Chapitre 8 : And party 'til the night is through - 1/2 {Lee}

"And all the girls say:

If you wanna be free

Then maybe you should come stay with me"

Lee

Lee n'était pas retournée au Mad depuis trois jours ; Charles commençait doucement à se fâcher. Il ne croyait pas une seule seconde qu'elle puisse être malade. Comment aurait-elle pu être malade alors qu'elle continuait par ailleurs à rire aux éclats aux blagues idiotes de Harry, à s'empiffrer de pancakes au petit-déjeuner, et à remplir ses carnets de poésie de tout un tas d'idées qu'un esprit ne serait-ce qu'un tant soit peu souffrant n'aurait jamais été en mesure d'accoucher ?

« Je me sens beaucoup mieux, aujourd'hui, annonça-t-elle à son patron le matin du quatrième jour.

— Voyez-vous ça. Moi qui commençais à réfléchir à ton éloge funèbre.

— Arrête, tu sais bien qu'on ne doit pas plaisanter comme ça avec la mort.

— Vraiment ? À quoi me sert-il alors de me trimballer de l'ail dans la poche à ta demande toute la sainte journée ? ironisa-t-il en sortant un menu baluchon de la poche de son pantalon. Je croyais que c'était censé nous garantir qu'il ne nous arriverait rien.

— Ça préserve ton âme, corrigea Lee en levant les yeux au ciel, ça ne te rend pas immortel. »

Elle se hâta pourtant de vérifier qu'en quittant la pièce, il n'oublie pas le petit sac sur la table de la cuisine comme il lui arrivait si souvent. De plus en en plus souvent.

Charles venait du Sud, lui aussi, mais n'accordait aucun crédit aux superstitions qui constituaient leur héritage commun. La plupart du temps il envoyait au diable ses conseils. Se contentait de lui rappeler que c'était son rôle à lui de veiller sur elle, et qu'importait qu'il se fasse vieux, et qu'importait qu'elle lui cause toujours tellement de soucis, et qu'importait qu'il y ait à présent tant d'autres êtres sous ce toit, sur cette Terre, qu'il s'évertuait aussi à protéger.

« Je viendrai travailler ce soir », lui promit la serveuse.

Les braillements d'un bébé se firent entendre à l'étage et Lee plaqua ses deux mains sur ses oreilles.

« Bon sang, rouspéta-t-elle alors que Charles souriait, la peau ébène de son visage soudain creusée d'une myriade de ridules, Vanessa trouvera-t-elle un jour le moyen de calmer sa progéniture ou faudra-t-il que je me penche moi-même sur le sujet ?

— J'aimerais bien voir ça, tiens, se moqua-t-il. Ça t'apprendrait la patience. Sois à l'heure ce soir, tu veux ? Et excuse-toi auprès de Chloé, qui t'a remplacée trois jours de suite pour rien. Malade, mon œil. »

Lee ouvrit la bouche pour contester, Charles leva une main pour l'en empêcher.

« Des enfantillages. Tout ce que tu pourrais dire maintenant, toutes les fausses excuses prêtes à bondir sur tes lèvres : des enfantillages. Plus immatures encore que les cris du fils du Vanessa. »

***

Lee ne fut ni en retard ni même inquiète, ce soir-là. Elle avait prévenu son fiancé du rôle qu'il aurait à jouer si les circonstances venaient à l'exiger, et cela avait suffit à apaiser son esprit troublé. Elle détestait devoir lui réclamer ce genre de services mais c'était pourtant elle qui, un jour, en avait eu l'idée. Ce n'était pas de sa faute, n'est-ce pas, s'il existait dans ce pays des gens qui semblaient ne pas percevoir les ondes émanant de sa voix, des gens dont les oreilles, pour une raison étrange, ne percevaient que le grave. Aussi quand il fallait s'adresser à cette portion de la population américaine, elle laissait son promis dérober les mots aux portes de sa  bouche. Apposer le point final à sa place. Sans jamais révéler à personne que c'était elle qui avait signé toutes les lignes du script.

Trevor avait retrouvé son fauteuil favori, table numéro neuf. L'avait-il jamais quitté ? Cette fois, seul son ami Antoine l'accompagnait. Lee leva les yeux vers eux en apportant un plateau deux tables plus loin, dans un geste furtif qu'elle souhaita le plus discret possible. Il fut intercepté tout de même. Trevor agita la main en sa direction comme s'il n'avait attendu que ce moment depuis le début de la soirée ; depuis quatre jours.

Lee croisa le chemin de Clara et lui pinça doucement le bras, avant de se traîner à reculons vers le diable et son acolyte.

