Chapitre 3 : Do the damage, kid - 2/2
« Je vais compter jusqu'à trois, annonça-t-elle très tranquillement, sans rouvrir les yeux. Si au bout du décompte tu n'es pas redescendue sur Terre parmi tes pauvres semblables pour nettoyer le désordre que tu laisses derrière toi partout où tu passes, je jure devant Dieu que je signerai tous les formulaires qui existent sur cette maudite planète pour t'envoyer en pension dès ce soir. »
Aucun mot, dans sa longue tirade, n'avait été prononcé plus haut qu'un autre. Pourtant, Bennett stoppa net tout mouvement. Elle savait qu'avec Tante Joan, il fallait se méfier davantage du calme que de toute autre manifestation de son Apocalypse. Ses colères étaient glaciales. Tant qu'elle vociférait, inutile de s'inquiéter. Ou du moins, de s'inquiéter pour autre chose que son capital auditif. Mais toujours se méfier du calme. Et fuir, fuir aussi loin, aussi vite que possible au moindre silence. Tout doucement, la fillette abandonna sa mission et descendit de la table. Lorsque sa tante osa de nouveau poser les yeux sur sa nièce, cette dernière tenait à la main un balai et sans un bruit, s'affairait à réparer ses dégâts.
La pension était la pire des menaces proférées sous ce toit. Bien sûr, Bennett n'ignorait pas, tout comme Joan, que personne ne pourrait l'envoyer nulle part sans que son père donnât son accord en amont. Mais Joan savait se montrer très persuasive. Elle avait un jour convaincu leurs voisins de se séparer de leur chien - une adorable boule de poils que Bennett et Joey aimaient promener contre un billet d'un dollar chacun - pour la seule et unique raison qu'elle ne tolérait pas de l'entendre aboyer tous les matins à l'arrivée du facteur, qui coïncidait avec l'heure de sa sieste, trop sacrée pour être perturbée par quoi que ce soit. Terrible, Joan était terrible. Injuste. Tyrannique. Et pour Bennett, tout bonnement insupportable.
Si jusqu'à présent, son père l'avait toujours défendue corps et âme contre toutes les tempêtes du monde, y compris la tempête Joan Marguerite Spencer, mieux valait tout de même ne pas tenter le diable. À son âge, Bennett ne possédait que très peu de certitudes ; là-dessus, pourtant, elle ne concevait pas le moindre doute : elle ne survivrait pas à la pension. Elle ne survivrait pas, si loin de Somerville, si loin de sa sœur et de cet idiot de Joey. L'idée d'être envoyée en prison, en comparaison, lui paraissait bien plus douce. Tant qu'elle ne quittait pas l'État, ils pourraient au moins lui rendre visite de temps en temps. Lui apporter son lot de romans et peut-être un peu de ces bonbons ultra colorés qui lui piquaient la langue, mais qu'elle aimait tant. Lui raconter des histoires et l'écouter se plaindre des repas infects de la cantine carcérale. La prison, dans son esprit d'enfant, ne lui semblait pas si atroce. Tout, tout, tout, sauf la pension.
Elle ne survivrait pas, si loin de Joey.
« Pour ton information, jeune fille, tout ce qu'il reste des décorations d'Halloween a été rangé dans des cartons et monté au grenier, décréta sa tante tandis que Bennett s'attaquait désormais au nettoyage de la table. Ce que tu saurais si tu nous avais aidées, ta sœur et moi, à faire le tri au printemps dernier.
- Comment ça, ce qu'il en reste ?
- La majeure partie a été donnée à des associations de quartier. Je ne voyais pas l'intérêt de tout garder, maintenant que vous êtes grandes, toutes les deux, mais Alyssa a dit que c'était la fête préférée de votre mère, alors...
- La majeure partie..., répéta Bennett au bord de la crise de nerfs. Mais enfin pourquoi... comment...» Les mots ne sortaient pas dans le bon ordre. Les phrases n'étaient pas prêtes. « Est-ce que Ted est au courant ?
- Papa. Bon sang, combien de fois devrais-je te sommer de ne pas l'appeler Ted ?
- Et combien de fois devrais-je te rappeler que tu n'es pas ici chez toi ? explosa Bennett, lâchant pelle et balai d'un même mouvement. Tu n'as pas le droit de te débarrasser des affaires de Maman sans demander la permission ! »
Sa tante laissa échapper un hoquet particulièrement aigu.
«Oh, c'est tout toi, ça. Cracher sur la mémoire de ta mère dès que tu en as l'occasion, mais que Dieu me préserve si j'ose toucher à sa petite cuillère préférée ou jeter l'emballage de la dernière tablette de chocolat dont elle s'est empiffrée entre ces murs ! »
Le bruit d'une porte qui claque les sauva toutes les deux de l'ouragan à venir.
