Chapitre 8 : And party 'til the night is through - 2/2 {Lee}
***
Ils dansaient depuis une demi-heure. Peut-être même un peu plus ? Beaucoup plus. Lee avait perdu toute notion du temps. Ce soir le groupe ne jouait que des chansons qui lui plaisaient. Non. Ce n'était pas ça. Ce soir, toutes les chansons lui plaisaient. Trevor se trémoussait avec tant d'énergie que de fines gouttes de sueur perlaient sur son front. Ses yeux d'acier pétillaient, ceux de Lee aussi. Elle riait tellement que son maquillage avait coulé sur son visage. Sans doute était-elle dans un état lamentable.
Elle ne s'était jamais sentie aussi belle.
Aussi insouciante, aussi libre.
Au bout d'un moment, les musiciens déclarèrent avoir besoin d'une pause et Lee se laissa retomber dans les bras de Trevor en soupirant sa déception. Ses jambes montrèrent aussitôt les premiers signes d'une fatigue qu'elle n'avait pas soupçonnée jusqu'alors, et ils décidèrent de s'extirper de la foule.
« L'épicerie Williams & Sons doit être vide, à cette heure-ci, nous y serions tranquilles », fit remarquer Trevor.
Lee refusa de grimper davantage que quelques marches de l'escalier qui menait à la surface. Il s'assit à ses côtés, laissant entre eux une distance respectable avant de soupirer à son tour.
« Mais si nous arrivions en haut de ces marches, vous ne seriez plus Marissa. Vous redeviendriez Lee et vous ne pourriez plus vous comporter avec moi comme vous l'avez fait cette nuit. »
Lee prit une profonde inspiration, sans toutefois lui accorder le moindre commentaire. Ferma les paupières et l'espace d'un instant, ne fut plus ni sous terre, ni sur terre, n'exista plus ailleurs que nulle part. Et souhaita presque y rester.
« J'ai quitté La Nouvelle-Orléans à la mort de ma mère », finit-elle par raconter au bout d'un long silence.
Juste un début d'information, un fragment de son passé. Un modeste morceau d'une histoire qu'elle n'avait pas emprunté aux multiples vies contraires de Marissa, livrée comme une offrande à celui qui, à ses côtés, se taisait sans oser poser toutes les questions qui lui brûlaient les lèvres. Précisément parce qu'il se taisait sans oser les poser. Il pencha la tête vers elle pour l'encourager ; un geste vain, qui arrivait trop tard : Lee, de toute évidence, avait déjà décidé de lui accorder sa confiance.
« Ma mère était ma seule famille. Mon père était un grand propriétaire, pas un grand homme. Le soir de sa mort, elle tentait de mettre au monde celui qui devait devenir mon petit frère et que je n'ai jamais connu, que personne n'a jamais connu. J'avais quinze ans et elle m'a laissé tout ce qu'elle avait, c'est-à-dire pas grand-chose.
— Juste assez pour prendre le premier train vers le Nord.
— Exactement. C'est l'un des derniers conseils que ma mère m'a donnés. Une ultime promesse, avant de partir. Celle d'une existence plus sereine, si seulement je parcourais quelques kilomètres. Je n'avais pas la moindre petite idée de ce que j'allais bien pouvoir faire de ma vie, en débarquant à Chicago, et puis je l'ai vu. Là, sur les quais. Tenant dans les mains une pancarte en carton sur laquelle ses doigts fébriles avaient écrit un mot, un seul – hospitalité –, parce qu'il n'a jamais appris à écrire. Cet homme, c'était Charles Washington.
— Charles Washington, vénéré patron du Mad Circus, vous attendait à la gare de Chicago ?
— Charles Washington, vénéré patron du Mad Circus, se rendait à l'époque tous les mercredis à la gare de Chicago dans le but d'aider ceux qui en avaient besoin, et de recueillir chez lui d'éventuels orphelins qui voyageaient seuls. Dans ce train, dans cette vie. » Elle sourit, se revoyant adolescente au milieu de la foule. « J'étais en veine : je suis arrivée un mercredi.
— Et vous l'avez suivi... comme ça ? Les yeux bandés ? Ce n'était qu'un inconnu.
— Un inconnu dont le regard m'inspirait confiance. Je suis douée, vous savez, pour sonder les caractères en quelques secondes. » Il haussa les sourcils, et elle devina à son air amusé qu'il se demandait si elle l'avait jugé, lui aussi, digne de sa compagnie et de ses secrets en moins d'une minute. « Ou bien peut- être que j'étais tout simplement jeune, et stupide, et affamée. J'aurais suivi Satan au cœur de l'enfer s'il m'y avait promis un repas, ce jour-là.
