Chapitre 28 : Listen to the wind blow - 2/2 {Cyrielle}
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Le lendemain, elle déterra de ses draps trop froids son corps exténué à neuf heures passées de vingt-deux minutes, et des profondeurs de son armoire le shaker qu'elle avait si peu effleuré en deux semaines. Parce que tout allait mieux. Parce que jusqu'à maintenant, jusqu'à la veille et son traumatisme, tout allait mieux. L'alcool chuta dans sa gorge alors qu'elle peinait encore à ouvrir les yeux. Elle avala de travers et manqua de s'étouffer. Quelle idiote, pensa-t-elle en combattant sa quinte de toux, et elle n'aurait su dire à quoi précisément elle faisait référence ; l'ensemble, sans doute.
Elle assista à deux conférences ce matin-là. Répondit à côté à la moitié des questions de son tuteur lors de la session qui suivit le déjeuner. Ce dernier la toisa des pieds à la tête en lui demandant si elle allait bien - elle avait l'impression de mourir. Il lui affirma qu'elle serait prête pour ces examens qui arrivaient si vite à condition de se ressaisir - rien n'était gagné.
« Chorkah ! l'interpella une voix masculine tandis qu'elle regagnait le campus, en quête d'oxygène avant de reprendre ses révisions. Chorkah, attends ! »
Cyrielle se retourna vers MacPherson, qui s'élançait dans sa direction, ses cheveux blonds flottant au vent.
« Comment vas-tu ?
— Comment je vais ? répéta-t-elle incrédule. La dernière fois que tu m'as posé cette question, ça doit remonter à... Non, en fait, tu ne m'as jamais posé cette question. Si c'est le début d'un AVC, il faudrait te rapprocher de l'infirmerie.
— Comment vas-tu, précisa-t-il, depuis l'incendie ? Il paraît que ni toi ni le Parjuré n'avez conservé la moindre séquelle, mais je n'ai pas encore eu l'occasion de me renseigner auprès des intéressés directement. »
Elle croisa les bras sur sa poitrine sans chercher à cacher son étonnement.
« Pourquoi t'en soucierais-tu ?
— Parce que je suis quelqu'un de bien, tu te souviens ? J'ai honoré ma promesse. Toi non. »
Sa voix ne sonnait pas comme d'habitude, elle s'était déportée un demi-ton trop grave. Juste assez bas pour que Cyrielle comprenne.
« Alors c'était toi », murmura-t-elle.
L'effarement la sidéra tout entière. Ce n'était pas tant la surprise de la révélation, que la stupeur de ne l'avoir pas deviné tout de suite. Madeline. Elle avait soupçonné Madeline, avant même de songer à MacPherson.
« Comment ? Pourquoi ?
— Tu sais pourquoi, répliqua-t-il en fourrant ses mains dans ses poches. Tu sais très bien pourquoi. Cet endroit rend cinglé, on en a tous fait les frais. Tu n'as pas tenu parole alors que c'était important, Chorkah, c'était vraiment important pour moi.
— Œil pour œil, alors ? Je t'ai fait exclure des Jupiters, tu me faisais exclure de l'université.
— Non, en réalité, ce que je voulais, c'était d'abord te faire du mal. C'est pour ça que j'ai envoyé le dossier à cet enfoiré d'archiviste. Je savais que tu souffrirais davantage si tu étais trahie par un ami. Ton mentor. J'avais prévu de lui laisser une semaine pour agir, peut-être même deux, et ensuite de contacter le Doyen s'il ne l'avait pas fait lui-même. Et puis il y a eu l'incendie, et j'ai changé d'avis.
— Quelle bonté d'âme.
— Non, tu ne piges pas. J'ai eu peur que tu meures. Que vous mourriez tous les deux, en fait, par ta faute bien sûr, mais indirectement, par la mienne aussi. Est-ce que tu te rends compte de ce que ça aurait fait de moi ? »
Cyrielle frissonna et pendant un instant, ne parvint pas à maintenir ses yeux dans les siens. Ses mains tremblaient et les bras toujours croisés, elle s'agrippa à sa propre veste pour tâcher de se calmer.
« Je ne suis pas venu à Oxford pour me livrer à ce genre de conneries, poursuivit Oliver. Cet endroit rend cinglé, je te dis. Mais c'est terminé. On arrête tout et on repart sur de bonnes bases.
— Je ne comprends pas. Tu veux faire la paix ?
— Je veux que tu quittes l'université. » Elle ouvrit la bouche, prête à contre-attaquer, et il l'en empêcha en haussant le ton. « Non, écoute-moi jusqu'au bout, s'il te plaît, ce n'est pas une menace. Je me fiche pas mal de ce que tu as fait ce soir-là, aux archives, je crois bien qu'il nous est arrivé la même chose. Mais demande un transfert. Cambridge t'acceptera avec joie et ils seront chanceux de te compter dans leurs rangs. Laisse-moi décrocher la première place de la promotion ici, et va revendiquer ce qui te revient de droit là-bas. Ou ailleurs. N'importe où ailleurs.
