Chapitre 28 : Listen to the wind blow - 1/2 {Cyrielle}

"Run in the shadows

Damn your love, damn your lies"

Cyrielle

Le soleil se reflétait sur la Tamise, et Cyrielle interrompait régulièrement sa marche pour se pencher par-dessus le pont, contempler la surface brillante et paisible, se dire que cette fois peut-être, tout rentrerait dans l'ordre. Port Meadow se préparait au printemps ; elle aussi.

« John Singer », déclara-t-elle tout haut, et cela arrêta Laurie dans son mouvement.

Il se retourna en haussant les sourcils.

« Je ne suis pas d'accord.

— Il n'a jamais été question de tomber d'accord, tu te souviens ? s'amusa la jeune fille en lui assénant une petite tape sur l'arrière du crâne. Simplement de comparer nos idées. Parfois tu me fais penser à lui.

— Tu m'en vois encore moins d'accord. Et puis c'est particulièrement ironique, non ? De la part de quelqu'un qui passe la moitié de son temps à me demander de bien vouloir me taire. »

Cyrielle éclata de rire.

« J'ai reçu une lettre de Georgia, ce matin », annonça-t-elle un peu plus loin sur le chemin de terre. Laurie ralentit son pas pour lui prêter une oreille attentive. « Elle se porte très bien. L'air marin de Brighton a l'air de lui réussir. Quoi, pourquoi est-ce que tu ris ? Pourquoi est-ce que tu te moques ?

— Parce que tu t'exprimes comme dans un roman de Jane Austen. L'air marin a l'air de lui réussir, singea-t-il en imitant sa voix.

— Mais c'est la vérité. Moi aussi c'est là que j'irais, si je devais me rétablir de... Eh bien, me rétablir de n'importe quel mal, en fait. Bref, peu importe. Elle me demande ce qu'il en est de la compétition.

— Et que vas-tu lui répondre ?

— Que les Sol Indiges vont remporter le tournoi.

— Vraiment ? s'étonna le Préfet. Alors ça y est, c'est officiel, tu jettes l'éponge ? »

Les Mars étaient hors course, le plaignant de leur affaire avait retiré sa plainte : dénouement qu'ils n'avaient pas vu venir jusque dans les derniers mètres, trop occupés qu'ils avaient été à lancer des bâtons dans les roues de leurs adversaires. Mauvais karma ; justice, enfin. Depuis ils erraient sur le campus, reconnaissables à leur air renfrogné et au regard infecté de flammes qu'ils réservaient à quiconque mentionnait la compétition devant eux.

« L'envie de jouer m'est complètement passée le jour où cette enveloppe est arrivée sur le bureau d'Hoffman, argumenta Cyrielle. Tu me l'as dit toi-même, non ? En m'impliquant à outrance, je deviens une cible à abattre.

— J'ai dit ça il y a un mois. Comprends-moi bien, je suis toujours sur mes gardes, et je sais que toi aussi. Mais la vérité, c'est que personne n'a tenté quoi que ce soit depuis cet horrible soir. Peut-être que celui ou celle qui t'en veut n'a pas les moyens de te causer de nouveau du tort. Ou peut-être qu'il ou elle n'en a plus l'intention.

— Peut-être, lui concéda-t-elle, mais j'aime autant rester prudente. Ce n'est pas comme si j'avais besoin d'aide pour valider mon diplôme, mon passage en deuxième année est assuré quoi qu'il arrive. »

Elle se mordit les lèvres, craignant s'être porté malheur. Tant pis. De bien des façons il était trop tard pour revenir en arrière.

« Et puis je n'ai plus à m'inquiéter pour Georgia. Elle n'a jamais eu le sang d'une Jupiter, pas vrai ? s'enquit-elle après un instant, alors que Laurie avait levé la tête pour observer au loin la forêt qui, petit à petit, reprenait des couleurs.

— Ses notes aux épreuves étaient correctes. Sans plus, mais correctes. Et elle faisait montre de bonne volonté. Mais elle n'a jamais eu les épaules pour la compétition, non.

— C'est à toi qu'elle devait sa place parmi nous. Tu as forcé la main de Metzinger. »

Il se tint face à elle, sans rien dire au début. S'efforçait-il de juger de sa réaction à venir ? Peser ses mots, travestir la réalité ; se prévenir des dernières tempêtes de l'hiver.

