Chapitre 29 : Breaking up slowly {Lee}
"I love you only, but it's making me blue"
Lee
L'attirer dehors fut un jeu d'enfants. À la différence près qu'ici, personne ne riait ; et tout le monde perdrait.
Chloé était sa danseuse préférée. À chaque fois il fallait qu'il tente sa chance, à chaque fois il fallait qu'il essaie, de la séduire, la conquérir, à chaque fois il semblait y croire un peu plus bien qu'il ne lui inspire que du dégoût et qu'elle soit très peu douée, vraiment très peu douée pour la comédie. Ce soir-là il aurait dû se méfier. Repérer les signes. Pourquoi lui souriait-elle autant, tout à coup ? Pourquoi trouvait-elle ses plaisanteries si drôles ? Ses doigts l'avaient-ils effleuré par mégarde, lorsqu'elle était passée près de lui, ou l'avait-elle fait exprès ? Quand elle l'autorisa à l'enlacer, qu'elle l'embrassa à pleine bouche, manquant bien de l'électrocuter, le doute ne fut plus permis. Et au lieu de se deviner pris au piège, Antoine se laissa transporter au paradis.
Chloé le poussa sans ménagement dans la ruelle, et il ne saisit toujours pas. Un sourire resta accroché à ses lèvres longtemps après qu'il ne quitte celles de Chloé. Et puis il disparut tout à fait, en un soupir, lorsqu'enfin il aperçut l'ombre de la silhouette de Lee se dessiner sous la pâle lumière d'un lampadaire. Alors il sut, n'est-ce pas ? Même lui n'était pas assez idiot pour ne pas comprendre que cette fois, il ne survivrait pas à cette vision.
« Nous voilà donc de retour par ici », railla-t-il.
En s'approchant, Lee fut surprise de le constater si abîmé. Le nez gonflé, les joues éraflées, une croûte disgracieuse pendue à son arcade sourcilière gauche. Comment avait-il pu croire que de tous les soirs, celui-ci serait celui de l'obtention de son ticket gagnant pour les montagnes russes de Chloé ? Il faisait peur à voir. Sentant le poids de son regard, il leva les yeux au ciel.
« Comme de toute évidence tu te poses la question : c'est à ton petit ami, que je dois ce ravalement de façade. Il paraît néanmoins que cela me donne un certain charme. »
Les traits de Lee se fendirent d'un sourire.
« Et dans quel état se trouve-t-il, lui ?
— Dans son état habituel. Beau comme un bébé. Qu'est-ce que tu crois, Leroux ? Je sais bien que j'ai mérité sa colère. Je l'ai laissé me frapper sans me défendre.
— Mérité sa colère ? reprit-elle, indignée. Si tu étais vraiment conscient de ce que tu as fait, tu ne te tiendrais pas là, face à moi. Tu ne daignerais pas te montrer par ici, tu fuirais le cirque, tu fuirais même la ville.
— Mais enfin je ne suis pas responsable ! s'offusqua-t-il à son tour. Rien n'était censé se dérouler comme ça, ce n'est tout de même pas de ma faute, si les choses ont dégénéré à ce point. Ils sont cinglés, dans le Sud ! Si tu tiens tant à blâmer quelqu'un, tu n'as qu'à piocher dans le lot, quelque part par là-bas. »
Lee retira le cran de sûreté de son revolver et le pointa droit sur lui. Des larmes chaudes coulaient à flots sur ses joues. Dans leur sillage se dessinaient des traînées noires de maquillage et de honte.
« Nous voilà donc de retour par ici », répéta Antoine, cette fois d'une voix plus douce.
Plus calme, comme insensible à toute peur.
« Il y a une certaine beauté dans cette circularité, tu ne trouves pas ? remarqua-t-il. Il faut bien le reconnaître. Tout ce qui s'est déjà produit est voué à se reproduire. J'imagine que ça aide, le moment venu. De savoir qu'il se représentera peut-être une seconde chance, pour tout ce qu'on a manqué. Tout ce qu'on a raté. »
Lorsque Trevor déboula dans la ruelle, Lee ne put s'empêcher de pousser un cri étrange, à la fois enfantin et bestial, pour exprimer son mépris et son désarroi.
« Non mais tu te fiches de moi. » Elle-même ne savait plus si elle s'adressait à lui, ou à l'univers tout entier. « Il fallait que tu rappliques, hein ? Même après tout ce qu'il a fait, c'est plus fort que toi. Il faut toujours que tu le sauves. Voilà à qui revient ta loyauté.
