Chapitre 5 : Baby got venom {Lee}
"Time to see if my luck is any better than the next time"
Lee
Il n'avait encore rien dit, mais il la dévorait du regard. Une lueur de joie sincère irradiait au fond de ses yeux gris. Presque. Presque sincère. Il n'était pas accompagné de son meilleur ami, ce soir-là, mais d'une femme d'une beauté éblouissante, cheveux blonds coupés à la garçonne, regard souligné d'un trait de khôl. Ses colliers tombaient avec grâce sur son décolleté ; Lee pouvait voir les perles trembler à chaque fois que sa poitrine se soulevait. Son cœur, de toute évidence, battait la chamade. Et sa tête était posée négligemment sur l'épaule de Trevor O'Sullivan, dont la joue portait des stigmates de rouge à lèvres.
« Vous avez quelque chose qui m'appartient », dit-il en s'adressant à Lee.
Cette dernière fixait sans s'en rendre compte la main de Trevor, qui caressait dans des gestes distraits le genou de sa partenaire pour la soirée.
« Ma montre, précisa-t-il, et Lee plaça ses deux poings sur ses hanches, sentant une étrange colère grimper du fond de son être.
— Votre montre était un gage de votre honneur et de votre respect. Si vous avez traîné votre petit air sournois jusqu'ici les mains vides, croyez-moi sur parole, vous en repartirez les pieds devant. Sans votre montre, de surcroît. »
Les doigts de Trevor s'étaient perdus sous la robe de celle qui l'accompagnait. Il y avait quelque chose d'hypnotique, de magnétique, dans la lenteur, la langueur de ses mouvements. Lee sentait sa peau s'empourprer et savait que Trevor discernait chaque nuance qui, progressivement, l'emmenait du bronze vers le rouge sang.
« Où est votre ami, chaton ? », demanda-t-elle pour retrouver une certaine maîtrise de la situation.
Il sourit en entendant ce surnom presque affectueux, presque insultant, et captura entre ses lèvres celles de sa partenaire tout en fouillant sa veste.
« Il ferait mieux d'être en chemin.
— Inutile », déclara-t-il en laissant la jolie blonde respirer.
L'avait-il mordue ? Sa bouche était si rose. Trevor sortit de sa poche une liasse de billets, qu'il compta un par un avant de les tendre vers Lee.
« Six cents dollars. En échange de ma montre, s'il vous plaît. »
Elle attrapa l'argent et pivota sur ses talons pour lui tourner le dos, le temps de saisir l'objet qu'elle avait dissimulé contre sa peau, sous le tissu de sa brassière.
« J'ai entendu beaucoup de choses à votre sujet, Marissa, annonça Trevor en récupérant ce qui lui appartenait.
« Ah oui ? Vous vous renseignez sur toutes les serveuses des établissements que vous fréquentez ?
— Seulement celles que je pourrais envisager d'épouser, et celles qui menacent de me tuer.
— Que de monde cela doit-il faire. J'espère bien que vous prenez des notes pour n'en oublier aucune.
— La première chose que j'ai apprise à votre propos, c'est que Marissa n'est pas votre vrai nom.
— Ça l'est entre ces murs.
— Ce qui fait de Marissa...
— Une performance », riposta-t-elle en haussant les épaules.
Trevor se recula au fond de son siège. Ses yeux jetaient des éclairs tout autour de lui et une drôle d'électricité statique semblait s'échapper de ses doigts.
« Marissa possède une réputation des plus sulfureuses, vous savez. On la dit veuve, ou fiancée, ou même les deux, personne n'a vraiment été très clair.
— Vous me voyez obligée de tout confirmer d'un bloc, répliqua Lee en lui raflant un sourire.
— Et vous me voyez contraint d'insister. Où s'arrête la performance ?
— Aux portes du Mad.
— Aux portes du Mad, reprit-il en écho. C'est très précis. Qu'en est-il de la sortie de service ? Vous savez, celle qui est réservée au personnel, dans cette petite ruelle près des poubelles.
— Enfin, Monsieur O'Sullivan ! Quel genre d'individu assisterait à un spectacle près des poubelles ?
— Toutes sortes de gens, vous seriez surprise, lui répliqua-t-il sur le même ton cajoleur avant de changer de route. Auriez-vous une minute ou deux à m'accorder ? J'aimerais beaucoup en apprendre davantage à votre sujet. Pour commencer : faites-vous partie de ceux qui s'acheminent jusqu'à notre bonne vieille Chicago en provenance du Sud ?
— Eh bien je ne sais pas. Faites-vous partie de ceux à qui cela poserait un problème ? »
La femme assise aux côtés de Trevor laissa échapper un petit son non identifié que Lee – pour leur salut à toutes les deux – choisit d'interpréter comme de l'impatience, rien de plus. Trevor se contenta de sourire à Lee tout en passant une main dans les cheveux courts de celle qui l'accompagnait.
« Avez-vous prévu de danser, ce soir ? », s'informa-t-il alors qu'elle s'apprêtait à prendre congé de lui.
De lui et de l'orage à venir, qu'elle voyait approcher dans son regard.
« De danser ? Je suis serveuse, répondit-elle sans cacher sa surprise, sans chercher à mentir, je me borne à apporter les boissons. »
Et de temps à autre, à tenir la comptabilité.
« Oh, mais je vous ai vue, une fois. Juste là, sur cette scène. Je m'en souviens très bien, je m'en souviens comme si c'était hier, il se trouve que j'ai la mémoire des visages. J'ai la mémoire de tout un tas de trucs, en vérité. Tellement de choses, qui se collent à mon esprit sans demander au préalable la moindre permission. »
Lee fronça les sourcils. Il y avait bien eu un soir.
