néanmoins déstabilisé par la force de l'attaque, Genesis recule sur plusieurs mètres, scindant la foule, et traçant de profonds sillons avec ses plantes de pieds dans la terre molle.
Les riverains s'agglutinent à ses côtés, redéfinissant la zone de combat.
— J'aimerais aussi affirmer que tu as perdu la tête, mais j'ai bien peur de ne t'avoir jamais connu sain d'esprit, lance mon détestable cousin.
Sans un mot, je le charge une seconde fois. À l'instar de ma détermination, ma jalousie est nourrie par le hurlement protestataire d'Ecclésia.
Au moment où Genesis annihile mon attaque dans sa paume, je broie ses doigts et profite de sa surprise pour le projeter à terre. La violence de l'impact lui arrache une lamentation. Ce n'est que lorsque deux bras s'agitent à la périphérie de mon champ visuel, que je me rends compte de la participation physique d'Ecclésia. Il semblerait que la Déesse tente de soutenir son petit protégé.
Malheureusement pour elle, je n'ai d'yeux que pour Genesis, cet insecte qui a de toute évidence accepté sa transformation sans sourciller. La course à l'estime de la déesse me paraît tout à coup perdue d'avance. Car lui l'a soutenue, pas moi.
Le bourdonnement qui sature mes tympans engloutit les plaintes d'Ecclésia. Je parviens tout juste à distinguer les acclamations de mes fanatiques.
De son côté, le dos encastré au sol, Genesis s'applique à contrôler la grimace qui déforme ses traits. Il se meut difficilement, sa colonne vertébrale ayant été traumatisée par la projection.
Une fois debout, le Soigneur articule quelque chose que je n'entends pas.
Je jette un œil à Ecclésia qui, aussi désemparée qu'affolée, percute mes côtes à trois reprises, sans résultats. Ses frappes sont rapides, répétitives, mais ont davantage pour but de réquisitionner mon attention que de chercher à me neutraliser. Peut-être espère-t-elle me raisonner par la suite ?
Un principe on ne peut plus Lumineux.
Tout en surveillant Genesis, je passe un doigt sous son menton afin de relever sa tête et inspecter la couleur de ses yeux. Bleus. Bleus comme le ciel d'été. Luminescents comme le corps d'une luciole.
Bien que stupéfaite, Ecclésia saute sur l'occasion pour débiter une série de mots que je n'écoute qu'à moitié. Sans doute moralisateurs, ou bien... sages. Diable, comment dois-je m'y prendre pour évincer cette satanée Lumière ?
Je scrute Genesis un moment. Débraillé, essoufflé, sur la défensive. Seulement, sur la défensive. C'est bien la première fois que ses efforts pour plaire à la déesse ne me révulsent pas au point de vouloir l'écarteler. En effet, mon adversaire ayant opté pour la passivité, l'utilisation de mon épée me rendra on ne peut plus exécrable.
Sitôt l'arme invoquée, Genesis écarquille les yeux et Ecclésia se fige.
Le « non » qui jaillit d'entre ses lèvres délicates, cette fois, entame mes tympans.
Je m'aide de mes ailes pour bondir sur le Soigneur, quand un éclair blanc me percute de plein fouet et me force à regagner la terre ferme. Impressionné par l'efficacité de son intervention, je demeure quelques secondes accroupi, les yeux braqués sur la femelle décontenancée.
— ça suffit ! éructe-t-elle.
Nous y voilà.
Réprimant un sourire, je reprends le blondinet d'assaut. Ce coup-ci, c'est un poing qui met fin à ma course.
— J'ai dit : ça suffit ! s'ébroue-t-elle de plus belle.
Sa main est pressée contre mon abdomen. Je me serais concentré sur la régulation de ma douleur, si sa peau n'était pas légèrement hâlée. Ahuri, je fais fi des conséquences du choc pour relever les yeux et observer ses cheveux se foncer, la pointe de ses cils étinceler et le ciel de ses iris s'assombrir. Un bonheur incommensurable croît au fur et à mesure qu'elle se diabolise, à l'intérieur de ma poitrine, si bien que je me mets à sourire. Sa mâchoire, crispée, engendre le crissement de ses dents, ses sourcils sont froncés, ses narines dilatées, et la position de ses bras offensive.
La lionne brise un à un les maillons de ses chaînes lumineuses.
Sur le moment, je dois me faire violence pour éviter de sautiller sur place, à l'instar d'un enfant sur le point de recevoir son jouet préféré. Mais, soudain, le processus stagne. Entre le bleu-nuit et l'azur pour sa chevelure, entre le noir et le bleu pour ses iris, entre le mat et la pâleur pour sa peau, sa lumière semble résister à mi-chemin. Puis, le processus s'inverse. Atterré, j'assiste à l'assagissement progressif de son physique, jusqu'à ce que la dernière étincelle de ses cils s'éteigne.
