A chacun son Armorie

Hello ! Pour le média, le rythme de la chanson ne correspond pas forcément à la scène, mais j'ai trouvé que les paroles faisaient carrément écho à Alicante, donc voilà 😊

Quoique, elle me paraît adaptée pour la deuxième moitié du chap 😜

***

PDV Ecclésia

En cas de situation particulièrement délicate, j'ai pris l'habitude de me répéter que tout ceci n'est qu'un horrible cauchemar, que mes paupières vont s'ouvrir d'une minute à l'autre et que l'ensemble de mes maux disparaîtront en même temps que la lumière du jour envahira mes globes oculaires. Sauf que, ce coup-ci, mes paupières sont bel et bien ouvertes. Je le devine aux picotements for désagréables qui prennent d'assaut mes cornées desséchées.

De furieux coups de marteau se mettent à percuter ma cage thoracique. Je ne parviens à faire le parallèle entre leur localisation, la désagréable bouffée de stress qui m'oppresse et mon soudain essoufflement, que lorsque le visage d'Alicante se décompose pour de bon.

Mon cœur bat.

Je me rassois d'un trait, puis constate avec hébétude le léger éclaircissement de ma peau, ainsi que celui de mes cheveux, désormais plus proches du cyan que du bleu marine. Lorsque je relève une paire d'yeux embués vers le dieu immobile, je comprends que la notion d'effort, mantra du couple insolite que nous formons depuis peu, vient d'atteindre un tout autre palier. Car bien que l'Amour ait été libéré de la coque métallique qui l'inhibait, je doute que les timides sentiments du Prince Obscur survivent à ce nouvel obstacle.

Tu-dum, tu-dum, tu-dum.

Je froisse mon tee-shirt à l'endroit où mon cœur se déchaîne, une zone qui s'était habituée au silence de l'Obscurité.

-Dites quelque chose.

Mon murmure n'engendre aucun écho.

A présent dépourvue de ma précieuse armure de Haine, je me sens nue, à nouveau pleinement sensible aux effets de la Peur et de la Tristesse. Plus de Mal, fini. Plus de remparts Obscurs, plus de « œil pour œil, dent pour dent » ou de « vivra qui pourra ». Car, maintenant, je souffre, j'encaisse, je cicatrise et je réalise à quel point la sensibilité de la Déesse de l'Amour est démesurée. Non seulement parce qu'elle héberge cette ressource universelle en elle, à l'intérieur de son cœur, mais parce qu'elle peut désormais projeter son intensité maladive sur quelqu'un. Sur la personne qui lui a été prédestinée, en l'occurrence.

Confuse, je rapatrie mes jambes contre mon buste puis plante mes yeux dans ceux d'une statue, anéantie par le silence pesant.

Assis en tailleur, les coudes sur les genoux, ladite statue ne bronche pas. Seuls ses yeux noirs se permettent de naviguer entre le bleu de mes iris, l'absence de flammes de mes cheveux et mon visage désespéré. Plus l'observation se prolonge, et plus les tendons de ses avant-bras saillent sous sa peau halée. Il finit par croiser les mains sous son menton, puis y appuyer ses lèvres pincées, rompant le contact visuel que je tentais de maintenir.

Alors, il se met à fixer le parquet durant de longues minutes.

Je m'efforce de minimiser l'impact du basculement sur mon équilibre mental afin de me focaliser sur le sien. Lumière oblige, le narcissisme primaire passe en seconde zone. Je pense aux autres, d'abord ; à moi, ensuite. Devise que je suis plus ou moins parvenue à intégrer. Car Armorie m'aimait telle quelle. Et c'est dans cet état d'esprit que la Déesse de la Tolérance a poursuivi l'éducation que mes parents se sont bien gardés de me transmettre. Elle faisait avec mes défauts, avec ma personnalité, mes sautes d'humeur et mon caractère, sans chercher à me modeler selon les critères de notre communauté d'origine. Par contre, elle n'hésitait pas à me mettre en garde à propos de telle ou telle attitude, qui me vaudrait sans doute de nouveaux coups d'œil inquisiteurs.