Trevor éclata de rire.
« Oh, il doit y avoir moyen d'y griller deux-trois trucs, c'est certain.
— N'est-ce pas ? Mais j'ai eu de la chance. Charles est un homme extraordinaire, il m'a accueillie comme si j'étais née de sa propre chair. Quand je suis arrivée chez lui, Harry avait dix-sept ans et vivait avec Charles depuis ses quatorze ans.
— Harry, votre fiancé.
— Harry, l'amour de ma vie, renchérit Lee. Bien que je le haïsse la moitié du temps. Ne lui dites pas que j'ai dit ça.
— Quelle partie ?
— Tout.
— Je doute que ce cher Harry m'adresse de nouveau la parole. Je ne voulais pas l'offenser, vous savez. Il m'arrive d'oublier que pour certains, ... »
Il marqua une pause, et Lee crut voir son esprit s'agiter sous les fines rides de son front qui se plissait.
« Je n'ai pas fait la guerre. J'ai refusé de me faire enrôler.
— Refusé ? J'ignorais que les hommes de votre âge avaient le luxe de passer leur tour, s'ils étaient convoqués par l'Oncle Sam.
— Ils ne l'avaient pas. Pas vraiment. J'ai... J'ai prétendu être myope.
— Vous avez fait quoi ?
— Un vrai carnage, vous auriez dû voir ça. J'ai poussé le jeu d'acteur si loin que j'ai volontairement marché droit vers un mur. J'en ai gardé une bosse sur le front des semaines durant, après ça. Et je ne vous parle pas de l'état de mon nez. J'étais pacifiste, je suis pacifiste. L'idée de m'engager me rendait malade, je ne voulais pas participer de près ou de loin à cette guerre, je ne souhaitais pas qu'elle s'arrête, voyez-vous, je souhaitais qu'elle n'ait jamais commencé. Et savoir que je ne pouvais rien faire contre ça, que tout était déjà trop tard, me plongeait dans une déprime si violente que je ne sortais pas de mon lit pendant des jours. » Il secoua la tête. « Bien sûr, Antoine s'est envolé vers la France. Il est à moitié français. Et il s'imaginait... Eh bien, je crois qu'il s'imaginait que l'uniforme le rendrait plus séduisant auprès du beau sexe, voilà tout.
— Et vous l'avez laissé partir ? Vous qui étiez prêt à recevoir une balle à sa place, l'autre soir, vous l'avez laissé partir au front sans vous.
— Lorsqu'il a pris sa décision, il était trop tard. Tous les registres de l'État indiquaient déjà qu'un fusil ne pouvait être mis dans les mains de Trevor O'Sullivan sans risquer de décimer l'armée américaine de l'intérieur. Mais depuis qu'il est revenu, Antoine n'a plus vraiment été le même, et je devrais savoir que le sujet n'est pas propice à la plaisanterie. Aussi, si vous le voulez bien, présentez mes excuses à Monsieur Turney dès que vous en aurez l'opportunité.
— Ne soyez pas si lâche, faites-le vous-même à l'occasion. Entre deux coups de poing, vous trouverez bien le moyen de lui glisser quelques mots. »
Lee se rapprocha de lui et posa la tête sur son épaule. La musique leur parvenait étouffée par les murs. Ils étaient seuls au monde. Trevor tremblait – un peu, juste à peine. Lee se demanda si une partie de lui ne s'était pas rendue au front quand Antoine avait quitté le pays. Elle se rappela ce qu'elle avait ressenti, tous les jours, lorsque Harry avait décidé de rejoindre l'armée. Cette inquiétude si corrosive qui, peu à peu, avait détruit tout ce qu'elle était. Elle se rappela sa joie immense lorsqu'il était revenu, et les larmes chaudes sur ses joues alors qu'elle s'apercevait qu'il boitait désormais de la jambe gauche. Cela se voyait moins, à présent. Il plaisantait souvent à ce propos, affirmait qu'il n'avait du mal à se déplacer que les veilles des jours de pluie. Lee ne riait jamais à ces traits d'humour. La plupart du temps elle se contentait de se détourner, pour enterrer la peine au fond de ses yeux à l'abri des regards.
