I.

« Prépare-toi, tu bosses ce soir. Ton client régulier. »

« Tu vaux largement le prix que j'ai dépensé ce soir. »

Les pieds dans l'eau glacée, il observe l'astre solaire terminer sa course infernale, descendre lentement sur l'horizon, ses derniers rayons teintant le ciel d'une belle couleur orangée et se répercutant à la surface, la faisant scintiller de mille feux. Y'a pas à dire, c'est un vrai paysage de carte postale. D'aussi loin qu'il se souvienne, il a toujours aimé venir ici pour admirer le coucher de soleil.

D'ordinaire, il s'installe sur un rocher qui surplombe la falaise, les bras entourant ses jambes repliées, le vent marin venant fouetter son visage constellé de taches de rousseur et, les yeux rivés vers le large, il laisse ses pensées moroses êtres emmenées parmi le remous des vagues se fracassant plus bas.

C'est son coin de silence, de déconnexion, loin de sa vie misérable.

« Tu sais que t'es super bandant toi ? »

« T'as cru quoi ? Tu m'dois encore du fric, j'te signale. »

Et il se dit que finalement, ce petit coin de paradis serait pas mal comme dernier souvenir.

Alors, inspirant une grande bouffée d'oxygène saturée d'iode, il commence lentement à avancer dans l'eau. Ses pieds s'enfoncent petit à petit dans le sable et les vagues, pleines d'écume, viennent lui lécher la peau, à mesure que son corps progresse dans l'océan.

Le froid mordant de l'eau lui déclenche des frissons le long de la colonne vertébrale et son épiderme se couvre alors de chair de poule. Mais il ne s'en préoccupe pas, contemplant l'horizon qui, à présent, a englouti le soleil.

« Aidez-moi. »

« J'peux t'aider. En contrepartie de ta dette, tu bosseras pour moi. T'en dis quoi ? »

Une perle salée coule le long de sa joue, dégringole jusqu'à son menton pour finir sa chute dans l'immensité d'encre, se noyant parmi toutes les autres.

« Ok. »

Il n'aurait jamais dû accepter. Depuis, sa vie est un enfer.

Il ne supporte plus ces êtres sans scrupules qui jouent avec lui, ces doigts qui le parcourent et qui le maintiennent fermement, ces visages crispés par un plaisir pervers alors que lui retient maladroitement ses larmes, des hauts le cœur au bord des lèvres...

Non.

Il n'en peut plus. Il veut partir. Il veut s'enfuir loin de cette spirale sans fin qui se répète inlassablement chaque jour depuis qu'il a accepté ce stupide deal.

Ce petit coin de terre désert fera donc l'affaire.

L'eau glaciale maintenant à hauteur de taille, il laisse ses souvenirs remonter, s'entremêler, créer un amas visqueux de honte et de remords au fond de sa gorge qu'il préférerait régurgiter pour s'en débarrasser une bonne fois pour toutes.

A présent, ses yeux sont brouillés de larmes et ce sont de vrais sillons qui traversent ses joues potelées. Sa respiration se fait saccader tant par ses pleurs silencieux que par le froid qui le saisit jusqu'à la moelle de ses os.

D'un revers de main, il chasse ses pensées parasites pour les remplacer par ce dernier couché de soleil auquel il vient d'assister puis, d'une autre inspiration, s'apprête à s'enfoncer complètement dans l'océan quand un bruit suspect et une tâche au coin de l'œil attire son attention.

Etonné de ne pas être seul, il se retourne et scrute le rivage, bientôt entièrement enseveli par les ténèbres, à la recherche de ce qui a pu l'interpeller. Une personne venue profiter de la plage ? Peu probable vu l'heure tardive et les températures de l'air ambiant et de l'eau. Il pencherait plus pour un gros poisson qui aurait sauté, provoquant des remous un peu plus loin.

Or, ce n'est ni l'un ni l'autre.

De là où il se trouve, il voit clairement une personne sortir de l'eau en rampant difficilement sur le rivage - des gémissements de douleur lui parviennent portés par le vent - avant de s'échouer sur le sable et de ne plus bouger.

- Hey !

Oubliant son but premier, il s'élance vivement vers l'intrus en grandes enjambées. Ses pieds glissent plusieurs fois dans le sable meuble, le faisant tomber dans l'eau et boire la tasse, mais, tout en toussant, il repart aussitôt. Tout son corps est trempé et frigorifié, mais il s'en fiche. Cette personne a l'air blessée, il doit l'aider.

- Hey ! Monsieur ! s'écrie-t-il de nouveau, enfin sur la plage.