« Monsieur O'Sullivan, déclara-t-elle sans chercher le moins du monde à s'adresser à son fidèle adjoint.

— Pourquoi tant de formalisme ? Trevor, s'il vous plaît, rectifia-t-il avec un sourire. Vous aviez disparu. »

Ce qui sonna comme une accusation. De toute évidence, il semblait avoir compris qu'elle l'avait évité à dessein.

« Serait-il malvenu de ma part de vous confier que vous m'avez manqué ?

— Bien sûr que ce serait malvenu, répondit Antoine à sa place, tu la connais à peine. Elle a aussi menacé de nous faire sauter la cervelle, mais qui s'en souvient ?

— Personne ne t'a demandé ton avis. D'ailleurs j'avais oublié que tu étais encore ici.

— Si c'est un ordre déguisé, mon vieux, sache que tu peux aller te faire voir. Je ne suis plus persona non grata ici et je compte bien en profiter jusqu'à ce que notre chère Marissa ici présente ne redéfinisse les statuts un de ces quatre.

— Son vrai nom est Lee. Lee Leroux. Oh, ne me scrutez pas comme ça, vous vous êtes volatilisée pendant quatre jours, cela m'a laissé tout le loisir de finir mes devoirs.

— Votre ami a raison », répliqua Lee sans faire grand cas de ses découvertes.

À quoi bon se soucier de cet homme qui, très vite, serait noyé dans les profondeurs de ses souvenirs ? Elle osa un regard par-dessus son épaule et aperçut son fiancé, un chapeau vissé sur le sommet du crâne, se frayant un chemin dans la foule.

« Il faut aimer pour éprouver un manque. Or il faut connaître pour aimer.

— Premièrement, je refuse de vivre dans un monde dans lequel vous seriez d'accord avec Antoine, un tel monde serait d'un ennui sans fin. De grâce, continuez de pointer un flingue sur lui dès que vous jugerez le moment opportun. Deuxièmement, ajouta-t-il devant les protestations de celui qu'il envoyait à la mort sans regret apparent, n'avez-vous jamais ressenti un manque sans pouvoir en identifier la source ? Comme un trou, à l'intérieur, un vide, un horrible vide, sans être parfaitement capable d'en définir les contours ?

— Vous me voyez sincèrement navrée de constater que vous éprouvez une telle souffrance, se moqua Lee, mais j'ose espérer que dans quelques années, les médecins seront en mesure de greffer de la matière cérébrale à ceux qui en sont dépossédés. »

Il sourit, sourit si fort que les lèvres de Lee ne purent que l'imiter.

« Comme vous voudrez, Mademoiselle Leroux. Peut-être avez-vous raison. Ou bien peut-être que je me languis de vous depuis que je vous ai vue resplendir sur cette scène, ce fameux soir. Peut- être encore que vous mentez, que vous saisissez avec une précision chirurgicale l'essence de mes propos, puisqu'il vous est déjà arrivé de ressentir la même chose. Peu importe. Puis-je vous offrir un verre ?

— Cela ne va pas être possible, mon fiancé sera là d'une minute à l'autre et –

— Quand on parle du loup », l'interrompit celui-ci, sachant pourtant pertinemment qu'elle ne supportait pas qu'il lui coupe la parole.

Il leva rapidement son chapeau pour saluer les deux hommes, embrassa sa promise sur la tempe.

« Messieurs, nous n'avons pas été présentés. Harry Turney pour vous servir. »

Il tendit une main vers Antoine, puis vers Trevor, et Lee crut un instant que ce dernier refuserait de la serrer.

« Alors vous êtes fiancée », fut-il contraint de constater en s'adressant à Lee.

Surpris. Déçu ?

« Avez-vous fait la guerre, Monsieur Turney ? »

Lee sentit le corps de Harry se figer, à ses côtés. Non pas en réaction à ce mot qu'elle-même s'interdisait d'utiliser en sa présence, mais au ton si léger, trop léger, qu'employait Trevor.

« Il se trouve que oui.

— Dans ce cas j'espère qu'ils vous ont laissé conserver l'une de ces armures qui protègent des balles. »

Antoine semblait en proie aux mêmes agitations que Harry, mais n'osa pas faire taire son ami. Il faisait tournoyer les deux blocs de glace dans son whisky tout en se pinçant les lèvres.

