Chapitre 30 : Final days on the planet - 2/2 {Bennett}

***

Trois semaines s'écoulèrent. Trois semaines, pour atténuer les cicatrices. Allongée à plat ventre sur son lit, Bennett relisait une histoire qu'elle connaissait déjà par cœur. Deux coups frappèrent contre sa porte, et le doux visage d'Alyssa apparut dans l'embrasure.

« Je sors avec Clayton, p'tite tête. Tu veux venir avec nous ? Il dit qu'il peut te faire faire un tour de la caserne comme promis, si tu en as toujours envie. »

— Non merci, pas maintenant. »

Pas tout de suite. Pour l'instant elle ne rêvait plus que de calme, ne partait plus en voyage qu'entre les murs de sa maison.

« J'ai déjà des projets.

— Avec Joey ?

— Non. »

Joey s'était envolé de la surface de la Terre. Kidnappé de nouveau, par une main géante surgie du ciel, trois semaines plus tôt. Il avait disparu, et avec lui l'appétit de la fillette.

« Avec Ted. Il a dit qu'il m'emmènerait à la librairie. »

Il n'était plus en colère contre elle. Elle s'était excusée, mais il ne l'avait même pas entendue. La peur avait déformé les traits de son visage, allégé son cœur de toutes ses vieilles rancunes. Comme elle il n'était plus tout à fait le même, aujourd'hui, plus tout à fait reconnaissable. Les quelques heures les plus longues de sa vie l'avaient vieilli de dix ans. Lui aussi, à présent, possédait des cheveux blancs.

« Pourquoi as-tu cessé d'inventer des histoires ? lui avait-il demandé le soir même du drame, étendu à même le sol de sa chambre parce que l'idée qu'elle dorme seule lui était intolérable. Tu te souviens de ces pièces de théâtre, que tu couchais sur papier ? De vraies productions dignes de Broadway. Tu reproduisais des scènes de tes romans préférés, tu rajoutais tellement d'intrigues que personne n'y comprenait plus rien, et puis vous vous répartissiez les rôles, avec Joey. Vous couriez partout sans que personne d'autre que vous ne sache dans quel monde, au juste, vous vous trimballiez comme des fous. Quand est-ce que ça a cessé de te suffire ? Pourquoi a-t-il fallu que tu te jettes corps et âme dans des missions rocambolesques de notre côté de la réalité ?

— Je ne sais pas. »

Elle s'était redressée sur son coude, avait souhaité dire quelque chose, et puis s'était ravisée. De nouveau allongée sur le dos, elle avait fixé son plafond, et cette citation tirée des Quatre Filles du Docteur March que Ted y avait fait inscrire à sa demande quelques mois plus tôt, et qui prétendait qu'elle ne craignait pas les tempêtes [1]. Elle ne les craignait pas, en effet. Elle craignait le silence.

« Alyssa va s'en aller. »

Comme sa mère. Et comme tant d'autres par le passé, à l'avenir. Était-ce une réponse à la question de son père ? Elle l'ignorait encore. Sans doute cela avait-il joué. Sans doute avait-elle cru que grâce à la Brigade, elle serait liée jusqu'à la fin des temps à sa sœur et son meilleur ami, qu'ils ne la quitteraient jamais, qu'ils n'oseraient pas, ne pourraient pas, ne le souhaiteraient pas.

Puis il y avait eu Marco Rodriguez.

Depuis la mort de Cousin Bobby, il apparaissait parfois dans sa chambre et la saluait, solennel.

Sans un mot, il déclarait la mission achevée.

« Tu sais quoi ? se ravisa Alyssa. C'est une excellente idée. Je vais annuler mes plans et vous accompagner. »

Bennett ne put s'empêcher de sourire.

« Bennett, le lien entre ta sœur et toi ne se rompra jamais », lui avait assuré Ted, et il y avait eu tant de fermeté dans sa voix que ce soir-là, et peut-être bien aussi les prochains, elle avait décidé d'y croire.