La forme qui gît sur le sable ne peut être qu'un homme au vu de la taille et de la corpulence. Il parcourt les derniers mètres en courant et se jette à genoux près du corps.

- Hey ! Mons...

Mais il se stoppe net dans sa phrase, les yeux exorbités. Le haut du corps de l'homme est nu, dévoilant un dos large et musculeux, mais ce qui le fait littéralement beuger est la partie inférieure. Il n'y a pas de jambes. Non, à la place, une longue queue de poisson qui commence doucement à disparaître, laissant apercevoir le début des formes de deux jambes.

- C'est quoi ce bordel ? chuchote-t-il pour lui-même, avant de reporter son regard sur le dos de la créature.

Ses mains viennent se placer au-dessus et, se pinçant les lèvres, hésitant, il finit par le retourner délicatement. A présent sur le dos, il peut confirmer qu'il s'agit bien d'un homme, enfin, plutôt d'un..mâle ? Si on part du principe que...ce n'est pas humain, du moins, pas en partie. D'ailleurs, c'est quoi cette créature ? Le premier mot qui lui vient à l'esprit est "sirène". Mais c'est impossible, ça n'existe pas !

Néanmoins, ce qu'il a devant les yeux est bien réel. Malgré la faible luminosité, il peut voir que la créature à un haut de corps tout à fait humain. Des cheveux blonds, un visage carré au nez fin, un torse musclé laissant à sa vue des abdominaux parfaitement bien dessinés et dont une énorme entaille sanguinolente remonte le long de son flanc gauche.

- Merde !

Cette fois, c'est sans hésitation qu'il plaque ses mains sur la plaie, comprimant du mieux qu'il peut. Paniqué, il regarde autour de lui, réfléchissant à la suite des événements. Il ne peut pas le laisser là. De un, cette créature risque de se vider de son sang et mourir et de deux, si par chance elle survit, quelqu'un va sans aucun doute la trouver et il ne donne pas cher de sa peau. Comme toute nouvelle espèce, qui plus est connue pour être un mythe, une légende des romans de piraterie, les scientifiques se disputeront le privilège de l'étudier et elle finira sa vie dans un laboratoire, comme un rat d'expérience.

Non ! Il ne les laissera pas l'emmener. Mais que doit-il faire ? Le remettre à l'eau en espérant qu'il puisse se retransformer une fois dedans et soigner sa plaie ? L'hôpital n'est pas une solution non plus. Alors, le ramener chez lui et tout faire pour le remettre sur pied en sachant que ce n'est absolument pas garanti que cela fonctionne ? Ouais, ce n'est pas non plus une super idée.

Le cerveau en ébullition, pesant le pour et le contre de ces deux options, il finit par opter pour l'emmener avec lui. Il ne serait pas tranquille de le savoir dans l'océan, à la dérive, le ventre à moitié éventré.

D'un geste rapide, il enlève son T-shirt détrempé et le presse contre la plaie. Un coup d'œil vers le bas du corps lui montre que la queue de poisson a entièrement disparu et il est à présent à genoux près d'un homme totalement nu. Bon, ça sera plus facile de porter une personne avec des jambes plutôt qu'avec une queue et surtout moins voyant. Quoique, s'il tombe sur des gens, ils passeront sans doute pour des exhibitionnistes.

Priant pour qu'ils ne croisent personne, il attrape le bras de la créature et, tirant de toutes ses forces, le passe sur ses épaules, son autre bras entourant la taille, sa main toujours compressée sur le T-shirt. Un grognement se fait soudainement entendre et il se tend, la respiration coupée. Zieutant du coin de l'œil, il trouve l'homme toujours inconscient, mais les sourcils froncés, sûrement dû à la douleur de sa plaie.

Soufflant un bon coup, il réajuste sa prise et commence alors à avancer sur le sable, direction le parking où se trouve sa petite voiture. Il est fou, il le sait. Qui aurait pris le risque de sauver cette créature sans rien savoir de cette espèce et surtout, qui n'aurait pas profité pour faire le buzz et gagner un max d'argent ? A sa connaissance, personne. Tout son entourage est pourri jusqu'à la moelle. Il allait devoir faire attention à ne pas exposer son nouveau colocataire à ces gens malveillants.

.

Doucement, il referme sa portière et fait le tour de la voiture, ouvrant la portière passager afin de récupérer l'homme qui gît sur le siège. De tout le trajet, il ne s'est pas réveillé, grognant parfois dans son sommeil, murmurant des mots incompréhensibles pour lui.

La remontée de la plage jusqu'au parking désert fut longue et éprouvante, mais heureusement, il n'avait rencontré personne. Et même sur la route pour rentrer chez lui, il ne vit que très peu de voitures, ce qui l'avait détendu. Maintenant, il devait l'emmener jusqu'à chez lui, au dernier étage d'un vieil immeuble délabré.