Armorie ne m'a jamais vue comme une erreur à rectifier, une sauvage à apprivoiser. Et je me dis que si Alicante avait eu la chance de rencontrer une telle personnalité, peut-être n'aurait-il pas été si morcelé, peut-être se serait-il armé de ce soutien indéfectible comme d'un bouclier qui le protégerait du dégoût paternel. Car il aurait su ce qu'il valait. On le lui aurait dit, on le lui aurait montré, on le lui aurait scandé, s'il le fallait. En cas de doutes ou de délitement violent, cette personne se serait évertuée à chasser les premiers de sa mémoire puis à recoller les morceaux. Il se serait ensuite dit que, comme moi, si le monde l'a à dos, alors que la pire chose qu'il ait faite est de subtiliser quelques molécules d'oxygène en prenant sa toute première inspiration, eh bien, tant pis, une personne au moins sur cette planète sait l'apprécier à sa juste valeur. Et peut-être alors que, dans le meilleur des mondes, Alicante aurait rempli son rôle de conjoint et se serait creusé la tête, juste à côté de moi, pour trouver une solution qui nous permettrait à tous les deux de retrouver la Déesse de la Haine.

Au lieu de quoi, il se place égoïstement en victime. En unique victime, et décuple le mal-être que je m'évertue à refouler. Parce qu'Obscure ou Lumineuse, j'ai toujours été forte.

Il le faut bien, pour prouver au monde que l'on vaut la peine de vivre.

Je me mets à triturer la chevalière qui ceint mon annulaire. Il est clair que s'il parvient à vaincre ses démons, je me ferai à l'idée qu'après tout ce que nous avons traversé, aucune relation ne saurait égaler la solidité et la fiabilité de la nôtre. Aucun doute là-dessus : nous aurions été anesthésiés contre les doutes conjugaux.

Son attitude m'informe cependant que nous en sommes loin, très loin ; que le bout du tunnel n'est qu'un concept et que ces fichus démons le tourmentent.

Ma soudaine transformation met le doigt sur un sujet sensible : la faiblesse. Lui qui se considère déjà déficient sur ce point, s'amourache d'une Lumineuse pure et dure ? Mais jusqu'où s'enterrera-t-il donc ? Qu'en pensera son tortionnaire de père ? Il le tuera, c'est sûr. Et, lui-même, dans son for intérieur, aurait-il la force de combattre l'idée reçue : Lumineux égal ennemi ? Aura-t-il la force de plier son ego d'Obscur aux volontés de son cœur ?

En a-t-il seulement envie, avec la version Lumineuse ?

-J'avais déjà du mal à m'y faire lorsque vous étiez Ecclésia, avoue-t-il froidement, sans plus changer de point de vue ni de position.

La dénégation.

Il opte donc pour un moyen de défense on ne peut plus radical, qui lui permet de tourner le dos à l'impasse qu'est ma situation. Si je suis morte, si l'Ecclésia Obscure est morte, alors, les démons qui tourbillonnent dans ses sombres pensées s'apaisent.

J'inspire jusqu'à ce que mes poumons protestent.

-Je suis toujours Ecclésia.

-Impossible. Vos iris sont bleus, votre chevelure serait bien incapable de blesser qui que ce soit et votre cœur s'affole. Vous, vous êtes faible.

-La plupart des Lumineux me craignait parce que j'étais capable de ressentir de mauvaises choses. Je pouvais me mettre en colère, être rancunière. Je n'ai jamais été une figure de bonté et je ne vois pas pourquoi cela changerait.

-Ecclésia était la Déesse de la Haine, un être dont la force brute évince toute comparaison avec la fillette boudeuse des Cieux.

-Je suis forte, me défends-je dans le plus grand des calmes, avant de me retourner tout aussi posément pour transpercer le mur adjacent à l'aide de mon poing.

Prouesse dont nombre de Lumineuses ne pourraient se targuer, car ma masse musculaire est loin d'égaler la leur.

Il lève un index, génère une petite étincelle qu'il projette contre ce même mur, et creuse un trou suffisamment large pour accentuer l'éclairage de la demeure.

Vous me faites pitié, ne dit-il pas.

Mais ses yeux le traduisent parfaitement.

Aïe. Nouveau tranché à vif que seul le temps saura guérir. Je récupère mon poing égratigné, lèvres serrées. Une boule s'épaissit dans le fond de ma gorge, si consistante qu'elle freine ma déglutition.