***

Elle fut appelée à la porte par la voix tonitruante de sa tante. Quelqu'un était là pour elle. Quelqu'un ? Elle dévala les escaliers si vite qu'elle rata les deux dernières marches et se raccrocha in extremis à la rambarde, sous les yeux méprisants – mais légèrement amusés – de Joan.

Joey se tenait sur le seuil, sa planche de skateboard à la main. Bennett fut si heureuse de le voir qu'elle faillit se jeter à son cou, avant de se rappeler que ce n'était pas l'une de ses habitudes et que la dernière fois qu'elle s'y était risquée, cela leur avait sacrément porté malheur.

« Où étais-tu passé ? » lui demanda-t-elle. Elle regretta aussitôt la colère, cette colère injustifiée, déplacée et têtue, dont était chargée sa voix. « J'ai sonné chez toi l'autre jour, et on m'a dit que... On m'a dit que... Eh bien on ne m'a rien dit du tout, en fait. Ta mère a marmonné quelque chose, m'a fusillée du regard, puis m'a claqué la porte au nez. Depuis quand est-ce qu'elle me déteste autant, qu'est-ce que j'ai fait ? »

Elle s'arrêta le temps de reprendre sa respiration, mais enchaîna aussitôt en baissant d'un ton :

« Et Joey, ils ont disparu... Les objets de Monsieur Bobby, envolés ! » Elle avait bien cru devenir folle, en découvrant son coffre vide. « J'ignore ce qu'il s'est passé, mais –

— Je les ai pris.

— Tu les as pris ? répéta-t-elle sans comprendre.

— Oui, et tu le saurais si tu me laissais en placer une. »

Il patienta un instant, les sourcils relevés, et lorsqu'il fut certain qu'elle se tiendrait sage et ne l'interromprait plus, put enfin s'expliquer. Tout expliquer.

« Je suis retourné chez Bobby le lendemain de... le lendemain de tu-sais-quoi. » Se promenait-il dans ses cauchemars, à lui aussi ? « Son histoire de caméras de sécurité, ça me titillait, je n'arrêtais pas de me demander comment on avait pu manquer un truc pareil. Et une fois de retour sur place, j'ai compris. On n'a pas vu de caméras, parce qu'il n'y avait pas de caméras. Bobby a menti, il voulait nous faire peur. Ça, ou bien son ego surdimensionné de super-cambrioleur l'empêchait de nous avouer qu'il s'était fait avoir comme un bleu à son jeu préféré, j'en sais rien. Je pense que la vérité, c'est que quelqu'un a dû nous apercevoir, un voisin, peut-être, ou l'un de ces types qui travaillaient pour eux, et le prévenir. Ce qui veut dire qu'il n'existe aucune preuve contre nous, rien d'autre que sa parole. Alors je me suis infiltré chez toi, un soir, et j'ai récupéré les objets.

— Tu es entré par effraction dans ma chambre ?

— Rien de plus facile, décréta-t-il en balayant sa question d'un revers de la main, ta fenêtre est très simple à crocheter et puis tu n'y dormais même pas, ce soir-là. » Il y avait eu plusieurs nuits, en effet, ces derniers temps, qu'elle avait préféré passer avec sa sœur. « Ne t'en fais pas, je n'ai touché à rien d'autre. »

Bennett n'en revenait pas. Joey jetait des mots à la suite les uns des autres sans qu'ils ne forment des phrases cohérentes.

« Mais pourquoi ? Pourquoi est-ce que tu as fait ça ?

— Je... » Il inspira une grande bouffée d'air. « Je ne voulais pas qu'il t'arrive quelque chose. J'ai eu peur, en me demandant comment Joan réagirait si elle apprenait, pour notre cambriolage. Je ne voulais pas que cette menace pèse au-dessus de notre tête jusqu'à la fin des temps. Et j'ai pensé qu'étant donné la profession de mon père, je risquais moins gros que toi si je me dénonçais.