Récupérant une couverture trouée qui trainait sur sa plage arrière, il emmitoufle la victime avec et le sort de l'habitacle le plus délicatement possible, les yeux scrutant les alentours à la recherche de la moindre personne susceptible de les apercevoir. Mais rien en vu.

D'une main, il referme la portière tout aussi doucement que la première et, la créature de nouveau dans ses bras, remonte la petite allée menant à l'entrée du bâtiment. Passant les portes délavées par le temps et les graffitis, il s'engouffre dans l'ascenseur. Etrangement, la bâtisse en est pourvu et, même si d'habitude il ne l'utilise pas, car l'intérieur sent affreusement mauvais, cette fois, il ne rechigne pas dessus. Monter les huit étages avec un poids presque mort, c'est mission impossible pour lui.

Un tintement discret lui annonce qu'il est arrivé et c'est à bout de force qu'il s'arrête devant la porte de chez lui. La clé tourne dans la serrure, la pâle lumière du plafonnier du couloir s'allume et il s'empresse d'y entrer, l'homme au bout des bras. C'est avec difficulté qu'il arrive jusqu'à son lit et l'y dépose sans douceur, complètement épuisé.

Mais pas le temps de flemmarder, il doit le soigner. Courant jusqu'à la salle de bain, il attrape la trousse de secours sous le vieux lavabo défraîchi et retourne près de son patient. Il lui enlève la couverture, exposant de nouveau son corps à ses yeux. Ceux-ci se posent alors sur le bassin de la créature et ses joues se colorent légèrement. Même s'il n'est pas humain, il est étrangement bien membré. Se mettant une claque pour ses pensées qui divaguent dans un moment pareil, il récupère un pan de la couverture puis couvre la virilité de la créature, lui laissant tout de même un accès à la blessure.

Délicatement, il enlève le T-shirt imbibé de sang et fronce du nez face à ce qu'il voit. L'entaille doit bien faire un bon 15cm de long et les bords sont boursouflés, mais, heureusement, elle n'a pas l'air si profonde que ça. Ne sachant pas si le corps réagirait à du désinfectant, il nettoie alors la plaie avec des compresses humides d'eau propre, enlevant les saletés et les caillots de sang agglutinés çà et là. Une fois qu'il juge qu'elle est assez "désinfectée", il attrape un fil et une aiguille dans sa boite à couture, qu'il stérilise préalablement au feu, et, après avoir inspiré brusquement pour se donner du courage, approche ses mains afin de le recoudre comme il peut.

Ça ne doit pas être bien compliqué. C'est comme de la couture non ? Rapiécer ses vieux vêtements il l'a déjà fait, il ne compte plus le nombre de fois où il a dû le faire. C'est la même chose non ? Sauf que là, c'est de la peau, toute œdématiée et qui risque de saigner dès qu'il plantera son aiguille dedans.

Un haut le cœur lui prend et il sent la bille remonter dans sa gorge, menaçant de sortir à tout moment. Non, ce n'est définitivement pas la même chose...

- Allez Izuku, tu peux le faire, murmure-t-il, les lèvres pincées. C'est parti.

Les mains tremblantes, il attrape délicatement les bords de la plaie avec une pince à épiler et plante son aiguille dedans, procédant à la première suture sur une personne et, il espère, la dernière de toute sa vie.

.

Debout devant sa mini plaque de cuisson, Izuku touille dans sa casserole de riz, perdu dans ses pensées. La "chirurgie" s'est bien passée. Il a réussi à recoudre assez proprement l'entaille, tout ça sans que la créature ne se réveille, ce qui est plutôt étonnant vu qu'elle n'a eu aucun anesthésique.

Maintenant, la question est : que fait-il de lui ? Une fois réveillé, comment ça va se passer ? La créature risque de prendre peur et, soit d'essayer de s'enfuir par n'importe quel moyen, soit de l'attaquer et il est sûr de ne pas pouvoir se défendre vu leur différence de carrure. Même s'il n'est pas un gringalet tout maigrichon, son corps est relativement bien développé, il ne fait clairement pas le poids face à lui.

Se triturant les ongles dans un geste stressé, il finit par éteindre le feu sous la casserole et égoutte le riz avant de le transvaser dans un saladier. Se retournant afin de le déposer sur la petite table basse, où le maigre poisson qui l'accompagnera y est déjà installé, il se retrouve nez à nez avec deux yeux d'un rubis profond où transparaît colère et méfiance.

La sirène s'est réveillée et elle n'a pas l'air de bonne humeur.

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