Chapitre 6 : Get down - 2/2 {Bennett}
« Très bien, oui. Je te remercie, Joan. » Silence. « Oui, c'est ça. À tout de suite. » Il posa une main sur la nuque de sa fille en mettant fin à l'appel, avant de confirmer la terrible nouvelle. « Je suis désolé, ma puce. Joan n'a pas eu le temps de nous prévenir hier soir, mais Marco Rodriguez est décédé des suites de ses blessures dans l'ambulance. Il n'a même pas tenu jusqu'à l'hôpital.
— Alors c'est de ma faute », soupira Bennett, épouvantée. Il lui sembla qu'elle s'affaissa de plusieurs centimètres sous le poids de cette réalisation. « Je n'ai pas été assez rapide.
— De ta faute ? Bien sûr que non. Chérie, tu as fait tout ce que tu as pu, et étant données les circonstances, tout ce qu'il était possible de faire. Il a succombé à ses blessures, les seuls responsables sont ceux qui les lui ont infligées.
— Est-ce qu'ils savent qui c'est ? » s'enquit la fillette.
Son père secoua la tête sans lui répondre. Se leva pour déposer dans l'évier sa tasse presque vide et le bol de céréales que sa sœur avait si vite avalées avant de les abandonner.
« Papa, est-ce qu'ils savent ? insista-t-elle.
— Non, je ne crois pas. Enfin je n'en sais rien. Ta tante travaille à l'hôpital, pas pour la police. Maintenant, file en classe, d'accord ? Non, attends, je vais t'écrire un mot. Si tu devais changer d'avis dans la journée, montre-le à tes professeurs et demande-leur la permission de rentrer plus tôt. Ils m'appelleront et je leur expliquerai. Tout. Je leur expliquerai tout. » Il griffonna quelques lignes sur un morceau de papier avant de le signer et de le tendre à sa fille. « Tu n'hésites pas, d'accord ? »
Opinant du chef, Bennett sauta de son tabouret. Elle lissa les plis de son uniforme, empoigna son sac à dos, puis rattrapa Joey sur la route quelques mètres plus loin. Lorsqu'elle lui apprit la nouvelle, il la réceptionna en plein estomac, lui aussi. Se cambra un peu sous le choc. Et resta silencieux tout le long du trajet. D'un commun accord, ils décidèrent de ne pas aller chasser les criminels en centre-ville après l'école comme convenu. Pas même les délinquants. Pas aujourd'hui. Au lieu de ça, ils se rendirent au Goodfellas, où ils traînèrent des pieds jusqu'à une table qu'ils ne semblèrent ensuite plus pouvoir quitter, quand bien même leur vie en aurait dépendu.
Danny sortit des cuisines un torchon blanc sur l'épaule et un tablier autour de la taille. C'était un homme dont l'allure ne laissait personne indifférent. Il rasait ses cheveux de chaque côté de son crâne, mais conservait une large mèche blonde, au centre, qu'il brossait en arrière et lustrait tous les matins. Il marchait en roulant des omoplates, attirant toute l'attention sur ses bras qu'il musclait pour compenser son mètre soixante-six. Soixante-dix, disait-il devant les dames – il mentait. Il possédait une voix légèrement rocailleuse qui contrastait avec la pureté de son sourire d'ange. Et surtout, il paraissait ne jamais s'inquiéter pour un même souci plus longtemps qu'une minute. Deux, grand maximum.
« Les enfants, je vous sers quelque chose ? leur demanda-t-il en les apercevant de loin. Mes tables ne sont pas censées accueillir des livres de maths, vous savez. »
Bennett et Joey ne les avaient ouverts que pour se donner bonne conscience. Ils ne parvenaient pas, en réalité, à se concentrer sur le moindre exercice. Comme ils ne répondirent pas, Danny s'avança vers eux et fit claquer son torchon sur l'épaule de Joey, qui sursauta.
« C'est quoi, ces mines de déterrés ? Bennett, pourquoi il tire autant la tronche, ton copain ?
— Peut-être parce qu'un fou furieux vient de l'attaquer avec un torchon, se défendit l'intéressé. Vous vous en servez pour essuyer la vaisselle ? C'est vraiment pas hygiénique, ce que vous faites.
— Ouais, ouais, c'est ça, appelle la FDA et embrasse-les de ma part. Mais tu sais quoi, je suis ravi de constater que tu disposes toujours de l'usage de ta langue, parce que je commençais presque à m'inquiéter. Vous êtes sûrs de ne pas vouloir manger quelque chose ? C'est pas pour me vanter, mais le tiramisu, aujourd'hui... » Il porta les doigts à ses lèvres et mima le bruit d'un baiser. « Une pure merveille.
— Non merci, Oncle Danny, refusa Bennett. On n'a pas vraiment d'appétit.
Danny se saisit d'une chaise et la retourna pour s'y asseoir, les bras croisés sur le dossier.
« Et pourquoi ça ? Qu'a encore fait le grand et précieux Ted pour gâcher l'ambiance à ce point-là, hein ? À moins que ce ne soit cette saleté de Joan ?