« Vous étiez là, juste là, je vous dis. Sur la dernière rangée, près du saxophoniste. »
Elle avait remplacé Carla, tombée malade – enceinte, en réalité.
« Vous aviez commencé timidement, on vous remarquait à peine. Et puis très vite, je n'ai plus eu d'yeux que pour vous. Les mouvements gauches de vos bras, la peau satinée de votre ventre nu. Vous étiez d'une beauté imparfaite, sublimée par les hésitations, les erreurs, le chaos, vous étiez d'une beauté saisissante. »
Lee, troublée, se retourna sans comprendre d'où provenait ce soudain, cet horrible silence. Piégé entre deux chansons, le groupe avait cessé de jouer. Trevor semblait attendre qu'elle rétorque quelque chose – n'importe quoi – mais pour la première fois depuis qu'elle s'était dirigée vers sa table, elle n'en fut pas capable.
« Vous joindriez-vous à nous ? ajouta-t-il alors, s'écartant de quelques centimètres à peine de cette splendide créature qui, à présent, fixait Lee d'un regard teinté d'une méchanceté presque enfantine.
— Je ne peux pas. Mon travail est de servir les clients, pas de leur imposer ma compagnie. »
Il insista, mais déjà elle battait en retraite. La respiration saccadée, elle porta une main à sa poitrine comme pour contraindre la chose immonde qui se débattait à l'intérieur à se calmer. Se calmer sur-le-champ.
« Harry ! le héla-t-elle une fois arrivée au niveau du bar, il faut que je m'en aille.
— Que tu t'en ailles ? », s'étonna son ami en s'approchant du comptoir.
Il tenait entre ses doigts un shaker en argent en forme de pingouin, qu'il secouait avec énergie.
« Mais enfin ton service n'est pas censé se terminer avant –
— Je sais, mais je dois m'en aller tout de même, dès maintenant. »
Quitter les lieux à tout prix, s'éloigner, rentrer chez elle. Harry la fixait sans comprendre.
« Un mauvais pressentiment. »
Une terrible intuition, qui provoquait des sueurs froides et que Lee, sans même s'en rendre compte, tentait d'évacuer de son système en agitant bras, jambes, menton.
« Tu n'ignores pas que je ne plaisante jamais avec ce genre de choses, dit-elle à son ami qui acquiesçait, si habitué à l'importance qu'elle prêtait à ses superstitions qu'il ne s'en moquait presque plus, qu'il les respectait presque.
— C'est à cause de ce client qui a demandé à te voir ? », s'enquit-il.
Elle secoua la tête dans un geste qui ne voulait plus rien dire.
« J'ai réussi à tirer les vers du nez du bon vieux Charles et il a fini par m'avouer que c'est l'un des deux hommes que tu as menacés hier... Lee, bon sang, qu'est-ce que tu fabriques ? s'indigna-t-il alors qu'elle se hissait à la force de ses bras sur le comptoir.
— Tu l'as toujours sur toi, n'est-ce pas ? s'émut-elle en tâtant les vêtements de son ami. Ce que je t'ai donné, tu le portes toujours sur toi, n'est-ce pas ?
— Descends tout de suite de mon bar. » Il ouvrit un pan de sa veste pour lui montrer la poche intérieure. « Oui, je l'ai toujours sur moi. Comme Son Altesse ici présente me l'a demandé. Attention, il vient par ici.
— Qui donc ?
— Ce type que de toute évidence tu essaies de fuir, et qui ressemble à un ange déchu tombé du ciel. Il vient par ici. »
Lee refusa de se retourner. Acquiesça. Et serra une dernière fois la main de Harry avant de s'échapper vers la sortie de service.
Si l'entrée principale du Mad Circus se dissimulait dans les profondeurs de l'épicerie Williams & Sons et conduisait les clients munis du mot de passe au vestiaire, la fameuse sortie du personnel, quant à elle, s'empruntait en traversant les cuisines, puis débouchait sur la rue. Protégée par une vieille porte grise qui se confondait avec le mur un brin trop sale de l'immeuble. Juste une vieille porte grise, quasi invisible.
Enfin dehors.
Les paupières verrouillées, Lee prit une longue inspiration et en sentant les battements de son cœur ralentir, sut aussitôt qu'elle avait pris la bonne décision. Puis une odeur infecte vint piquer ses narines et elle retrouva la réalité à contrecœur. Elle lorgna les poubelles et la silhouette qui se dessinait dans la nuit, un peu plus loin sur le chemin, et fut bien incapable de déterminer avec certitude si l'ambiance nauséabonde qui se propageait autour d'elle provenait des unes ou de l'autre. En passant à côté de celui qu'elle ne reconnaissait que trop bien, elle se risqua à le regarder dans les yeux. Crut bien déceler un soupçon de peur sur son visage.
« Trevor était censé venir me chercher dès que la voie serait libre, expliqua-t-il, mais j'imagine qu'il a été distrait par la compagnie. »
Elle le dévisagea sans rien dire et Antoine demanda, cynique :
« Puis-je donc entrer ?
— Voyons, vous devriez connaître la politique de la maison : ici on ne refuse personne. Tout le monde est le bienvenu au cirque », lui répliqua-t-elle sur le même ton, sans ralentir sa cadence.
S'éloigner. Quitter les lieux à tout prix. Rentrer chez elle.
« À condition de régler sa note. »
Et de ne pas y ramener d'ennuis.
Était-ce trop tard ? Le pressentiment était revenu. Il tordait son estomac en une infinité de nœuds et elle ne cessait de porter les mains à son ventre comme si cela suffirait à les dénouer. Au bout d'un moment, il ne lui resta plus qu'une seule solution.
Courir.
Courir à en perdre haleine.
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