Chancelant, je déglutis. Mon épée choit, manquant de me sectionner un orteil. J'étais à cela, chuchoté-je mentalement. Si proche du but. Chamboulé, je n'ai pas la moindre idée de l'image que je renvoie, mais la façon dont ses grands yeux me couvent, prouve que mon self-control s'est éclaté.
Si Ecclésia est Lumineuse, elle ne pourra jamais me suivre En-Bas. Si Ecclésia est Lumineuse, elle sera toujours plus proche de Genesis. En d'autres termes, si Ecclésia est Lumineuse, je la perds.
Genesis pourra vivre à ses côtés parmi les Exilés. Lui n'a pas de peuple à diriger ni de père Roi Obscur, prêt à tout pour récupérer son fuyard d'Échec.
Non, il n'a pas tout cela.
Moi, si.
Son bouleversement ne fait qu'amplifier ma frustration : elle a compris. Elle est parvenue à cerner le but de mes agissements, et ce, en pleine transformation. Car j'ai été trop transparent.
Qui de la pitié ou de l'empathie, à mon égard, est parvenue à refouler son Obscurité au beau milieu du basculement ?
Je serre les poings à m'en fendre les paumes.
— C'est à ce point... chuchote-t-elle.
Ses prunelles lumineuses balayent les lieux. Le sang, les cadavres, la foule déchaînée, Genesis puis moi. Quand elle se tourne à nouveau vers moi, sa lèvre inférieure frémit.
En fin de compte, il ne s'agit ni de pitié, ni d'empathie, mais de Tristesse.
— Je vous dégoûte à ce point.
Avant que ma conscience ne réfrène ce que je m'apprête à faire, j'élimine la distance qui nous sépare à grands pas, l'attire par la taille et emprisonne sa lèvre tremblotante dans l'étau des miennes.
Vous n'y êtes pas, devrais-je lui dire, mais j'estime que cette initiative supplante la portée de mes cordes vocales.
D'abord sidérée, elle se raidit, mais, bien vite, sa lèvre se laisse dompter par ma bouche exigeante et ses mains se posent sur mon torse. Je passe un bras sous ses fesses pour la soulever de terre, ce qui lui permet de nouer ses membres autour de mon cou.
Le baiser gagne en intensité, fougueux, communicateur, tandis que sa bouche s'étire en un sourire béat.
Au bout d'un instant, dans le silence complet du village, ma conscience d'Obscur me rappelle à l'ordre, me contraignant à réfréner mes ardeurs. Je me baisse pour la reposer en douceur. Tout au long de la descente, ses paumes glissent sur la peau de mes bras, jusqu'à ce que ses petites mains se referment sur les miennes. Ainsi confronté à ce sourire radieux, je la dévisage sans mot dire. Ses cheveux épousent la forme de sa poitrine, ondulent sur les longueurs. Leur couleur s'accorde à celle de ses yeux pétillants et la pâleur de sa peau en sublime la teinte singulière.
Sur le moment, je prends pleinement conscience du fait que sa beauté exerce aussi bien son pouvoir dans les entrailles de la terre que dans l'infinité des cieux.
— Je... il faut que j'y aille.
Sur ces saintes paroles, je détale.
***
J'asperge mon visage d'eau froide. Le liquide emporte le sang qui macule ma peau.
Je me relève par la suite, enfonce les mains dans mes poches et avance de façon à tremper mes pieds dans le courant.
— Alicante ?
Je soupire. Cette personne a beau avoir de l'importance pour Ecclésia, mon aversion à son égard est indéfectible. Estimant toujours qu'elle ne mérite pas mon attention, je persiste à fixer la rive opposée.
Le bas d'une robe blanche se met à flotter au-dessus de l'eau. Le tissu, léger, libère une poignée de molécules odorantes, typiques du parfum des Lumineux.
— Que me veux-tu ?
— Je souhaitais prendre de tes nouvelles.
Je m'écarte d'un pas, surpris par la proximité sa voix. Certaines limites spatiales se doivent d'être redéfinies.
La mère d'Ecclésia réduit malgré tout la distance qui nous sépare par le biais d'un élégant pas chassé. Nos bras en viennent à s'effleurer, nos chaleurs et odeurs à se côtoyer. Et comme si l'intrusion ne frôlait pas les limites de l'indécence, elle se met à suivre la direction de mon regard.
Nous sommes désormais deux à observer le roseau se courber sur la rive opposée.