« Elle était la seule à qui tu avais adressé la parole de toute la journée. Je t'avais sélectionnée parce que tu avais réussi mon test personnel, et j'ai pensé qu'il vaudrait mieux pour toi que tu l'aies à tes côtés, que tu aies une amie, à tes côtés, au cas où les choses tourneraient mal. Je n'aimais aucun des autres Jupiters et je pressentais que tu ne t'entendrais pas avec eux non plus. »

Cyrielle prit acte de sa réponse en silence. Elle se doutait de tout cela depuis déjà plusieurs semaines. Une pointe d'inquiétude se fit entendre dans la voix du Préfet, alors qu'il ajoutait :

« Quand j'ai vu qu'elle supportait mal toute cette atmosphère, je l'ai surveillée d'un peu plus près que les autres. C'est pour ça que j'ai pu intervenir si vite le soir de son malaise. Tu m'en veux ? »

Elle secoua la tête.

« Je ne crois pas. Ce n'est pas le tournoi qui a eu raison d'elle, c'est la pression de réussir les examens. Ce qui est arrivé serait arrivé dans toutes les versions possibles de cette histoire, ni toi ni moi n'aurions pu l'empêcher. Aujourd'hui elle s'en est complètement remise, c'est tout ce qui compte. Aujourd'hui elle va mieux. » Ce fut à son tour de contempler la forêt en silence. « J'ai aussi reçu une lettre d'Hoffman, ce matin.

— Comment se porte-t-il ?

— Il récupère. Et profite de la capitale en attendant qu'ils reconstruisent les archives. Il nous invite tous les deux. Il dit qu'il serait très heureux de nous accueillir quelques jours.

— À Londres ?

— À Londres.

— Tu as envie d'y aller ?

— Je n'irai pas », répliqua-t-elle, ce qui ne répondait pas tout à fait à sa question. Elle aurait tant aimé que les choses soient différentes. « Je suis obligée de l'éviter. J'ai peur qu'en ma présence ses souvenirs ressurgissent.

— Cyrielle, on a déjà eu cette conversation. Hoffman ne pourrait jamais –

— Oui, oui, je sais ce que tu en penses, mais ça ne change rien. Je te l'ai dit, je ne prendrai pas ce risque. »

Et elle avait honte, honte à en mourir. Jamais plus elle ne pourrait se retrouver dans la même pièce que l'archiviste. L'enquête piétinait peut-être, serait étouffée sans doute, mais le pardon était inespéré. Impossible. Elle avait failli le tuer. Combien d'êtres lui faudrait-il sauver à l'avenir pour compenser sa folie passagère ?

Elle avait failli le tuer. 

Son ami acquiesça en silence. Des enfants passèrent près d'eux à toute vitesse et quittèrent tout aussi rapidement leur champ de vision, emportant avec eux l'innocence de jours plus simples. Le calme suivit aussitôt. Le parc tout entier paraissait presque vide, la colline qu'ils gravissaient semblait leur appartenir.

« Je ne suis pas suicidaire », déclara Laurie au bout d'un moment.

Sa voix, lointaine, répondait à une vieille conversation.

« Et je n'essayais pas de protéger tout le monde. Je n'essayais même pas de te protéger, toi. Au fond je savais que tu trouverais un moyen de t'en sortir, de t'en sortir toute seule, sans mon aide. Je t'ai choisie pour ça, n'est-ce pas ? Pour ta capacité à réagir sous pression. Mais tu as raison : j'ai perdu l'esprit, ce jour-là. L'espace d'une fraction de seconde, je suis devenu complètement fou. Vraiment, je t'assure, je n'ai pas d'autre explication. Je suis devenu fou. J'ai envisagé de tuer un homme de sang-froid, sans même savoir pourquoi, et il y a des nuits où je me réveille en sursaut et en sueur en me demandant ce qui se serait passé, si tu ne m'en avais pas empêché. Si effrayé que j'étais à l'idée de... » Il avait marché jusqu'à elle et ses yeux cherchaient éperdument les siens. « C'est moi que je voulais protéger, Cyrielle. Pas toi. Juste... moi. Je ne supportais pas l'idée que tu puisses être renvoyée, ou pire. Je ne supportais pas l'idée que tu puisses devoir t'en aller.

— Mais à ce moment-là je venais à peine de t'avouer que j'avais –

— Il devait forcément y avoir une explication. Des circonstances atténuantes, n'importe quoi qui aurait justifié l'ensemble, qui aurait rendu les choses moins terribles qu'elles n'en avaient l'air sur le coup. Tu es certes faite de flammes, Cyrielle, pour le meilleur et pour le pire, mais tu n'es pas remplie de haine. À aucun moment je n'ai douté de ça. Qu'as-tu fait de si abject depuis que tu es arrivée ici ? Rien, comparé aux autres.