— Lee, je t'en supplie, baisse ton arme.
— Ordonne-moi encore quoi que ce soit et c'est ta jolie cervelle, que je fais exploser en premier. »
Mensonge. Partout autour d'elle, des mensonges. Elle le savait, maintenant. Elle l'avait compris lors de leur dernière discussion, sur le porche. Elle avait observé sa silhouette s'éloigner, s'éloigner, s'éloigner jusqu'à disparaître complètement de son champ de vision. Et alors, elle avait compris : si Trevor venait à mourir, une partie d'elle s'éteindrait avec lui. Comme un pan entier de son âme s'était déchiré, quand elle avait appris le décès de Charles. Déchiré, oui. De long en large. Provoquant une douleur atroce, à faire hurler un cadavre.
« Explique-moi donc comment il marche, votre petit tour de magie. Tu le suis comme son ombre, partout où qu'il aille ? »
Antoine avait menti.
(Partout autour d'elle, des mensonges).
La beauté de Trevor ne rivalisait plus avec celle des personnages de roman. Des cernes mauves creusaient son regard. Ses lèvres semblaient ne plus pouvoir combattre la gravité. Il ressemblait à un fantôme, un mauvais esprit, venu hanter ses nuits.
« Je craignais que quelque chose de ce genre finisse par se produire. Je me suis méfié à sa place.
— Tu entends ça, Antoine ? Pendant que tu continuais de vivre ta vie comme si de rien n'était, Trevor veillait sur toi. Bon, il ne pourra pas te sauver aujourd'hui, j'en ai peur, mais au moins, au moins, il aura essayé, et sache que cela te rend vraiment, vraiment très spécial. Certaines personnes n'ont pas eu cette chance. Certaines personnes sont mortes devant ses yeux sans qu'il bouge un seul doigt.
— Lee, je suis désolé. »
Il s'avançait vers elle à pas feutrés. Comme un félin, ou un chasseur ; comme le premier soir. Et comme le premier soir, elle braquait toujours son revolver en direction de son meilleur ami. Mais cette fois sans trembler.
« J'ignore ce qui m'a pris, j'étais tétanisé, je voulais réagir mais j'en étais incapable. Si je le pouvais, je passerais ma vie à me racheter auprès de toi. »
Encore un mensonge.
« Si tu le tues de sang-froid tu ne seras plus jamais la même. Cela te rongera tellement que tu ferais tout aussi bien de pointer l'arme contre ta propre tempe dès maintenant. Lee, fais-moi confiance...
— Comment oses-tu ? Comment oses-tu en appeler à ma confiance après –
— Je passerai ma vie à me faire pardonner», promit-il de nouveau. Ses yeux à lui aussi débordaient de larmes. « Si tu m'y autorises, si tout ça était réel, pour toi, je jure de consacrer tout ce qu'il reste de mon existence à racheter mes torts.
— Tout en lui sauvant la peau. » Trevor demeura silencieux. « Tu ne pourras pas t'en empêcher. La loyauté qui vous lie, rien ne pourra jamais l'ébranler. »
Trevor était tout près, à présent, et Lee lut sur ses lèvres de drôles de supplications. Des mots étranges, qu'elle avait dû mal comprendre. Ils étaient si idiots, si peu appropriés. Après tout ils se connaissaient à peine. Elle faillit bien baisser son bras mais au dernier moment, un sursaut la fit se cramponner à son arme.
Antoine, qui semblait la défier du regard.
Allez, ose. Tire. Tire, je te dis. Bon sang mais qu'est-ce que tu attends, appuie sur cette satanée –
Trevor sentait bon les souvenirs. Les paupières closes, elle s'autorisa un bref retour en arrière. Et puis un bond dans l'avenir. Là-bas elle courut à en perdre haleine, pour le retrouver, mais il n'était nulle part. Il était ailleurs, bien au-delà des frontières de son cœur. Trop occupé, sans doute, à protéger un homme qu'il aimait comme un fou, comme un frère, un homme qui ne le méritait pas, un homme qu'elle associerait jusqu'à son dernier souffle à la mort de son père. Son presque-père. Tout aurait pourtant pu être différent, n'est-ce pas ? Si seulement ces satanées planètes s'étaient alignées comme il fallait, si seulement les bougies avaient brûlé assez longtemps, si seulement, si seulement.
Elle céda.