La main de Trevor trouva la sienne, et puis s'égara tout à fait. Leurs lèvres s'effleurèrent. Lee lui accorda quelques minutes, pas davantage, juste quelques minutes. En vola quelques-unes elle-même avec joie, avec envie, une envie dévorante. Paix absolue.
Et puis très vite, trop vite, elle fit tomber le rideau sur ce spectacle interdit.
***
La voix éraillée de Charles résonnait dans la cuisine. Toujours debout aux aurores, il attendait généralement que sonnent huit heures avant de se mettre à chanter, accompagné de rien sinon du crépitement de l'huile dans sa poêle. Vanessa allaitait son petit dans le salon et Billy et Jacinda, les plus jeunes de la maisonnée sans compter le bébé, se couraient après à l'étage.
« Heureusement qu'il est mort », lâcha Vanessa tandis que Lee se plaignait du bruit pour la cinq cent huitième fois depuis qu'elle était réveillée.
L'enfant, satisfait, se détachait de sa poitrine en étirant ses bras minuscules.
« Ton fiancé, précisa-t-elle devant les sourcils froncés de Lee. Heureusement pour toi qu'il est mort au combat. Tu aurais détesté être mère. »
Lee se tint droite devant elle, incapable de savoir si Vanessa lui adressait là un reproche ou sa compassion sincère. Mais déjà son bébé recommençait à s'agiter et elle décida de ne pas rester dans les parages plus longtemps. Une fois dans la cuisine, elle embrassa Charles sur la joue et attrapa une calas à même la poêle.
« Tu vas te brûler », se fâcha celui qu'elle aimait comme un père, mais elle haussa les épaules et s'attabla à la place qui lui était réservée.
Billy fit irruption dans la pièce pour se plaindre avant de se volatiliser de nouveau. Apparemment, Charles avait oublié le sucre dans les pancakes. Encore.
« Vanessa dit que tu te fais vieux », maugréa le garçonnet, et il récolta en échange de son insolence une petite tape sur la tête et un large sourire qui s'évanouit bien vite.
Lee se versa du lait dans un grand verre, puis se saisit du Chicago Defender déposé à l'aube sur le pas de leur porte. Elle parcourait toujours chaque article la première et gardait de côté les pages qui pouvaient intéresser Harry. Elle aimait comparer son avis au sien bien qu'ils tombent rarement d'accord sur quelque sujet que ce soit. Or ce dernier ne se trouvait pas encore parmi eux, et Lee était trop fière pour se renseigner auprès de Charles.
« Je l'ai aperçu ce matin, annonça-t-il comme s'il lisait dans ses pensées. Je n'ai pas demandé où diable il allait traîner d'aussi bonne heure parce que je ne demande jamais, mais je crois qu'il est parti s'entraîner. »
Lee acquiesça, feignant ne pas vraiment s'intéresser aux faits et gestes de son ami. Mais Charles, entre deux airs de sa jeunesse, ajouta :
« Il avait l'air en colère.
— Ridicule, commenta Lee, sentant son sang bouillir. Il n'a aucune raison sensée d'être en colère. Il faudrait vraiment qu'il soit stupide, pour être en colère. Pourquoi serait-il en colère ?
— Parce que jusqu'à présent tu ne m'avais jamais fait un coup pareil, voilà pourquoi », répondit l'intéressé en apparaissant sur le seuil de la porte.
Lee redressa son buste et tout en se calant contre le dossier de sa chaise, croisa les bras sur sa poitrine. Harry arpenta la cuisine d'un bout à l'autre, ne tenant pas en place. Lorsque quelque chose lui posait problème, il ne parvenait jamais à rester immobile. Il fallait toujours qu'il marche, qu'il s'éloigne, qu'il secoue bras et jambes, ce qui ne manquait jamais d'amuser Lee.
« Depuis toutes ces années que je joue au fiancé pour faire fuir les nuisibles – ce qui était ton idée, dois-je te le rappeler –, c'est la première fois que tu m'envoies paître de la sorte. D'habitude tu ne te laisses pas courtiser comme ça. Encore moins par l'un de ces gangsters Irlandais à la noix. Qui plus est, quelqu'un d'assez lâche pour avoir déserté.
— Trevor n'a pas déserté. Il faut s'être engagé pour pouvoir déserter, sombre idiot.
— Exactement. Ton Trevor ne s'est même pas engagé. Ce qui revient au même. Non, tu sais quoi ? À bien des égards, c'est pire.
