Chapitre 7 : Am I a hero? - 3/3 {Cyrielle}
***
Elle assomma son réveil sans merci, le lendemain matin, mais ne réussit qu'à faire chavirer son verre de la table de chevet. Il s'écrasa au sol et ce fut la première chose sur laquelle Cyrielle posa les yeux, ce vendredi. Un cataclysme. Son cataclysme. Un demi-million de fragments pointus, mais flous, si flous, éparpillés un peu partout aux pieds de son lit, aux pieds de sa vie.
Le réveil continuait à pousser d'affreuses vocalises et elle lâcha juron sur juron avant de parvenir enfin à le museler. Puis elle contourna sa calamité tant bien que mal pour aller chercher balai et pelle dans la cuisine commune. Fut stoppée dans son élan par un bout de papier qui lui aussi gisait par terre, près de sa porte. Un mot signé de la main de Georgia lui indiquant qu'ils avaient rendez-vous le matin même pour une session de travail aux aurores. Session qui avait commencé une heure avant que son réveil ne s'agite.
Nouveau problème.
Nouveaux jurons.
Elle attrapa un gilet, enfila un pantalon par-dessus son pyjama, hurla lorsqu'un morceau de verre vint se loger dans la plante de son pied, réussit malgré tout chausser des baskets, courut jusqu'à la bibliothèque. Le jour se levait à peine, parant le ciel de teintes roses et orange. Deux corbeaux se disputaient quelque chose au sommet d'un arbre, seuls êtres vivants à portée de vue à une heure si matinale. Leurs cris survolaient le campus.
Quand Cyrielle rejoignit le groupe, ils étaient tous occupés à ranger leurs affaires.
« Tu es en retard, lui déclara Oliver MacPherson en l'apercevant.
— J'ai fait aussi vite que j'ai pu, dès que j'ai su. Il faut dire que vous ne m'avez pas vraiment mise dans la confidence.
— Tu l'aurais été de facto si tu étais restée un peu plus longtemps avec nous, hier, au lieu de t'enfuir comme une voleuse. Même le Schtroumpf maladroit était à l'heure alors qu'il a passé tout le temps de la session d'hier à vomir ses tripes dans les toilettes. »
Il désignait du menton l'un des élèves dont Cyrielle avait à peine retenu le visage. Georgia s'approcha de son amie une fois tous leurs collègues partis, un sourire désolé sur les lèvres.
« J'ai essayé de te prévenir. Tu n'as pas vu mon mot ?
— Si. Trop tard, ce matin. Pourquoi n'as-tu pas frappé à ma porte ?
— Mais qu'est-ce que tu crois, je l'ai fait ! J'ai tambouriné comme une forcenée. L'un de tes voisins est sorti de sa piaule pour me passer un savon. Et je crois bien que l'un des sous-préfets de la semaine a eu vent de cette dispute et qu'il va me coller une pénalité. Mais toi, impossible de te réveiller. Tu as le sommeil d'un mort. »
L'intéressée secoua la tête devant ce constat effarant – et faux, si faux – mais la remercia tout de même d'avoir essayé. Georgia lui promit de partager ses notes avec elle dès la fin des cours. Le moment venu, Cyrielle en parcourut chaque ligne une première fois, puis une seconde, avant de s'offusquer.
« Mais enfin qu'est-ce que c'est que ça ?
— Des infos, grappillées ici et là. Pour l'instant ce n'est pas grand-chose, c'est vrai, mais c'est normal, ce n'est que le début.
— Georgia, rien de tout ça ne concerne notre affaire.
— Oui, je sais. MacPherson a dit que le plus important c'est de maîtriser celles des autres. Sinon on ne saura pas comment les attaquer.
— Les atta... »
Les doigts de Cyrielle se crispèrent sur les feuilles et Georgia la pria de faire attention, de peur qu'elle ne les froisse.
« Estime-toi heureuse que je ne les déchire pas sur-le-champ. Bon sang, mais qu'est-ce que c'est que ce cirque ? »
Elle traversa tout le campus à la recherche d'Oliver MacPherson, le trouva au réfectoire, déjà attablé pour souper. Ses yeux se firent immenses lorsqu'elle l'accusa haut et fort de fourberie.