— Ni l'un, ni l'autre. Tu as entendu parler de Marco Rodriguez ?
— Le môme qui s'est fait descendre hier soir ? Ouais, j'ai entendu. Une vraie tragédie, il paraît qu'il n'avait même pas dix-huit ans. Mais quel rapport avec vous ?
— Wow, ironisa Joey. Quelle empathie. Ça redonnerait foi en l'être humain.
— Ce que je veux dire, se reprit Danny en roulant des globes oculaires, c'est que d'ordinaire les actualités locales n'empêchent pas les gamins de s'amuser. Ou de faire leurs exos de maths. Aussi dramatiques fussent-elles.
— C'est nous qui l'avons trouvé, lui expliqua sa nièce. Il était à deux rues de chez nous, et il n'était pas encore mort quand nous avons essayé de l'aider. »
Elle plongea ses grands yeux dans ceux de son oncle et chercha à lui voler ne serait-ce qu'un morceau de cette nonchalance qui le rendait si dignement insensible à la douleur.
« En vain. »
Danny recouvra son sérieux quelques secondes et posa une main rassurante sur le bras de sa nièce.
« Hé, ça va aller, d'accord ? La vérité, c'est qu'il se passe des trucs plutôt moches dans le secteur, en ce moment. Mais comme tout, dans la vie, ça va bien finir par se tasser.
— Moches comment ?
— À peu près autant que ta tante Joan. »
Bennett ne put se retenir de pouffer avant de s'animer, en proie à une nouvelle idée.
« Attends une minute, Oncle Danny. Toi, tu as tes entrées dans le milieu criminel de Boston et de ses environs, pas vrai ? En tant qu'ancien criminel. »
Il porta une main à son cœur et mima une syncope en se tournant vers Joey.
« Bon sang, ce que ça fait mal. Qu'ai-je donc fait pour mériter une attaque pareille ? Je croyais que j'étais son oncle préféré.
— Vous êtes son seul oncle.
— C'est bien ce que je dis. » Un doux sourire illumina son visage alors qu'il se levait et remettait la chaise qu'il avait occupée en place. « Je n'ai mes entrées nulle part, mon lapin. Et j'aimerais que mon avocat soit présent, la prochaine fois que tu t'adresseras à moi avec de telles accusations diffamatoires.
— Mais Oncle Danny, tu pourrais –
— Tout compte fait, l'interrompit Joey, et Bennett le soupçonna de chercher à créer une diversion, je commanderais bien des spaghettis à la carbonara. »
Le restaurateur posa sur lui des yeux sévères.
« Non.
— Non ?
— Nan, gamin, je vais pas te servir mes spaghettis à la cabonara à l'heure du goûter, dans quel monde crois-tu que tu vis ? Je te manque de respect, moi, quand je me rends chez toi ?
— Il faudrait hypnotiser mes parents pour qu'ils vous laissent entrer ne serait-ce que dans leur jardin, se moqua Joey en échangeant un regard complice avec Bennett.
— Si tu le dis, Henri. Ça ne change rien, c'est non. Il est seize heures trente, c'est le tiramisu ou merde.
— Vous voyez, fit remarquer l'enfant du haut de ses treize ans un quart, c'est précisément à cause de ce genre de comportements que l'humanité court à sa perte. Peu importe ce qu'on vous donne, vous n'êtes jamais satisfaits. Vous réclamez toujours autre chose. »
Danny gratifia cette réflexion d'une gentille tape à l'arrière du crâne du garçon, avant de leur annoncer que deux parts de dessert étaient en route et qu'il ne faudrait sous aucun prétexte raconter à Ted qu'il les nourrissait de sucre et de caféine. Le regard de Bennett se retrouva alors attiré par la rue, et il lui sembla que la simple évocation de son père avait suffi à placer sur leur chemin l'une de ses sentinelles.
Alyssa, derrière la vitre, fronçant les sourcils.
Les mains posées sur ses hanches, dans un geste maniéré qui lui rappela leur tante.
Elle franchit les portes du restaurant, contourna la seule autre table qui à cette heure-ci, accueillait un client – Monsieur Robert « Bobby » Caan, dit Monsieur Bobby, cheveux flamboyants, habitué du coin – et vint se planter devant eux sans cacher son irritation le moins du monde.
« J'étais certaine de te trouver là.
— Bien joué ? se risqua à commenter Bennett, ce qui n'amusa pas sa sœur aînée.
— Tu sais bien que Papa n'apprécie pas que tu passes autant de temps par ici. Oncle Danny n'a pas la meilleure des influences sur toi. Sur toi non plus, d'ailleurs, ajouta-t-elle en prenant Joey à partie.
— C'est l'avis de Ted, ou l'avis de Madam Satan ?
— C'est leur avis à tous les deux et ne joue pas l'idiote avec moi. Et si tu veux mon avis, je ne parviens toujours pas à comprendre pourquoi et comment Papa a décidé de recoller les ponts avec lui.