« Puisqu'un mariage avec cette demoiselle reviendrait à repartir au front. »

Lee le fusilla du regard tout en serrant le bras de Harry pour le ramener à elle. Trevor perçut la colère dans les yeux de celle qu'il tentait simplement de faire rire, elle le savait, tout simplement de faire rire, et son expression perdit aussitôt de sa prétention. Lee retrouva sur ses traits cet air doux et innocent qu'elle avait déjà observé quelques soirs plus tôt, alors que le métal froid de son arme marquait la peau de son front. Le temps d'un court instant, il fut la plus belle créature jamais engendrée par ce monde de fous. Le temps d'un court instant elle décida de lui accorder sa confiance pour la nuit, la vie, la nuit, cette nuit, seulement cette nuit.

Il présenta ses excuses au moment exact où Harry échappait au contrôle de la serveuse et se préparait sans le moindre doute à bondir sur lui.

« Vous n'êtes pas fiancés, finit-il par lâcher dans un soupir au milieu du silence qui les piégea par la suite. Vous n'êtes pas fiancée. »

Lee soutint son regard.

« Ou du moins vous ne devriez pas l'être. Pas à lui. Il ne pose pas les yeux sur vous comme il le devrait. »

Il but à la santé de ce constat, levant son verre d'une main qui... – Lee plissa les yeux, incertaine de quoi que ce soit dans ce lieu aux lumières tamisées – ... qui tremblait ?

« Vous avez raison », lui dit-elle. Et tant pis pour la supercherie, tant pis pour ce coup de théâtre qui d'ordinaire, ne manquait jamais de la sortir des pires traquenards. « Nous ne sommes pas fiancés. Je ne suis pas fiancée.

— À la bonne heure ! s'exclama Antoine en trinquant à son tour, sans montrer l'ombre d'une joie sincère.

— Cela signifie-t-il que vous pouvez vous joindre à nous ? » interrogea Trevor.

Harry se pencha vers Lee tandis que celle-ci lui demandait de bien vouloir les laisser tranquilles. Les laisser en paix. Seuls, au milieu du chaos.

« Tu es sûre ? », murmura-t-il contre sa joue. Le bord de son chapeau se releva en heurtant avec douceur le front de la jeune femme, les plongeant tous deux dans une semi-pénombre. « C'est pourtant toi qui as réclamé ce tour de manège, toi, encore, qui as signalé à Clara de me prévenir, et ce n'est pas du tout comme ça que les choses se terminent d'habitude.

— Je sais bien, Harry, mais je t'assure que tout va bien se passer. Je maîtrise la situation.

— Tu ne maîtrises rien du tout, tu improvises. »

Il parlait tout bas pour ne pas être entendu, et vite, très vite, comme s'il fallait la convaincre le plus rapidement possible parce que bientôt, très bientôt, il serait trop tard.

« Que fais-tu de ton pressentiment ?

— Qui se soucie de mon pressentiment ?

— Moi, moi je me soucie de ce foutu pressentiment qui t'a fait fuir le Mad, l'autre jour, comme si tu y avais croisé un putain de fantôme, Lee. Bon sang de – »

Le reste de sa phrase fut avalé et renvoyé dans les profondeurs de son gosier, car Lee avait plaqué une main sur sa bouche tout en souriant aux deux hommes assis à la table numéro neuf.

« Il a disparu », garantit-elle à Harry qui de toute évidence, luttait contre une furieuse envie de la mordre, tout en le sentant pourtant toujours bien présent au creux de son ventre.

Il n'avait pas disparu, non. Avait simplement été écrasé. Ratatiné. Réduit en une bouillie indigeste qui certes pesait moins sur son estomac mais qui, si elle n'y prenait pas garde, l'empoisonnerait à petit feu. Harry croisa une dernière fois son regard avant de céder. L'avait-elle convaincu ? Probablement pas. Mais il savait mieux que quiconque à quel point certaines forces cosmiques étaient à même de repousser l'homme au-delà des frontières de la raison et à quel point il était vain, à quel point il était même parfois cruel, de tenter de retenir celui qui ne rêvait que de les traverser. Savait aussi mieux que quiconque qu'en s'opposant avec trop de virulence à cette femme qui ne supportait pas les ordres, il perdrait son amie. Peut-être à tout jamais. Alors il s'éloigna, sans doute à contrecœur, cherchant déjà Charles du regard pour l'avertir de l'Apocalypse à venir.

Avant de se raviser aussitôt.

Lee le vit s'arrêter au milieu du chemin, au milieu de la foule, et devina ce qu'il devait être en train de se dire : mieux valait ne pas savoir. Mieux valait être frappé par la mort sans avoir le temps d'être touché par la peur. Rien n'était pire que de réaliser que tout est sur le point de se terminer.

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