« De la triche ? Tu es en train de me traiter de tricheur ? Retire tes œillères, ma grande, c'est comme ça que ça se joue ce jeu depuis la nuit des temps. Tu t'imagines vraiment qu'on pourrait remporter la compétition sans éliminer les concurrents ? Tu crois sincèrement qu'on sera les seuls à gagner notre affaire ? À se faire bien remarquer de notre professeur référent, avec nos belles idées de première année à la noix ? Mais enfin d'où tu sors ? On saborde les affaires des autres, et ensuite on verra pour la nôtre. C'est comme ça que ça marche. Hé, Tellington Junior, lança-t-il à l'un des jumeaux assis près de lui pour le prendre à parti. Oups, Tellington Senior, pardon. Dis à la dame que sa jolie naïveté ne nous mènera nulle part.
— Je te le confirme. » Il jeta à Cyrielle un regard sans colère, mais néanmoins d'une terrible fermeté. « Surtout qu'elle ne semblait pas, hier, si prompte à faire innocenter les Philipps. Y'a aussi une médaille à la clé pour le meilleur hypocrite ?
— Il ne s'agit pas de faire innocenter qui que ce soit, il s'agit de... De respecter un certain code d'honneur. Je ne souhaite pas gagner la compétition en m'en prenant aux autres.
— Encore une fois, chérie, c'est comme ça que ça marche. Ce sont les règles. Demande à n'importe qui. Franchement, n'importe qui. Même au plus neuneu des péquenauds de cette ville. Il te le confirmera. Et crois-moi, ajouta-t-il sur le ton de la confidence, avec un sourire qui fit naître en Cyrielle une fureur folle, ils vont tous se jeter sur nous en priorité, poussés par leur instinct de survie. Les dents bien acérées. Prêts à tuer. Tirage au sort ou pas, les Jupiters restent par tradition les premières cibles à abattre. »
Voyant qu'elle ne puiserait rien de plus utile de cette conversation, elle quitta le dining hall d'un pas lourd. Ses pieds la traînèrent d'un bout à l'autre de chemins sans réussir à choisir la moindre destination. Guettant l'explosion en approche. Finalement, ne sachant pas où aller pour calmer sa colère, elle descendit jusqu'aux archives.
Pour y trouver quelqu'un plus exalté encore.
« Putain de Jésus Christ ! scandait une voix grave et nasillarde qui la fit hésiter au beau milieu des escaliers. Qu'est-ce que vos parents ont bien pu faire au bon Dieu pour donner naissance à un pareil écervelé ? J'en ai côtoyé, des demeurés, croyez-moi, mais de ce niveau ? Je devrais vous faire inscrire sur un registre. Vous êtes le premier étudiant d'Oxford depuis la création de l'université, en 1096, à avoir été accepté sans maîtriser les rudiments de l'ordre alphabétique. Le G, Monsieur Ross, se situe-t-il avant ou après le H ? Attention, prenez votre temps, prenez tout votre temps, parce que si vous vous trompez je jure sur le cul de votre grand-mère que je vous ferai rentrer dans l'un de ces casiers et que je vous laisserai y moisir jusqu'à Noël. »
Cyrielle, qui s'était avancée vers cette drôle de scène sur la pointe des pieds, se demandait à présent si elle devait intervenir ou tout simplement fuir. Le plus loin possible. La question ne se posa pas bien longtemps : il subsistait encore bien trop de rage en elle pour qu'elle ose s'approcher et ainsi prendre le risque de l'accoupler avec celle de Monsieur Hoffman, archiviste, crâne dégarni, physique trapu, yeux exorbités, babines retroussées, piques au bout de la langue.
Aux côtés de ce dernier, un élève qu'elle ne connaissait pas, blanc comme un linge, balbutia quelque chose d'inaudible.