— Ou sinon, conclut-elle pour lui, tu dévoileras mon secret et je ne pourrai jamais devenir avocate.
— Je ne peux ni confirmer, ni infirmer », répliqua-t-il d'un ton procédurier, avant d'ajouter, moins sévère : « Tout le monde y gagne, Chorkah. Personne ne se souvient des médaillés d'argent et tous les deux, on mérite l'or.
— Dans ce cas pourquoi ne pas partir ? » s'emporta Cyrielle.
Il était tellement plus facile de diriger contre lui la rage enfantée de sa propre culpabilité. Tellement plus simple, pour l'instant, de se perdre dans une illusion d'innocence.
« Je croyais que tu ne voulais pas que cet endroit s'entête à te transformer en monstre. Quel hypocrite tu fais, à te présenter devant moi comme si tu avais vraiment changé, avec ton chantage à la –
— Ma mère a étudié ici, la coupa-t-il. Toute mon enfance elle m'a raconté que ses plus belles années avaient été passées là, sur cette pelouse, entre ces murs. Je rêve d'entrer ici depuis toujours, je connaissais le moindre recoin de ces bâtiments avant même d'y avoir posé un pied. Et je lui ai promis d'y faire mes études quand elle nous a quittés. »
Le plus simple serait que je disparaisse. Disparaître de sa vie. Disparaître tout court.
Elle observa Oliver MacPherson et aperçut dans ses yeux ce qui brillait aussi au fond des siens : la puissance de la promesse faite à un mort.
« Écoute, je te laisse y réfléchir, mais le temps est compté. Les examens sont dans deux semaines. Je jure que je ne ferai rien avant la veille de la première épreuve.
— MacPherson ? le héla-t-elle tandis qu'il prenait congé d'elle, les mains toujours bien calées au fond de ses poches. Comment est-ce que tu as su ? Comment est-ce que tu as su qu'il y avait quelque chose d'horrible à découvrir à mon sujet ? Avec toutes les précautions que j'avais prises, ... Pour trouver, il fallait savoir où chercher.
— J'ai été recruté comme sous-préfet, répondit-il d'une voix plus sage, plus douce, presque sucrée, la nuit où une folle furieuse a hurlé à la mort jusqu'au lever du jour. »
Cyrielle ne put réprimer un léger sourire. Le temps d'un court instant elle redevint spectatrice, les yeux à demi-ouverts, se tenant loin ; de peur d'être emportée par le tourbillon des souvenirs. Ses mains sur sa taille. Son rire contre sa nuque. Bien sûr. Cela n'avait jamais été un rêve.
Sa silhouette se rétrécit à l'horizon au fur et à mesure qu'il s'éloignait, et celle de Madeline Richards suivit le chemin inverse en parallèle. En passant près de lui elle lui jeta un drôle de regard qu'il ne lui rendit pas. Et lorsqu'elle atteignit Cyrielle, elle se présenta les sourcils froncés, la mine des mauvais jours.
« Tout va bien ? Je t'ai vue discuter avec ce crétin de MacPherson.
— J'ignorais que tu le connaissais si bien. Marchons un peu, s'il te plaît, l'implora-t-elle en l'entraînant hors du campus.
— Je sais qu'il te veut du mal, déclara Madeline en lui emboîtant le pas, et ça me suffit amplement pour juger du genre de personne que c'est. Je n'ai pas voulu t'en parler, à l'époque, parce que tu étais encore à l'hôpital, mais il est venu me trouver il y a quelques semaines et il m'a raconté les choses les plus abjectes à ton sujet. Où est-ce qu'on va ?
— N'importe où », répliqua Cyrielle tandis qu'elles traversaient le portail. N'importe où au-delà des frontières de l'université. « Qu'est-ce qu'il a dit ? MacPherson, quand il est venu te voir.
— Oh, rien que j'aurais pu croire, rien qui soit vrai, et rien que Laurie m'aurait caché, et c'est ce que je lui ai rétorqué. Avant de lui demander de bien vouloir aller se faire foutre, avec mes compliments. Méfie-toi tout de même de lui. Certains sont prêts à tout pour obtenir ce qu'ils veulent. Ou pire encore : ce qu'ils estiment mériter. Tu viens à la première, demain ? Tu as bien reçu ton carton d'invitation, hein ? Dis, tu ne voudrais pas entrer ? Je mangerais bien une glace.
— Ça fait beaucoup de questions d'un coup. »
Et tellement de réponses, qu'elle ne pouvait fournir. Elle tenta de voir clair dans le jeu de Madeline, mais l'attention de cette dernière semblait sincèrement accaparée par les bacs de crèmes glacées derrière la vitrine.