« Sera-t-il possible un jour de rentrer à la maison sans être accueilli par des cris ? »
La jeune fille se précipita vers l'entrée et enfouit son visage dans les bras de son père, les larmes au bord des yeux. Théodore «Ted» Bennett était un homme aux cheveux noir corbeau à l'aura rassurante. Il sentait toujours le bon café, abandonnait très souvent ce qu'il faisait pour aider un ami ou un voisin et dès l'automne, avait généralement dans les larges poches de son manteau des friandises pour vaincre en cas de besoin la morosité des journées trop grises. Du moins était-il comme ça, à l'époque. En perdant sa femme, il avait peu à peu perdu de son âme. Le café se mélangeait désormais au bourbon. Ses poches - que sa fille fouillait régulièrement, sans demander la permission - étaient de moins en moins garnies. Et son temps, de plus en plus passé au travail.
Ted était architecte. Il adorait leur maison blanche et son bardage en bois, car elle était tout ce dont il avait rêvé, enfant, endormi dans l'appartement miteux des bas-fonds de Boston qu'il occupait avec sa mère. Il se remémorait encore si bien sa joie, le jour où il avait tourné pour la première fois la clé, sa clé, dans la serrure, la femme de sa vie sur ses talons. Pendant des années, ce fut leur petit paradis. Aujourd'hui il fuyait son propre domicile. Nageait à contre-courant du flot des souvenirs. Dessinait croquis sur croquis, à son bureau, au quinzième étage d'un immeuble en plein centre-ville de Boston, sans jamais regarder l'heure. Seule l'obscurité, au-dehors, parvenait à lui redonner raison, et à le rendre aux siens.
L'obscurité, et Bennett.
Bennett qui vénérait son père et qui, à présent, se retenait de pleurer dans ses bras.
« Que se passe-t-il ? Tu t'es encore disputée avec Joan ?
- Joan n'est qu'une horrible vieille dame qui mériterait de brûler en -
- O.K., O.K., pourquoi ai-je posé la question ? »
Sa main atterrit sur le sommet du crâne de sa fille et elle murmura contre sa veste :
« Tante Joan s'est débarrassée des décorations d'Halloween.
- Oui, je sais. Ta tante et ta sœur ont fait du tri dans nos affaires au printemps dernier.
- C'est exactement ce que je lui ai dit ! s'exclama l'intéressée depuis la pièce voisine.
- Elle m'a demandé la permission.
- Et ça, c'est exactement ce que je lui aurais dit si ce petit diable qui te sert de progéniture me laissait terminer mes phrases.
- Bennett, enfin, poursuivit Ted en sentant le corps de sa fille se tendre sous la colère, tout cela ne nous était plus d'aucune utilité et prenait de la place. Tu sais bien que l'on n'a pas fêté Halloween depuis maintenant plusieurs années. »
Depuis ce qui était arrivé à sa mère. La fillette se retint de lui crier à quel point elle était en désaccord avec tout ce qui s'échappait de sa bouche.
« Pourquoi as-tu besoin de décorations d'Halloween en plein mois de mai, de toute façon ? », lui demanda sa tante dans l'embrasure de la porte, en fronçant les sourcils.
Bennett émergea de sa chaude et rassurante cachette comme un bébé kangourou sort le bout de son nez de la poche de sa mère pour jauger d'un coup d'œil de l'état du monde. Joan posait sur elle un regard sévère. Elle se méfiait d'elle et de ses manigances, en permanence ; la réciproque était tout aussi vraie.
« Pour rien » lui rétorqua-t-elle avec aplomb en songeant sans l'admettre aux loups et aux costumes qu'elle espérait trouver dans la boîte et qui auraient pu servir d'uniformes à sa Brigade.
Puis, recentrant toute son attention sur son père :
« Tu rentres tôt, aujourd'hui. Il n'est que dix-huit heures.
- Nouvel arrêté de ma secrétaire, répondit-il en soupirant. Elle a décidé qu'elle me mettrait à la porte de bonne heure tous les jours à compter de maintenant. Elle dit que j'use ma santé et que mes enfants ont besoin de moi. Et tu sais quoi ? Elle a raison, sans compter que ça soulagera cette chère Joan. Je crois que tu la fatigues plus que son service de nuit.
- Elle se fatigue toute seule. Personne ne lui demande de me courir après. Surtout à son â- »
La main de son père couvrit sa bouche avant que la fin de sa phrase n'atteigne les oreilles si sensibles de Joan, mais il ne put s'empêcher de rire.
« Zut, j'ai oublié le lait, se maudit-il ensuite tout bas. Bennett, tu veux bien passer à l'épicerie ? »
Les yeux de la jeune fille s'écarquillèrent.
« Est-ce que c'est... une mission ?
- Seulement si tiens à boire un chocolat chaud digne de ce nom au petit-déjeuner demain matin », s'amusa son père tout en sortant son portefeuille de sa poche.
À peine avait-il glissé dans la main de Bennett quelques dollars que déjà cette dernière grimpait quatre à quatre les marches de l'escalier qui menait aux chambres. Elle frappa à la porte de sa sœur et trouva celle-ci allongée à plat ventre sur son lit, un crayon dans la bouche et des manuels scolaires sous le nez. Elle insista pour qu'elle l'accompagne mais Alyssa refusa à chaque fois, se cachant derrière l'excuse de révisions et d'examens à venir. Bennett regagna le rez-de-chaussée les épaules basses. Alyssa ne lui accordait plus autant de temps qu'avant.