— Pourquoi ? Je me moque de savoir comment tu te portes, personnellement.
— J'aurais aimé faire plus ample connaissance avec toi.
Je m'écarte, agacé, mais la divinité se rapproche de nouveau.
— Je ne me souviens pas t'avoir permis de me tutoyer.
— C'est bien de cette façon que tu t'adresses à moi, répond-elle d'un ton léger.
La douceur de sa voix m'exaspère. Elle se confondrait presque aux bruissements de l'eau.
— La sœur d'Adonis ne mérite pas mon respect.
Le silence qui suit accroît l'épaisseur du rempart que je m'applique à consolider entre nous.
— Vous êtes devenu quelqu'un d'important, constate-t-elle dans un murmure.
Nous persistons à fixer ce roseau, mutiques.
— Si vous aviez à définir votre parcours en un mot, lequel choisiriez-vous, Alicante ?
Je me retourne, si brusquement qu'elle sursaute.
— Que t'a-t-elle raconté à mon sujet ?
Ses yeux s'écarquillent, plus terrifiés qu'étonnés. En parallèle, mes poings craquent les coutures de mes poches. Sa peur est-elle due à mon comportement outrancier ou au fait d'avoir été démasquée ? Quelle qu'en soit la raison, la douceur mêlée d'empathie qui fait suite à son sursaut me déstabilise. Piégé par ses prunelles luminescentes, je n'ai plus d'autre choix que de soutenir son regard.
— Ecclésia ne m'a rien dévoilé à votre sujet. Comme je vous l'ai précisé, je souhaiterais simplement mieux vous connaître.
Lorsque je récupère le contrôle de la situation, je reporte mon attention sur le sommet d'une roche humide, afin de fuir l'intensité dérangeante de ses émotions. Il ne s'agit ni d'intimidation ni de respect ou de peur, sentiments que j'ai pourtant l'habitude de provoquer chez mes interlocuteurs. Non, pas chez cette créature. Elle semble... se faire du souci pour moi.
Cette divinité a perdu la tête.
— Un mot, Alicante, reprend-elle d'un ton si chaleureux et affectueux que j'ai, l'espace d'une seconde, l'impression d'exister en tant qu'être vivant.
Et non à travers mon titre de Prince Obscur, fils du Mal, échec ambulant, arme de guerre à éliminer ou à apprivoiser pour le bien de ses troupes.
— Surprenant.
J'esquisse un sourire fade, en écho à une « plaisanterie » qu'elle ne pourra jamais comprendre.
On me demande de gérer telle ou telle affaire, d'élaborer une stratégie, d'endosser une partie de la formation des troupes Obscures, de présider le Palais en l'absence de Père, d'organiser, de punir, mais jamais d'étaler mes tripes. On aurait pourtant dit que ma réponse a autant d'importance qu'un rapport de guerre dûment complété. Ressentir ce genre de choses en compagnie d'une autre personne qu'Ecclésia - une ennemie, qui plus est - est pour le moins effrayant.
— Une couleur ?
— Le noir.
— Une émotion ?
Une poigne de fer me broie les viscères.
— Est-ce un interrogatoire ? me braqué-je enfin, les yeux rivés sur la roche.
Un nouvel épisode de silence s'impose, cette fois aussi pesante pour elle que pour moi. Je noue mes mains derrière mon dos, ne sachant quoi en faire.
— Votre père a fait de vous un être charismatique, confiant et doté d'une puissance qui rend justice aux légendes basées sur votre histoire.
Le bruit de ma déglutition supplante celui du ruisseau.
— Si grand, si beau, ajoute-t-elle dans un murmure.
Je sens ses yeux me couver, mais je ne fais pas l'effort de les croiser.
— Espères-tu me séduire, sœur d'Adonis ?
— Non ! s'écrie-t-elle en riant. Bien sûr que non ! Je constate, voilà tout.
— Constater quoi ? C'est la première fois que nous nous rencontrons en cinq cent ans.
— Cinq cent deux ans, me rectifie-t-elle. Et demi.
Je m'écarte pour la dévisager avec ahurissement.
A partir du deux centième siècle, j'ai naturellement commencé à arrondir et à en laisser filer quelques-uns, quitte à ne plus connaître mon âge avec exactitude. Après tout, à ce stade, je ne suis plus à une centaine d'années près...
Elle hausse les épaules.
