Chapitre 25 : I've gotta stop loving you - 2/2 {Cyrielle}

***

Elle sortit de l'hôpital deux jours plus tard. Avant Hoffman, à qui elle n'avait pas eu le courage de rendre visite. Une sensation de déjà-vu désagréable lui collait au corps. Un besoin d'air en permanence, si intense qu'elle avait oublié comment respirer sans suffoquer.

Le soleil s'était couché sur le campus depuis un moment et les lampadaires avaient pris le relai. Cyrielle se versa un peu de sa potion dans un gobelet en plastique, quitta sa chambre, déambula dans les couloirs déserts jusqu'au jardin et s'assit à même l'herbe fraîchement coupée. Serra le breuvage entre ses paumes comme pour y puiser de l'énergie.

« La consommation d'alcool est formellement proscrite sur la voie publique. Marcher sur la pelouse aussi, accessoirement.

— Va te faire foutre, Laurie. »

Il souriait timidement. Elle, non.

« Colle-moi une pénalité si ça te chante. Avec un peu de chance ils m'expédieront loin d'ici. Je croyais que tu ne supportais pas l'odeur de ces machins ? ajouta-t-elle en désignant de l'index le cigare qu'il tenait à la main.

— Oui, c'est vrai. » Il n'osait pas s'approcher d'elle. « Je n'ai pas l'intention de le fumer, je l'ai emprunté à Metzinger pour... Eh bien je ne sais pas trop, en réalité. Me sentir davantage comme quelqu'un qui sait ce qu'il fait, j'imagine. »

Les battements de cœur de Cyrielle ralentissaient un peu plus à chaque fois qu'un mot s'échappait des lèvres du garçon. Quelle genre de magie noire pratiquait-il ? Elle le maintenait à distance par la froideur de ses mots mais tout ce qu'elle voulait, c'était se jeter à son cou et le remercier, car plus rien ne semblait perdu d'avance, plus rien ne semblait lui causer la moindre souffrance, depuis qu'il était apparu sur le sentier, sublime et maladroit, un cigare éteint entre les doigts. Laurie Greenfield ne pouvait pas être totalement humain. Il était un aimant. Il attirait à lui les maux trop lourds pour être supportés par les mortels. En y prêtant un peu attention, pourtant, il était possible de le voir flancher lui aussi, de le voir faiblir lui aussi. Si seulement on l'observait assez longtemps. Il pliait les genoux en un mouvement imperceptible, le temps d'accueillir une nouvelle peine, un nouveau problème, le dernier des malheurs enfantés par l'univers, et puis se redressait aussitôt ; plus grand de quelques millimètres. Du moins jusqu'à présent. Cyrielle se remémora l'éclair de folie passagère dans ses yeux et songea que par sa faute, il avait bien failli ne plus jamais se relever.

Elle s'accrocha à son verre tout en s'interdisant de le regarder. Le monde s'était mis à tourner de travers.

« Il faut qu'on parle », lui annonça-t-il, et cela la poussa à avaler une gorgée de son poison au sale goût de cerise.

Il n'était plus aussi doux qu'avant, plus aussi sucré, plus aussi efficace. Cyrielle ne ressentait même plus sa chaleur. Elle était devenue insensible aux flammes.

« Hoffman va bien », riposta-t-elle comme si cela couperait court à la conversation.

Le Préfet acquiesça sans fougue.

« Il n'a aucun souvenir de cette horrible nuit. Il paraît que toi non plus. Je t'en supplie, arrête de boire ce truc. » Il avait haussé le ton et elle releva le menton, décollant avec peine du gobelet ses lèvres collantes de sel. « Je me doutais bien que c'était faux.

— Laurie, je suis désolée. Si terriblement désolée. » Elle ravala ses larmes, tâcha de rester digne. « Je n'ai jamais voulu t'entraîner là-dedans.

— J'aimerais juste comprendre. » Il foula doucement la pelouse interdite et s'accroupit devant elle. « Il faut que je sache, si je veux t'aider au mieux.

— Quelqu'un a envoyé un dossier me concernant à Hoffman.

— Ce n'est pas la partie qu'il te faut éclaircir, l'interrompit le Préfet, tout ça je le sais, j'étais là, tu te rappelles ? Quelqu'un veut ta peau, très bien. Ça, on peut gérer. J'ai besoin de savoir ce qu'il t'est arrivé. Pourquoi tu n'évoques jamais ta vie d'avant et pourquoi tu as passé tes vacances de Noël sur le campus.

— Mon frère est mort il y a deux ans. » Elle posa son verre sur l'herbe trop verte, brillante sous l'éclat de la lune et des lampadaires, et ramena ses jambes tremblantes contre sa poitrine. « Mes parents vivent quelque part dans le Sud de la France. Aux dernières nouvelles. Ils bougent beaucoup, parfois ils oublient de me communiquer leurs nouvelles coordonnées. Souvent je me dis qu'ils le font exprès. On ne fête plus Noël ensemble parce qu'ils m'adressent à peine la parole depuis que... Depuis qu'il est parti. Mon frère. Ils ne m'ont jamais pardonnée.