« Avant, exactement. Le G se situe avant le H. Bien joué, abruti ! Dans ce cas expliquez-moi pourquoi vous avez rangé le dossier Gardelle trois rangs trop bas, au milieu des Hastings et autres foutus Harrisson, la semaine dernière ? Vous étiez quoi ? Pardon, je me fais vieux, je n'entends rien, qu'est-ce que vous dites ? Vous étiez... ? Pressé ? »
Le dénommé Ross acquiesça d'un hochement de tête, et Hoffman parut soudain comprendre. Compatir. Il se pinça les lèvres d'un air entendu, se risqua presque à un sourire, sembla se replonger l'espace d'un court instant dans ses tendres souvenirs d'étudiant en droit, et puis attrapa un casier qu'il vida entièrement à même le sol. Avant d'en saisir un autre, quelques mètres plus loin, et d'éparpiller son contenu par-dessus celui du premier de manière à tout mélanger.
« Eh bien nous allons voir si vous trouvez le temps de ranger tout ça. Je repasserai vérifier dans deux heures. Et s'il y a la moindre erreur de classement, mon garçon, je vous garantis que je vous ferai interdire l'entrée de ce putain de sous-sol. »
Cyrielle avait troqué son courroux contre une peur maladroite, enfantine. Ne fut pas assez rapide pour s'enfuir avant d'être découverte. Monsieur Hoffman leva les yeux vers elle et en la surprenant ainsi, les joues encore rouges de son affront avec MacPherson, aussi déboussolée qu'un nouveau-né lâché dans une nature sauvage, haussa les sourcils.
« Qu'est-ce qui ne va pas ? » demanda-t-il.
Les mots étaient tendres, ; le ton, celui des reproches.
« Rien du tout. Tout va bien, lui certifia-t-elle. J'étais juste en train de chercher... »
À court de mots, à court d'idées, à court d'envie de se défendre, elle le laissa terminer sa phrase à sa place.
« Un moyen de quitter la terre ferme ? Vous vous êtes dit qu'en descendant dans les profondeurs des archives vous vous rapprocheriez de l'enfer, et qu'ainsi vous pourriez y discuter avec vos démons en paix ?
— Quelque chose dans ce genre-là. » Elle croisa les bras sur sa poitrine. « On est nombreux ?
— Vous êtes reconnaissables. Suivez-moi. »
Elle jeta un œil à son camarade désormais à genoux, une main au milieu des papiers, l'autre dans les cheveux comme prête à les arracher, et se demanda s'il était bien sage de suivre ce fantasque personnage qu'était l'archiviste où que ce fut sans une présence policière. Emboîtant tout de même son pas, elle se retrouva assise quelques minutes plus tard dans l'espace condensé qui lui servait de bureau, et qui était presque autant rempli de dossiers que le reste des lieux.
« Chacune des informations que nous détenons ici est cruciale, commença-t-il à lui expliquer.
La jurisprudence est l'un des fondements de notre système. N'importe qui, en arrivant ici, doit pouvoir trouver n'importe quoi. Il en va de vos études, de vos futures carrières et parfois, quand ce sont des professeurs qui viennent chercher une solution à leurs affaires en cours, il en va de la vie d'hommes et de femmes comme vous et moi. Non seulement cette andouille de Monsieur Ross a cru bon de ranger un dossier sans regarder où exactement ce dernier atterrissait, mais je l'ai surpris en train de se goinfrer d'un putain de donut à la con, dans la salle, malgré l'interdiction suprême. »
Il leva un index en direction de l'un des nombreux panneaux qui bannissaient en effet toute forme de nourriture ou de boisson au sein des archives.
« Des doigts pleins de gras sur mes dossiers, bon sang. Incroyable. Vous ne respectez plus rien. Alors oui, je suis dur, et oui, je vais rester ici toute la nuit après son départ, à vérifier que tout a bien été disposé comme il faut alors que j'aurais pu tout simplement reposer le dossier à sa place et rentrer tranquillement chez moi. Mais croyez-moi : Monsieur Ross traitera désormais cet endroit avec le plus grand respect.
— Ou il ne mettra plus les pieds ici jusqu'à la fin de sa scolarité. »
Hoffman sourit franchement.
« C'est aussi une option qui me plaît, on ne va pas se mentir. Je vous sers quelque chose ? »
Les yeux de la jeune fille se posèrent à nouveau sur le panneau d'interdiction, mais il suivit son regard et envoya valser son argument silencieux d'un geste de la main.
« Ça ne compte pas si c'est moi qui invite. Un café ? Un thé ?