Joey, en revanche, ne lui disait jamais non.
Elle le trouva quelques mètres plus loin, dans la rue, roulant sur la planche de skateboard qu'il ne quittait que sous la contrainte. Comme escompté, il accepta sans négociation et ils marchèrent côte à côte en silence jusqu'à l'épicerie. Bennett ne retrouva sa bonne humeur que lorsque le gérant du magasin les autorisa tous deux à choisir une sucette aux frais de la maison. Elle opta pour celle qui explosait en bouche et colorait la langue en violet et une fois de retour dehors, ne put plus se retenir de parler.
« Il nous faut à tout prix une mission. La première sera la plus difficile, bien sûr. À obtenir et à remplir. Les gens ne nous feront pas confiance, au début, et il nous faudra nous construire une réputation. Joey, tu ne m'écoutes pas ! l'interpella-t-elle en envoyant son coude dans ses côtes.
- Je n'ai plus besoin de t'écouter, se défendit-il, tu tournes en boucle. Il faut une mission pour la Brigade, blablabla. J'ai compris. Tout le monde t'a entendu depuis trois pâtés de maisons. D'ailleurs je suis sûr que les voisins s'organisent, à l'heure actuelle, pour nous en trouver une.
- C'est ça, moque-toi. De toute évidence je ne peux compter ni sur toi, ni sur Alyssa. »
Ce constat fit relever le menton du garçon. Il secoua la tête pour écarter ses cheveux un peu trop longs de ses yeux. Ils étaient amusants, les cheveux de Joey. Lorsqu'ils étaient trop longs, ils tombaient sur son front et l'empêchaient de discerner le monde dans sa globalité. Mais dès qu'il les coupait, ils se dressaient en épis rebelles sur sa tête comme s'ils cherchaient à capter le signal d'une vie extra-terrestre.
« Et si on allait chez ton oncle Danny ? proposa-t-il. C'est toujours une aventure, de se rendre chez lui sans que ton père ne l'apprenne. »
Les lèvres de Bennett se serrèrent en une moue peu convaincue.
« Mais on le fait tout le temps. Et puis Ted se fait de plus en plus à l'idée, tu sais. Il ne s'énerve plus autant qu'avant. L'autre jour il a presque souri en me racontant une histoire drôle à son sujet. Je crois qu'il commence à lui pardonner. »
John Daniel, dit Danny, était le demi-frère de Ted. De pères différents, ils n'avaient pas grandi ensemble et s'entendaient depuis tout temps comme chien et chat.
« Dans ce cas allons en ville dès demain, à la sortie du collège. On trouvera bien quelque chose à faire. On arpentera les rues à la recherche des criminels. Ou du moins, se rattrapa-t-il instantanément en apercevant le sursaut d'excitation dans le regard de son amie, des délinquants. Hein? On commencera par des délinquants, et puis on grimpera les échelons petit à petit. Je prendrai mon pistolet à billes.
- Tu n'as pas le droit d'avoir un pistolet à billes.
- Exact. Et c'est pour cette raison qu'il n'y a pas de pistolet à billes, au moment où je te parle, caché entre deux pull-overs aux fins fonds de mon armoire. »
Ils étaient de retour sur Westwood Road, à présent, à une centaine de mètres de la maison des Bennett. La jeune fille cessa de rire au moment où une silhouette se découpa dans la lumière déclinante de la fin de journée. C'était un homme, qui marchait à grand-peine. Qui titubait, en réalité. Et manquait de flancher à chacun de ses pas.
« Ne t'inquiète pas, lui souffla Joey. Je le connais, il s'appelle Marco Rodriguez.
- Pourquoi se déplace-t-il de façon si étrange ?
- Je ne sais pas, admit Joey. Peut-être qu'il a bu. »
Lorsqu'il arriva à leur niveau, le jeune homme sembla lui aussi reconnaître le garçon. Quelque chose s'alluma dans son regard, quelques secondes avant qu'il ne s'effondre à leurs pieds, se rattrapant dans un grand geste maladroit au blouson de Joey. Ce dernier paniqua en entendant Marco Rodriguez réclamer de l'aide d'une voix altérée par la douleur. Il se pencha à ses côtés, ou plutôt fut entrainé de force vers le bas par le poids du jeune homme qui s'accrochait à lui. En relevant la tête, il n'aperçut plus Bennett et paniqua davantage. Avant d'entrevoir la chevelure de la fillette, de ce blond presque blanc si particulier, quelques mètres plus loin. Elle frappait à toutes les portes des maisons en hurlant, pressait de toutes ses forces chacune des sonnettes pour appeler au secours. Puis revint en courant vers lui. Du sang s'écoulait d'une plaie, sous la veste de Marco Rodriguez, mais cela, les enfants ne le remarquèrent pas tout de suite. Des voisins émergèrent dans la rue, prêts à aider.
Tous échangèrent des regards horrifiés en constatant que les paupières du jeune homme s'étaient refermées.
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