— Que s'est-il passé ? »

Laurie posa une main sur son genou et ainsi parvint à la calmer un instant.

« C'était un samedi soir. Rayane devait se rendre à une soirée, un truc énorme, quelque chose d'inratable, pour un gamin de seize ans, inratable. Je crois qu'il y avait une fille. Je ne sais pas. Il y avait une fille, à l'enterrement, qui... Enfin, je ne sais pas. Il devait se rendre à la soirée, il le devait, voilà tout. Mais mes parents étaient sortis dîner en ville, et moi... ». Un sourire mesquin s'empara des lèvres de la jeune femme et elle ne put réprimer un petit hoquet. « Moi, j'écrivais.

— Tu écrivais ?

— J'écrivais. La petite Cyrielle se la jouait Joséphine March depuis sa plus tendre enfance. Enfermée à double tour dans sa chambre, perdue dans son rêve d'encre et de papier, convaincue qu'elle changerait le monde avec un stylo-plume. Le sien, du moins. Personne ne pouvait me déranger. J'aspirais à autre chose, je voulais exister en dehors de cette réalité. J'aimerais pouvoir te dire que lorsque cela me prenait, j'entrais dans une sorte de transe. Que je ne voyais plus vraiment les choses telles qu'elles étaient, que j'étais loin, trop loin, que je n'entendais plus rien. Mais c'est faux. J'étais égoïste, voilà tout. J'étais une ado abrutie et égoïste, qui se croyait au-dessus de tout, qui ne souhaitait rien entendre. Rayane a frappé à ma porte, il est entré sans même attendre mon autorisation, et il m'a demandé de l'accompagner à sa soirée, puisque j'avais le permis alors que lui n'en était qu'à ses premières leçons de conduite.

— Tu as dit non ?

— Je lui ai dit de ficher le camp et de ne pas revenir sans permission. Il a insisté, j'ai haussé le ton. Alors il m'a laissée en paix, en pleine écriture d'un huitième chapitre soporifique d'une histoire qui n'existe plus. J'ai tout déchiré, si j'avais pu j'aurais tout brûlé : les histoires, la maison, les souvenirs, tout. Il a pris les clés de la voiture de ma mère et il a été percuté de plein fouet par un automobiliste en grillant une priorité à droite. Juste là, à une centaine de mètres de chez nous. Il est mort dans l'ambulance, sur le chemin le conduisant à l'hôpital. Et tu sais quoi ? Je ne me suis même pas levée de ma chaise quand j'ai entendu les sirènes des secours traverser la rue à toute vitesse. Pas une seconde je n'ai imaginé que... »

Laurie secouait la tête sans comprendre. Cyrielle ne le voyait plus que par-delà le voile de chagrin qui troublait son regard, floutait passé et présent, gâcherait l'avenir.

« Mais pourquoi... Ça n'a pas de sens, pourquoi as-tu un casier judiciaire ? »

Elle hurla. Se jeta sur l'homme qui lui faisait face et le griffa par-dessus son uniforme, le griffa à en décoller des parcelles de peau. Il tenta de la maîtriser mais elle n'était plus qu'une bête, lâchée au milieu de la nuit pour en finir avec eux, avec tout.

« J'ai perdu pied. J'ai commencé à boire, je prenais la voiture à n'importe quelle heure. Mes parents me surveillaient à peine, ils étaient... Ils sont morts, eux aussi, ce jour-là. Une nuit j'ai été arrêtée. Je me suis ruée sur les policiers, j'ai essayé de... Je crois bien que j'ai essayé de les tuer. Je voulais qu'on m'emprisonne. Je le méritais.

— Et ça a marché ? »

Cyrielle haussa les épaules. « J'ai été internée. »

Contre toute attente, Laurie se redressa et s'éloigna. Cyrielle serra encore plus fort ses genoux contre sa poitrine, essuya les larmes sur ses joues. Dans son mouvement, renversa par mégarde son gobelet à même la pelouse et se jura que ce se serait le dernier, il le fallait, plus jamais. Elle osa un coup d'œil vers Laurie, qui s'en allait.

Qui partait, à son tour.

« Putain de bordel de merde, Cyrielle ! » rugit-il en revenant sur ses pas. Il était hors de lui ; jamais ne l'avait-elle entendu jurer de la sorte. « T'as vraiment cru qu'il n'aurait pas gardé ça pour lui ?

— Hoffman respecte et protège la loi », se défendit Cyrielle, toujours assise sur l'herbe. Elle s'exprimait mécaniquement, s'échinait de toutes ses forces à relater les faits comme s'ils concernaient quelqu'un d'autre. « C'est sa règle numéro un. Je ne crois pas que tu saisisses. J'ai payé quelqu'un pour faire effacer mon casier judiciaire et ainsi pouvoir être acceptée ici. C'est une fraude, et une erreur morale, et Hoffman l'aurait dénoncée en tant que telle.