— Si tu te –

— Et j'avais raison ! J'avais raison, Bennett, s'il te plaît ne panique pas, ne panique pas ! Le grand juge DeGullio a fait jouer ses relations pour m'éviter le tribunal pour mineurs. Je crois qu'il a négocié quelque chose avec Monsieur Bobby pour qu'il ne porte pas plainte, mais je ne pourrais pas te dire quoi. C'est à peine si mon père m'adresse la parole, depuis ce jour-là. Depuis toujours, en fait, bref. Ma mère est sacrément remontée aussi. Contre moi et contre toi, puisqu'on était ensemble, chez Cousin Bobby, et qu'elle estime que d'une façon ou d'une autre, c'était très certainement plus de ta faute que de la mienne. »

Ce qui n'était rien d'autre que l'horrible vérité. Bennett avait traîné Joey de force au beau milieu de son joyeux chaos. Elle resta un long moment silencieuse, pressentant la suite, la chute, leur chute.

« Je quitte Somerville. »

Elle n'entendit plus rien, après ça. Avait-il mentionné un pensionnat ? En Suisse. Non, en Angleterre. Non, non, en Suisse. Ou en Allemagne ?

« Il faudra que tu m'écrives, d'accord ? Des lettres, je veux dire, parce que c'est strict, comme endroit, les téléphones y sont interdits, les ordinateurs aussi. Mais je te donnerai mon adresse. »

Il posa une question sur Danny. Danny était-il mort ? Non, ce n'était pas ça, ce n'était pas ce qu'il avait demandé. Danny n'était pas mort. Danny allait même très bien. Le médecin lui avait ordonné de se ménager, le temps qu'il faudrait à ses trois côtes cassées de se réparer, mais il riait toujours autant, et il s'était excusé auprès de sa nièce. Il l'avait même félicitée. Félicitée pour quoi ? Joey était en train de mourir. Joey mourait par sa faute. Il n'y avait aucune raison de la féliciter.

« Et je voulais te confier ça, annonça-t-il en lui tendant sa planche de skateboard. Je ne vais plus en avoir besoin avant un moment, j'aimerais que tu la gardes. »

Et qu'elle pense à lui en l'apercevant tous les matins. Qu'elle pense à lui et que tout en elle se déchire.

« Tu peux t'en servir mais je te préviens, ne la casse pas. Ma mère me laisse emporter ma batte de baseball avec moi, mais c'est tout. Bennett ? » Elle ne le regardait plus, mais il insista et elle leva les yeux vers lui. « Bennett, ne fais pas cette tête, je suis ravi de m'éloigner de mes parents, tu sais, ça me fera presque des vacances. »

Il osa un sourire et elle voulut le secouer pour le faire disparaître ; le sourire, les souvenirs, tout.

« Peut-être que c'est toi qui avais raison, poursuivait Joey, et que j'avais bel et bien fait quelque chose, un jour, qui méritait que je me rachète auprès de toi. En tout cas pendant deux secondes, c'est l'impression que ça m'a fait. Je crois que c'est aussi pour ça que je me suis dénoncé. Ne fais pas cette tête, je te dis. On finira bien par se revoir, il faut juste attendre... attendre que les planètes s'alignent de nouveau, c'est tout. »

Il attrapa sa main inerte et la positionna sur la planche en bois. Serra ses doigts à sa place pour qu'ils se referment sur l'objet. Il n'employaient que des mots d'adultes, qui n'avaient pas le moindre sens  – en auraient-ils un jour ? –, et qu'elle lui renvoyait en pleine figure, sans grâce, sans délicatesse, de peur qu'ils ne soient vrais, de peur qu'ils ne l'atteignent, de peur qu'ils ne résonnent encore, plus tard, trop tard, et l'empêchent de se relever. Lorsqu'elle aurait fini de sombrer.

Il fut si décontenancé par sa rage et sa froideur qu'il ne sut comment la quitter, après ça. Rouge et honteux, il prit acte, et sans un adieu supplémentaire, lui tourna le dos à tout jamais.

À tout jamais ?

À tout jamais.

Un air de musique parvenait doucement à ses oreilles. Elle ferma les yeux. Sentit soudain une pression sur ses épaules. Une main dans la sienne. Ils restèrent longtemps ainsi, tous les trois. Ted, Alyssa et elle. Debout sur le perron.

À fredonner ensemble le refrain le plus vieux du monde.

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