Alors que mes blessures se referment par l'intermédiaire du processus d'auto-guérison propre aux Lumineux, rendu possible grâce à la présence de rayons de soleil dans la pièce, je comprends qu'Armorie n'est peut-être pas à l'origine de mes guérisons ultérieures. Il s'agissait en réalité de la réactivation progressive de mes capacités Lumineuses. Capacités qui se sont d'abord exprimées à travers la pitié que j'éprouvais pour la sentinelle décédée, par mon empathie pour Armorie et, enfin, par la culpabilité ressentie envers Dante et Sity.

Le basculement s'est opéré lentement.

Lentement, depuis ma douleur au cœur...

J'ai tout juste le temps de voir une main se refermer autour de mon cou, avant de me retrouver plaquée contre le mur le plus proche.

La pénombre de ses orbes oculaires est si prégnante, qu'elle accélère les battements de mon cœur. Son arythmie s'amplifie tout bonnement, lorsqu'il hurle :

-Comment la récupérer ? Faut-il que je vous torture ?

Juchée sur la pointe des pieds, je tente de me hisser à une hauteur suffisante pour atténuer les douleurs provoquées par l'immobilisation.

-Peut-être serait-ce efficace, peut-être pas. Mais sachez que si vous tentez l'expérience, je ne vous le pardonnerai jamais.

-Elle était déjà parvenue à me le pardonner, grince-t-il entre ses dents serrées.

-Mais il n'y aura pas de seconde fois.

Un instant de flottement trahit sa réflexion, tandis que ses prunelles me scrutent et que ses veines gonflent à vue d'œil.

-Juste une entaille, propose-t-il entre le hurlement et la supplique.

La jointure prolongée de mes lèvres lui fournit sa réponse. Pourtant, il appuie un doigt entre mes côtes, assez fortement pour que c'en devienne douloureux.

-Une éraflure ?

-Je vous aurai prévenu.

Il pose sa seconde main sur mon cou, plongé dans un état de colère tel, que ses sourcils s'agencent en V et que son corps s'échauffe.

L'air se met à ondoyer.

-Rendez-la-moi ! s'égosille-t-il tout à coup, avant de me secouer une, deux, puis trois fois. RENDEZ-LA-MOI !

Il enfonce un bras entier dans le mur, tremblant de fureur, pendant qu'un voile de flammes opaque ravage ses iris embrumés.

Je reste immobile tout du long, maîtresse de mes émotions.

Lorsqu'il écarte à nouveau ses lèvres, prêt à s'époumoner, je plaque une main sur sa bouche, qui se referme sous ma paume. Son visage s'avère aussi brûlant que ses mains. Mais je maintiens la position.

-Je comprends votre désarroi. Je comprends votre position. Je suis prête à effacer le souvenir de vos doigts pressés contre mon cou, de vos bras acharnés et de vos yeux assassins de ma mémoire, si vous acceptez le fait que je suis toujours Ecclésia et que je tenterai de trouver la clef du mécanisme qui cause mon basculement.

Il enfonce plus que n'appuie sa paume libre sur le restant de mur, de sorte qu'une seule main me maintienne au niveau du cou et que son visage se rapproche du mien. Les vibrations de l'impact vrombissent dans mon dos.

-Laissez-moi tenter de la récupérer, à ma manière.

-Non.

Il se mord la lèvre d'agacement, grimace et sourcils froncés à l'appui, comme s'il s'efforçait de contenir la violence qui le manipule.

Sans crier gare, Alicante repositionne sa main autour de mon cou. Je tressaille, puis m'apaise. Cette empoignade n'est pas douloureuse, et c'est sans doute pour cette raison que je décide de garder espoir.

J'ai cependant eu le malheur de sursauter, réaction qui me vaut une observation prolongée.

-C'est l'affaire d'une plaie, précise-t-il d'une voix presque douce, à la manière d'un chirurgien bienveillant qui tente de rassurer son patient.

Il se penche à nouveau, et son nez frôle ma pommette. Il effleure l'angle de ma mâchoire avec sa joue piquetée de courts poils bruns.

-Une toute petite blessure...

Je ferme les yeux, envahie par une multitude de sensations contradictoires.

Il baisse encore d'une octave :

-Quasiment indolore...

Ses chuchotis me renvoient au portrait d'un homme dépassé, comme possédé par des désirs inconcevables. Son impuissance se ressent d'autant plus à travers la laxité croissante de sa poigne.

-Une minuscule entaille...