Elle céda presque trop tôt, et beaucoup trop tard. Elle céda dans l'horreur, elle céda presque sans honte.
Baissa son arme, parce que Trevor n'avait pas tenté de la lui ôter des mains alors qu'elle avait pourtant gardé les paupières fermées si longtemps. Amusant, non ? Elle retrouva sa confiance en lui au moment exact où elle le perdit pour toujours. Le goût amer de l'ironie lui piqua la langue. Ou bien peut-être était-ce tout ce sel, qui s'accumulait sur sa peau et se glissait entre ses lèvres.
Trevor hocha la tête tout en la remerciant de ses yeux brillants. La bouche d'Antoine, en revanche, esquissa un léger mouvement, et cet affreux sourire fit se relever au ralenti le bras de Lee.
Lorsque le coup partit, le rictus d'Antoine se figea à mi-chemin et une pensée idiote ne cessa de tournoyer dans l'esprit de Lee. Il n'avait pas terminé. N'aurait-il pas fallu d'abord le laisser terminer, lui permettre de sourire franchement une toute dernière fois ?
Rendue presque sourde par la détonation, elle perçut tout de même toute l'épouvante contenue dans le hurlement de Trevor. Au-dessus de leurs têtes, le ballet d'une nuée d'étourneaux s'était soudain brisé. Leur danse n'était plus chorégraphiée ; changement de plan, chacun pour soi, chaos total. Lorsque Lee recouvra l'audition elle s'aperçut que les oiseaux, eux aussi, vociféraient. Des sons aigus, par centaines ; désordonnés, désaccordés. Antoine avait été renversé sur le dos. Il y avait du sang, sur sa chemise. Il y avait encore de la vie, sous ses vêtements tachés, sous sa poitrine qui se soulevait par à-coups. Derniers sursauts avant le tomber de rideau. Si Lee s'était approchée, elle aurait vu son regard perdre peu à peu en essence.
Mais elle ne pouvait pas s'approcher, car Trevor, agenouillé auprès de lui, tentait désespérément de l'empêcher de partir. Trevor, qui bientôt la haïrait au point de ne plus pouvoir la regarder en face, ou même penser à elle, sans éprouver un chagrin immense qui le prendrait à la gorge et lui tordrait les boyaux. Elle savait. Elle ressentait la même chose.
C'était terminé.
Et peu importait bien ce que ça avait été, au juste.
Tout était terminé.
Elle se retourna et aperçut Harry, debout et majestueux dans son dos, dans la nuit. Dans sa main, un revolver. Celui qui avait tiré. Il semblait à peine secoué, et après tout cela n'avait rien d'étonnant. Ce n'était pas sa première fois. Il avait fait toutes sortes de guerres, Harry. N'avait pas encore signé tous les armistices.
« Il fallait que quelqu'un le fasse », murmura-t-il. Sa voix était froide ; ses yeux criaient des milliers de choses en même temps. « Il fallait qu'il paye. »
Pour Charles.
Pour Charles, qui les avait aimés et protégés comme ses propres enfants.
Pour Charles qui n'était plus.
Des haut-le-cœur secouaient Lee jusque dans ses os. Un mélange de sentiments contraires, servis par le diable en personne, cocktail à rendre fou. Et au milieu de tous, un soulagement étrange, aux rouages inconnus. Était-elle soulagée qu'Antoine soit mort ? Ou simplement de ne pas l'avoir emporté elle-même de l'autre côté des rives ? Était-il mort ?
Lee n'en avait pas la moindre idée.
Pire, encore, elle refusait de rester ici assez longtemps pour le découvrir.
Elle osa un dernier regard en direction de son amour en miettes, auquel il fallait renoncer. À bientôt, Trevor.
(Mensonges.)
À bientôt.
(Partout autour d'eux, des mensonges).
Et puis elle pivota sur ses talons, attrapa le poignet de Harry, et l'entraîna loin de cette rue, loin de la mort, loin du cirque. Aussi loin que possible, aussi loin que le vent les porterait. Cela semblait encore trop tangible, presque impossible à envisager, mais à la fin tout irait bien, n'est-ce pas ? À la fin tout irait bien. Elle se le répéta inlassablement pendant toute la durée du voyage. Parfois Harry l'entendait et comme elle paraissait moins certaine, il serrait sa main un peu plus fort, malgré les doutes et les regards et les erreurs. Et alors elle savait. Sans le moindre doute, elle savait. Oui, tout irait bien.
Du moment qu'ils étaient ensemble.
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