— Laurie, arrête. C'est faux et tu le sais.

— Non. Tu as éjecté des Jupiters cette pourriture de MacPherson, et tant mieux. Sans toi il aurait gangréné le groupe, il était prêt à tout. Tu as fait annuler une affaire judiciaire qui reposait sur un tissu de mensonges, et si tu veux mon avis ils auraient dû te remercier, pour ça. Il aurait fallu que tu te dénonces, c'est vrai, mais je comprends que tu ne l'aies pas fait. Alors il devait forcément y avoir une explication à ton crime, forcément, comment aurais-je pu en douter ? Ou alors peut-être... peut-être que ça n'aurait rien changé pour moi dans tous les cas. »

Ils étaient si proches, à présent, que cela en devenait presque ridicule. Le vent s'était levé, il soulevait les longs cheveux caramel de Cyrielle. Le regard de Laurie ne cessait de tomber ; ses yeux s'accrochaient à ses lèvres et refusaient de les quitter trop longtemps. Les mains de Cyrielle étaient si farouchement agrippées à la chemise du jeune homme que c'était un miracle que le tissu ne cède pas.

« Je crois que le plus simple, lui confia-t-elle à voix basse dans une bouffée de douleur, serait que je disparaisse. »

Des mots précédés d'un silence presque imperceptible. Seule Cyrielle avait pu l'entendre, cette pause d'une fraction de seconde qui prouvait qu'elle réfléchissait encore. Qu'elle n'avait pas décidé en amont de se causer autant de peine, qu'elle n'était pas arrivée au bout de ses calculs, pas encore, qu'il était trop tôt, beaucoup trop tôt, pour choisir, qu'en rejoignant leur point de rendez-vous habituel, ce jour-là, elle n'avait pas anticipé qu'elle le pousserait des deux bras vers l'échafaud. N'avait-il pas compris ? Le sacrifice était exigé. Il fallait broyer les cœurs, trancher toutes les têtes. Ne resterait plus que la dépouille encore chaude du monstre merveilleux qu'ils avaient créé sans le vouloir, des poussières de ce futur qu'ils ne construiraient jamais.

Mais Laurie n'entendit pas ce silence, seulement le fracas assourdissant qui suivit. Une pile de livres qui s'effondre sans grâce et s'éparpille au sol. Les recueils des plaisirs passés et ceux, plus gros, plus désordonnés, des souvenirs qu'il leur restait à fabriquer. Ils pouvaient presque les voir brûler, ces livres. Juste là, à leurs pieds, sans pouvoir intervenir. Les mots avaient été prononcés. Il était trop tard. Les flammes les dépassaient déjà tous les deux.

Laurie se recula, la contempla sans comprendre, le regard à présent si éteint, et puis revint à la charge tel un taureau blessé.

« Ce n'est pas ce que je veux, admit-il dans un souffle, et lorsqu'elle ne répondit rien en retour il posa son front contre sa tempe, faillit précipiter leur chute d'une simple escale dans le creux de sa joue, baissa les armes sur son épaule. Ce n'est pas ce que je veux. »

Elle plaça une main sur son crâne et laissa ses doigts s'emmêler dans ses boucles noires comme elle l'avait fait quelques mois plus tôt, le jour de leur rencontre. Elle s'entendit murmurer des excuses, et puis plus rien. Avait-elle promis de lui écrire, de lui écrire un jour peut-être, dans quelques années, une autre vie ? Avait-il essayé de la convaincre de rester ? Lui avait-elle confié que jamais auparavant elle n'avait aimé quiconque au point de ne plus savoir comment contenir ces damnés, ces foutus sentiments, si vains, si vastes, si voués à causer sa perte, qui par tant de fois avaient manqué de la faire imploser ?

Cyrielle n'en avait pas la moindre idée.

Elle se souvenait seulement l'avoir laissé là, sur la colline, leur colline, et d'être rentrée au campus sans s'arrêter une seconde.

Elle s'en voudrait longtemps.

De ne pas avoir daigné imprimer sous la peau de son crâne, quelque part dans un recoin éternel et inviolable de sa mémoire, chaque mot, chaque syllabe qui fut prononcée ce jour-là.

Chaque mot, chaque syllabe de leur toute dernière conversation.

***



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