— Alyssa ! s'exclama leur oncle en sortant de nouveau des cuisines, cette fois un plateau à la main. Comme tu me vois ravi de te compter parmi nous. Installe-toi, je t'apporte une part et une bière. Attends une seconde, quel âge tu as, déjà ? »
La jeune femme fusilla sa sœur du regard, comme pour la punir de l'obliger à respirer le même air que ce personnage qu'elle méprisait tant, sans daigner se retourner pour faire face à Danny.
« Je ne reste pas, rétorqua-t-elle d'une voix ferme. Je fais simplement une halte pour ramener les petits à la maison. Ordre de Tante Joan.
— Ordre de Tante Joan ? reprit Bennett en écho, outrée. Mais enfin qu'est-ce que ça veut dire ? J'ai la permission de dix-neuf heures depuis mon onzième anniversaire. Rien ne m'oblige à –
— Ordre de Tante Joan, répéta Alyssa en serrant les dents. Ne me force pas à te tirer d'ici par la peau du cou. »
La bouche de Bennett resta grande ouverte, tant et si bien que Joey lui adressa de vastes signes depuis l'autre bout de la table pour éviter que sa salive ne lui coule sur le menton. Elle échangea un regard avec lui, puis un autre avec son oncle. Referma bruyamment ses manuels scolaires. Alyssa ne levait jamais la voix sur sa jeune sœur. Jamais. Partagée entre son inquiétude et sa colère, Bennet choisit de ne rien montrer de la première et de se concentrer sur la seconde. Une fois debout, pourtant, elle se tourna vers cette femme en devenir qui possédait les mêmes grands yeux noisette qu'elle et tout bas, se résigna à demander :
« Il est arrivé quelque chose à Ted ?
— Non, p'tite tête, lui certifia Alyssa en soupirant. Excuse-moi d'avoir haussé le ton, je ne voulais pas te faire peur. »
Mais Bennett, sitôt rassurée, refusa de lui pardonner son excès d'ire et tira Joey par la manche pour l'entraîner dans son sillage. Ils sortirent du restaurant sans un mot ou presque pour Danny qui, agitant la main, un sourire en travers du visage, prévint Alyssa que sans y prendre garde elle finirait par hériter de tous les défauts de sa tante. Bennett se retourna au moment où Alyssa baissait le bras et fut incapable de savoir si oui, ou non, son aînée venait tout juste de saluer son oncle de la plus impolie des manières.
« Non, impossible, lui affirma Joey à voix basse comme s'il lisait ses pensées. Ta sœur est beaucoup trop raffinée pour ça. C'est toi, la rebelle de la famille, t'as oublié ? »
***
Aucun des deux adolescents n'adressa la parole à Alyssa tout le long du trajet. Pour tromper l'ennui, dompter l'inquiétude, ils prirent un caillou en otage et s'amusèrent à donner un coup de pied dedans chacun leur tour, l'escortant jusqu'à la porte bleue des Bennett. Manquèrent de l'envoyer dans la vitre d'une voiture, à quelques mètres de leur destination, et s'accusèrent l'un l'autre lorsqu' Alyssa se retourna pour les gronder en silence.
« Minute, papillon, retint-elle Joey quand celui-ci souhaita bon courage à Bennett, prêt à s'éloigner. Toi aussi, tu es attendu à l'intérieur. »
Le meilleur ami de Bennett habitait tout près. Une jolie maison turquoise située au croisement de Westwood Road et de Benton Road, la seule du quartier à être en partie construite en pierres. Son père était juge, sa mère enseignait la littérature à Harvard, tous deux n'étaient pas souvent chez eux et considéraient communément que la présence de Joan à quelques mètres de leur domicile suffisait à leur faire économiser les frais d'une nourrice. Leur fils, de toute façon, passait bien plus de temps derrière la porte bleue que dans la maison en pierres. Micky – un autre voisin et compagnon de jeu – traversa la rue sur son vélo et les interpella sans même ralentir.
« Hé, les abrutis, – Micky ne s'adressait jamais à personne sans l'insulter d'une manière ou d'une autre, ce qui lui attirait plus d'un souci au collège – partants pour un tennis ? »
Leurs parties de tennis se jouaient très au sud de Benton Road, assez loin pour échapper aux yeux de lynx de Joan. Il fallait se tenir au milieu de la route, muni de sa raquette, et chacun leur tour, envoyer la balle contre le mur de la maison de Mrs Calahan. Chacun démarrait avec un capital de cinquante points : dès que l'un d'eux ratait la balle, il en perdait un. Dès qu'une voiture klaxonnait au moment où c'était à son tour de frapper, il en perdait dix. Et dès que Mrs Calahan sortait sa tête de l'une de ses fenêtres pour les qualifier de ses plus jolis noms d'oiseaux, il en perdait trente et se retrouvait presque automatiquement condamné à perdre tout court. Bennett voulut répondre à Micky mais Alyssa la devança :
« Ils ne peuvent pas. Ils sont attendus à l'intérieur. Et tu sais quoi ? Tu ferais mieux de rentrer chez toi, toi aussi. »
Bennett leva des yeux étonnés vers sa sœur, qui frissonnait bien que l'air soit doux.
Pourquoi lui sembla-t-il alors qu'il lui faudrait renoncer à bien plus qu'à une simple partie de tennis ?
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