Je sens ses mains perdre en assurance, au fur et à mesure qu'il longe la partie basale de mon visage, jusqu'à atteindre le lobe de mon oreille droite, qu'il se met à mordiller. Son souffle déclenche une panoplie de frissons brûlants, qui me procurent la sensation d'un drap de soie longeant mon corps, au rythme du redressement des poils de mes bras et de la propagation de ma chair de poule.

-Si petite...

A ce stade, sa voix n'est qu'un murmure.

-Insignifiante...

Ses membres me libèrent pour de bon, tandis qu'il accentue la fréquence de ses morsures, si peu incisives, qu'elles n'excèdent jamais mon seuil de douleur.

S'il espérait me rebuter, c'est tout l'inverse qui se produit. Mais je ne suis pas naïve, ce qui se joue en ce moment est bien plus important qu'il n'y paraît.

Il me reconnaît.

-Elle ne se verra même pas, même pas.

Il l'affirme en secouant la tête. Je le devine aux cheveux qui caressent ma tempe.

Ses doigts glissent le long de ma nuque, assez lentement pour permettre à mon cœur de battre une bonne centaine de fois, avant que ses bras se jettent dans le vide qui nous sépare.

Alors ils se balancent de lui à moi, mous.

Je compte vingt balancements.

-Je vous le promets.

A cet instant, je comprends que mes rabâchements peuvent, à terme, avoir un impact sur son psychisme. Ces heures à tenter d'apaiser ses maux, à simplement l'écouter, à rester auprès de lui, à lui hurler des tirades moralisatrices de cent vingt lignes et quarante points d'exclamation auront eu le mérite de colmater certaines failles. Bénignes, peut-être. Peu nombreuses, aussi. Mais suffisantes pour m'attribuer l'étiquette « d'indispensable » à son esprit. Car le voilà déboussolé.

Je glisse mes mains sur ses épaules, contrastées avec le noir de son tee-shirt, puis les noue derrière sa nuque, hissée sur la pointe des pieds.

-Je suis toujours là. En moins fluorescente, en moins irritable et colérique, mais je suis certaine que vous saurez apprécier les côtés de la Lumineuse. Encore faut-il que vous lui en laissiez l'occasion.

Il laisse tomber sa tête sur mon épaule. Le bout de son nez creuse l'angle de mon cou et de mon épaule, tandis que ses lèvres frôlent ma jugulaire.

Interdite, j'interprète de la façon la plus objective qui soit cet incroyable laisser-aller, en passant par la fatigue ou une subite défaillance musculaire, jusqu'à ce que je me résigne à le serrer de toutes mes forces contre moi.

Deux bras m'écartent aussitôt, laissant place à un Prince tourmenté. Raide, les bras contractés, Alicante évite mon regard, mais passe tout de même deux doigts le long de ma chevelure inoffensive.

Il commence l'inspection capillaire au niveau de ma poitrine, si bien que ses longs et épais cils m'empêchent de lire en lui.

-Là-dedans, murmuré-je en tapotant l'une de ses tempes, c'est le chaos.

-Vous n'avez pas idée.

Lorsqu'il relâche mes cheveux puis relève la tête, les deux tourbillons de feu qui tournoient au sein de ses prunelles me coupent le souffle. Ils explosent, se reforment, sèment pléthore d'étincelles, qui se noient progressivement dans la mer noire de ses iris. Puis ils s'éclatent encore, se dispersent en formes incurvées, estompées ou anguleuses, qui n'ont plus rien de symétriques.

Alicante est pareil à un vase, que l'on aurait brisé, puis émietté et que l'on persiste à réduire en cendres. Il faudra du temps pour rassembler les résidus, puis les morceaux issus de ses résidus, pour à nouveau obtenir le chef d'œuvre d'antan. Mais quand bien même une personne parviendra à jouer les super glues, il ne sera jamais plus identique à l'originel. Il comportera des milliers de petites failles, grosses ou fines, plus ou moins solides, que cette personne entretiendra autant qu'il le faudra.

Il ne sera jamais parfait, personne n'est parfait, mais il tiendra debout.

Pour le moment, son vase n'est qu'un tas de petits morceaux.

C'est dans cet état de déperdition qu'il quitte la cabane. Et je comprends que c'est moi, son Armorie, la personne qu'il a chargé de le recoller.

***

Bonne et heureuse année à toutes et à tous ! 😁

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