— Oh, je t'en prie, ne sois pas si –
— Si quoi ? Hein ? Si quoi ?
— Si jaloux », se moqua Lee.
Harry desserra la mâchoire pour contre-attaquer mais Charles frappa dans ses mains. Cria à toute la maisonnée que le petit-déjeuner serait servi dans une minute.
« Vous deux, je ne veux plus vous entendre. Harry, fais donc un peu confiance à Lee, tu veux ?
— Ce n'est pas d'elle dont je me méfie. » Les lèvres de la jeune femme esquissèrent un doux sourire et il la fusilla du regard. « Je retire ce que je viens de dire.
— Silence, le somma Charles. Tous les deux, silence. C'est bien compris ? Si vous souhaitez que je continue de vous nourrir, je ne veux plus entendre le moindre mot sortir de vos sales petites bouches. »
Lee porta deux doigts à ses lèvres pour y mimer une clé fermant une porte à double tour, et Harry laissa échapper deux ou trois noms d'oiseau avant de rendre les armes – levant haut les mains devant Charles qui le menaçait d'une spatule brûlante. Bobby et Jacinda accoururent dans la cuisine. Le premier sauta sur les genoux de Harry en l'accusant de ne pas l'avoir extirpé de son lit, le matin même.
« Vanessa dit que tu es parti t'entraîner, ce matin. Tu m'avais promis que la prochaine fois, tu m'emmènerais. Que tu m'apprendrais à frapper.
— Et tu apprendras que dans la vie, les gens promettent des tas de choses sans le penser réellement.
— Harry !
— Il s'est réveillé ! les interrompit Lee en bondissant de sa chaise, un article du Defender sous les yeux. L'homme agressé près du Mad l'autre soir. Tu vois, Charles, qu'il n'y avait pas lieu de s'inquiéter. »
Le patron du speakeasy s'était convaincu qu'un client de son établissement était responsable de ce massacre et que la faute, à terme, retomberait sur lui. Descente de policiers, fermeture du cirque, chômage technique ; cauchemar. Son soulagement, immédiat et infini, lui gonfla la poitrine.
« Il est en vie. Bien qu'ils écrivent qu'il ne se souvient de rien et qu'il n'a plus vraiment toute sa tête.
— Alors c'est comme s'il était mort, conclut Harry.
— Bien sûr que non, le contredit Lee. Qu'écrivait Dostoïevski, déjà ? Et s'il fallait... » Elle ferma les yeux, visualisant mentalement le passage. L'ouvrage appartenait à Harry ; elle les lui volait tous. « Et s'il lui fallait rester ainsi debout sur un pied carré d'espace toute sa vie, mille ans, l'éternité, eh bien il préférerait vivre ainsi plutôt que de mourir ! Vivre, vivre à tout prix ! N'importe comment, mais vivre !
— Rien n'a jamais été dit de plus stupide », déclara Jacinda du haut de ses sept ans avant de se tourner vers Vanessa : « ça veut dire quoi, agressé ? »
On cogna contre la porte et Harry, d'une main, pria Charles de ne pas se donner la peine de se lever. Lorsqu'il revint parmi eux, il annonça à Lee, non sans cacher son dégoût, que son déserteur était venu la voir. Qu'il l'attendait sur le seuil.
« Ce n'est pas un... », commença-t-elle presque par réflexe, avant que la surprise ne la frappe de plein fouet.
Trevor O'Sullivan s'était aventuré jusque dans la Black Belt [1].
Jusque devant sa porte.
Elle jeta un regard en biais à Charles, qui haussa les épaules, puis passa une main dans ses cheveux pour les lisser en toute hâte.
« Tes doigts sont pleins d'encre », lui souffla Harry alors qu'elle défroissait sa jupe, et elle pesta contre lui pour avoir l'air heureux qu'elle soit si peu présentable, contre Trevor pour oser l'impensable sans se soucier des conséquences, contre elle-même pour avoir noirci son carnet de poésie sur des pages et des pages, à l'aube, sans avoir fait plus attention.
Sans avoir fait plus attention.
Son cœur s'emballait.
De toute évidence elle ne faisait plus guère attention à quoi que ce soit, ces derniers temps.
« Profites-en pour nourrir ton chat ! s'exclama Harry dans son dos ; elle l'entendit à peine. Lui aussi te réclame ! »
Et de toute évidence quelqu'un, quelque part sur la ligne d'arrivée, finirait bien par en payer les frais.
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