— Un chocolat chaud ? S'il vous plaît.
— N'êtes-vous pas trop vieille pour ça ? »
Elle faillit lui renvoyer sa question en écho en constatant que c'était quelque chose qu'il avait en stock dans ses tiroirs personnels. Hoffman, quant à lui, ne s'autorisa aucun commentaire en la voyant plonger dans sa tasse morceau de sucre après morceau de sucre comme si elle cherchait à développer un diabète dans la minute.
« Alors quel est le problème ?
— Je n'ai pas le droit d'en parler.
— C'est Metzinger, n'est-ce pas ? Il traumatise toujours les première année. Cet homme est un processus de sélection à lui tout seul.
— Je n'ai pas le droit d'en parler. »
Il l'étudia quelques secondes, embrumé par les vapeurs de sa tasse de thé.
« Vous faites partie des élus. Maintenant que je vous regarde, ça me revient. Je vous ai vue.
— Je n'ai pas le droit d'en parler », répéta-t-elle pour la troisième fois. Avant de violer sa promesse aussitôt : « Vous est-il déjà arrivé de vous sentir obligé de faire quelque chose, tout en sachant au fond de vous que c'était mal ? »
Il soupira, ferma les yeux, et lorsque ses paupières se décollèrent, son regard perçant la fusilla sur place.
« Tu suis la loi. » Sa voix, étrangement, s'était faite presque douce. Presque, seulement. « C'est la seule règle qui vaille. En cas de doute, tu suis la loi.
— Comme tout le monde ici, non ? Ce serait sacrément ironique si ce n'était pas le cas.
— Non, tu ne comprends pas. Au milieu de tout ce qui se cassera la gueule, autour de toi, demain et tous les jours qui suivront, ce sera la seule chose qui demeurera imperturbable. Ton cœur te soufflera des conneries en permanence, ton instinct va te tromper tellement de fois que tu te demanderas si on ne nous a pas menti depuis le début, si on n'est pas uniquement programmé pour souffrir comme des abrutis, finalement, et ton esprit est manipulé tous les jours sans que tu ne t'en aperçoives. La loi, c'est ce fil sur lequel tu peux marcher, en pleine tempête, sans ressentir la force du vent. Ou le poids des regrets. C'est le seul moyen de garder un semblant de contrôle, une espèce de paix. En cas de doute, tu – comment tu t'appelles ? En cas de doute, Cyrielle, tu suis la putain de loi. Reviens-en toujours à ça. Et ça ne vaut pas que pour cette année. »
Il avala une gorgée de thé avant de reprendre, moins sévère :
« Et si tu craques, là-haut, descends souffler un bon coup en enfer. Je t'accueillerai toujours avec plaisir. »
Cyrielle sourit malgré la fermeté avec laquelle il avait récité son sermon. Il y avait quelque chose de sympathique, derrière la froideur apparente de l'archiviste, quelque chose de réconfortant. Son cœur brûlant, émergeant au milieu des eaux glacées ; tantôt obstacle, tantôt bouée de sauvetage. Et c'était aussi ce qui rendait son discours plus autoritaire encore. Gerald Hoffman était peut-être beaucoup de choses, mais certainement pas un homme qu'on avait envie de décevoir.
Et Laurie Greenfield était celui qu'elle devait voir, là, tout de suite, bien que le ciel soit déjà sombre. Il aurait à répondre de ses actes sans attendre.
Cyrielle quitta les archives, se rua jusqu'au Balliol College, grimpa quatre à quatre les escaliers, et frappa porte 299 car tout le monde savait où dormait le Préfet – les élèves se passaient le mot pour veiller à ne jamais le croiser en mauvaise posture et risquer un rappel à l'ordre. Pourtant ce ne furent pas les boucles noires de Laurie mais les longs cheveux blonds de Madeline, un peu ébouriffés, qu'elle découvrit lorsque le verrou céda. Vêtue d'un sweatshirt de l'université trop ample, tombant sur ses cuisses nues, elle demanda quelque chose – quoi, Cyrielle n'aurait su dire. Elle n'entendit rien. Et fut bien incapable, alors, d'aligner trois mots à la suite.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top