— Je m'intéresse beaucoup à la famille rivale. Longtemps, j'ai nourri l'espoir que vos liens parentaux soient plus que biologiques. Affectifs. En fait, j'ai consacré quelques siècles à la récolte d'informations sur votre famille, la dirigeante du redoutable peuple Obscur... J'espérais, et j'espère encore – peut-être naïvement, me direz-vous -, pouvoir un jour compter sur les sentiments familiaux que vous entretenez les uns pour les autres, afin de vous faire entendre raison. Une communauté ne peut pas perdurer sans Amour, ajoute-t-elle en me scrutant intensément. De Lumière...
Sur le coup, elle paraît vouloir me transmettre un message subliminal, qui me demanderait de mentir et de confirmer ses hypothèses utopiques.
— Vous, votre sœur et votre père semblez si soudés... reprend-elle.
Une faible secousse vibre dans mon abdomen, agite mon torse, avant de jaillir sous forme de rire nerveux.
— La dernière fois que j'ai adressé la parole à ma sœur, c'était pour la traiter de tous les noms. J'en serais volontiers venu aux poings si Père ne m'avait pas empoigné par la gorge, puis humilié devant le peuple que je m'escrime à diriger en son absence. Tu ferais bien de congédier tes informateurs, sœur d'Adonis.
Sitôt dit, je cligne des yeux, étonné par ma franchise. Mais que m'arrive-t-il ? Pourquoi suis-je naturellement enclin à me livrer auprès de cette Lumineuse ?
Quand elle tourne la tête vers le ruisseau, une larme de lumière s'échappe de son œil droit. D'abord confus, je ne sais pas quoi penser de son étonnante réaction, jusqu'à ce qu'une hypothèse me propose une solution. Armorie est la Déesse de la Tolérance. De ce fait, peut-être absorbe-t-elle mon malheur, pareille à une éponge humanoïde ?
Une absorption que ni sa manche ni ses battements de paupières frénétiques ne parviennent à endiguer.
— Surprenant, n'est-ce pas ?
Elle passe une main dans ses cheveux. Aussi étrange que cela puisse paraître, je tire une certaine satisfaction de son désarroi.
— Vous... vous vous déplacez en famille, sur le champ de bataille. Vous vous protégez. Vous régnez côte à côte, Alicante, selon des lois et des règles que vous avez élaborées ensemble. Je ne... je ne peux pas croire que...
— Je suis la pièce maîtresse de l'offensive Obscure, la coupé-je rudement. N'importe qui aurait la présence d'esprit de couvrir un minimum sa reine, répliqué-je en écho à la discussion que j'ai un jour eue avec Ecclésia, au sujet du célèbre jeu d'échecs.
Soudain, ses bras s'enroulent autour de mon buste. Je me dégage aussitôt de son étreinte pour la dévisager avec des yeux ronds. Sa lèvre inférieure tremble, de nouvelles larmes inondent ses joues, ses sourcils sont froncés, son corps voûté. Le tableau témoigne d'un sentiment de Tristesse incompréhensible.
Elle se jette à nouveau sur moi, mais cette fois, mon ego n'exige pas de rejet immédiat. Lui et ma dignité s'accordent sur le fait que cette femelle agit par quête de soutien, et non par pitié. En effet, je doute que les tremblements de ses jambes lui permettent de tenir plus de deux secondes debout.
Plus ses pleurs déchirent le silence, et plus le brouillard de mes pensées s'estompe. C'est presque avec plaisir que je l'observe se décomposer dans mes bras.
— Serait-ce trop te demander d'éviter de tremper mon tee-shirt ?
Au bout d'un certain temps de fixation de l'horizon, une idée sensationnelle me traverse l'esprit. Je jette un œil sur l'être qui se presse contre moi, aussi vulnérable et friable qu'une feuille d'arbre. Quel sot je ferais, si je ne profitais pas de sa faiblesse...
— Un fragment de l'Épée Originelle se situe dans le Lac Blanc.
Elle lève la tête pour me regarder dans les yeux. Estimant que mon instant " poteau de soutien " est révolu, je m'écarte d'un bon pas.
— Combien en avez-vous ?
— Trois.
Le flot de ses larmes cesse, laissant place à la consternation.
— À quoi vous serviraient-ils ?
— À créer un lien plus profond avec le Roi, avoué-je avec une force et une détermination qui me surprennent moi-même.
Si Armorie ne comprend pas les raisons de mon obstination, personne ne le pourra.
***
J'espère que vous allez bien, me revoici en cette période d'examens -_-
J'ai retiré la partie précédente (celle des questions) mais j'ai lu tous vos commentaires et vous remercie d'y avoir contribué. Beaucoup m'ont touchée, vous ne pouvez savoir à quel point ils m'ont fait plaisir !
Merci encore ! ❤
Je répondrai sous peu au reste des commentaires 😙
A bientôt !
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