« Je ne suis pas sûre, pour demain.
— Ah non, Cyrielle, tu n'as pas le droit de me faire ça. Laurie m'a déjà prévenue qu'il me poserait un lapin, or il n'y a qu'une seule première. Il faut que tu viennes. Et ensuite que tu reviennes. Plusieurs fois, parce que j'ai bien l'intention de suivre ton conseil : ce sera différent tous les soirs.
— Pourquoi Laurie ne viendrait-il pas ?
— Je ne sais pas, je crois qu'il se morfond d'avoir perdu le tournoi des Préfets.
— Le tournoi des Préfets ?
— Oui, personne ne t'a jamais parlé de ça ? Les Préfets de chaque promotion, toutes filières confondues, se livrent une compétition tous les ans. Celui qui est en charge de la promotion qui connaît le moins de problèmes remporte le titre. C'est officieux, il n'y a rien à gagner, mais quand tu as participé à la guerre des fraternités pendant ta première année, avec toute l'excitation que ça génère – et c'est le cas de la plupart des Préfets –, c'est un peu la seule chose qui te reste pour maintenir la flamme en vie un peu plus longtemps et ne pas sombrer directement en dépression. Mais entre l'exclusion d'un membre des Jupiters, l'affaire des Saturnes qui a explosé comme une vieille capote en pleine action, l'overdose de Georgia, et le feu aux archives, autant te dire que Laurie a perdu d'avance. Il va même très probablement finir dernier, je vais devoir le ramasser à la petite cuillère. Pour être honnête, je pense qu'il avait encore ses chances d'éviter la dernière place jusqu'à l'incendie. Les étudiants en grec sont de vraies épaves, et leur Préfet ne vaut pas mieux. »
Il n'essayait pas de protéger tout le monde, il n'essayait même pas de la protéger, elle. S'évertuait juste à se sauver, lui.
« Y-a-t-il des gens dans cette ville, demanda Cyrielle en tâchant de ne pas montrer à quel point la déception pourrait la terrasser sur place, qui ne participent pas une quelconque compétition ? »
La question fit sourire Madeline, qui haussa les épaules.
« Bien sûr ! Il paraît que le cimetière Holywell compte presque deux millions de cadavres. »
Cyrielle entra avec son amie chez le marchand de glaces. Elles se promenèrent un temps sans rien dire, leur pot à la main, comme deux écolières encore épargnées par le monde. Cyrielle n'apprit jamais ce qu'avait découvert Madeline. Ce que MacPherson lui avait révélé. Ce que Laurie avait raconté, ou non. Pourquoi ce dernier avait fait tout ce qu'il avait fait depuis qu'elle l'avait rencontré, et si Madeline avait cautionné, aidé, piloté. Elle choisit de ne pas demander.
De ne pas savoir, quitte à se tromper.
Elle ne prévint pas Madeline derechef bien que sa décision soit déjà prise, mais s'excusa par une lettre envoyée dès le lendemain de ne pas pouvoir se rendre ni à la première, ni à aucune des représentations suivantes. Elle lui assura qu'elle serait magistrale, et ce fut le cas, d'après les critiques qui parurent dans les journaux locaux quelques jours plus tard.
Cyrielle retrouva le chemin du campus et au lieu de se diriger vers l'amphithéâtre, les conférences, la routine, prit la direction de sa chambre. Elle essuya la fine pellicule grise qui s'était formée sur sa valise et y glissa méthodiquement, les unes après les autres, chacune de ses affaires. Laissa dans la poubelle sa liqueur, son shaker et son verre, en se demandant si elle en aurait encore besoin. Si ses nuits seraient plus douces ailleurs, ou si ses cauchemars se peupleraient désormais de nouveaux personnages. Elle ne permit à ses larmes de couler que lorsqu'elle dut ôter un par un les romans de sa bibliothèque. Quand il ne resta plus que de la poussière, sur l'étagère, elle cessa de se sentir chez elle entre ces quatre murs, et l'envie de tout abandonner se fit plus forte encore. Alors elle ne prit même pas la peine de retirer la planche en bois du mur. Ou de fermer sa porte. Elle laissa les clés sur la serrure, alluma une cigarette, et traîna ses bagages, ses « et si ? », ses « oublie ! », sa vie, le long du couloir.
Au bout d'un moment et malgré les passants, malgré la circulation, dans la rue, malgré les coups de klaxons et les battements de son cœur, elle n'entendit plus rien que le son des roulettes de sa valise, frottant le goudron irrégulier du trottoir. Ses lèvres esquissèrent un sourire incertain qui progressivement, conquit de plus en plus de terrain sur son visage en ruines.
Elle trouverait bien un bus, quelque part, pour la conduire plus au Sud.
Pour la conduire vers la mer, les falaises, la chaleur.
L'avenir.
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