— Hoffman aurait emporté ton secret dans la tombe si seulement tu le lui avais demandé, au lieu d'essayer de l'y envoyer toi-même ! » Il passa la main sur son visage livide. « Bon sang, Cyrielle, tu te rends compte ? On a bien failli tuer un homme de sang-froid, alors qu'il suffisait de –

On ? répéta Cyrielle, furieuse, en bondissant sur ses jambes. Tu te fiches de moi ? C'est toi, qui voulais l'éliminer, tu te souviens ? Moi j'ai paniqué, Laurie, j'ai eu peur, j'étais tétanisée, et j'ai essayé – j'ai essayé n'importe comment, je te l'accorde –, de gagner un peu de temps. C'est tout. Mais toi, toi et ton foutu complexe du héros qui de toute évidence te rend suicidaire, tu étais prêt à l'assassiner froidement, et pourquoi ? Parce que tu t'es convaincu un matin qu'il en allait de ta mission suprême de protéger tous les élèves de la promotion. De protéger tout le monde, tout le temps. Tout ça dans l'unique but de nourrir ton ego.

— Oh, tu serais une sacrée hypocrite, si tu continuais à affirmer que tu n'y avais pas songé toi aussi.

— Comment oses-tu ? Comment oses-tu me balancer un truc pareil à la figure alors que c'est moi, qui t'ai ramené à la raison ? Comment oses-tu croire une seule seconde que j'aurais pu souhaiter lui faire du mal ?

— Hoffman ne t'aurait pas trahie..., se contenta-t-il de lui répondre après un court silence, et ils parlaient en même temps, à présent, ils s'écoutaient à peine.

— Tu ne peux pas l'affirmer.

— ... il t'apprécie trop pour ça, il aurait compris...

— ... tu ne peux pas le savoir...

— Il a déjà menti pour toi et il l'aurait fait de nouveau, parce que c'est ce qu'il fait depuis toujours. Il ment pour protéger ceux qu'il aime !

— Ce n'est pas pareil.

— Mais bon sang, pourquoi est-il si inconcevable pour ton esprit tordu, s'emporta-t-il derechef, que tu puisses être importante aux yeux de quelqu'un ? » Elle ne répondit pas et il poursuivit sur sa lancée. « Depuis le temps, tu devrais t'être rendue compte que –

— Mais je ne pouvais pas prendre le risque ! Tu m'entends ? Je ne pouvais pas prendre le risque de tout perdre. Je veux vivre. Est-ce que tu peux comprendre ça ? Je veux ressentir chaque frisson, chaque tourment, chaque envie de vomir, s'il le faut. Je ne veux pas retourner en clinique et me réduire de nouveau à l'ombre de moi-même. Je dois devenir avocate, parce que c'est la route que Rayane souhaitait emprunter et qu'il me faut marcher dans ses pas et mener l'existence qui aurait dû être la sienne. Une vie contre une vie. C'est la seule option qu'il me reste pour me racheter de mon crime, la seule option que j'ai trouvée pour... Pour revenir parmi vous. Si vous m'enlevez ça, je ne sais pas ce que je deviendrai, conclut-elle dans un hoquet, les joues encore empourprées de rage. Ils me renverront là-bas, et ce sera terminé. »

La colère de Laurie se dissipait, soufflée par la brise et le désespoir de Cyrielle. Il s'approcha d'elle et posa deux mains sur ses épaules.

« Tes parents se trompent et toi aussi, lui promit-il tout bas, si bas qu'elle dut relever le menton pour l'entendre. Ton frère est mort parce qu'une voiture se trouvait là, au mauvais endroit et au mauvais moment. Il est mort parce qu'il a grillé une priorité. » Elle détacha de son visage ses yeux submergés de larmes et il insista. « Cyrielle, non, regarde-moi. Il est mort parce qu'il a décidé de se rendre par ses propres moyens à cette soirée alors qu'il n'était même pas en âge de conduire. Ce sont ses choix qui l'ont mené à sa perte, pas les tiens. Tu n'es pas responsable. »

Elle tenta de se dégager. Pas de son étreinte, mais de la conversation. De la réalité. Secouant la tête pour en chasser les souvenirs, elle sécha ses joues du revers de sa manche.

« Quelqu'un sait, dit-elle. Quelqu'un sait et prévoit de s'en servir contre moi.

— Qu'il essaie. » Laurie resserra doucement son emprise sur ses épaules pour l'obliger à rester présente ; ici, avec lui. « À tous les coups c'est un Mars. Ceux-là sont toujours prêts pour la guerre, ils sont choisis pour ça.

— Je croyais que le hasard avait choisi, cette année.

— Le hasard n'existe pas. Mais peu importe. Fais-moi confiance, nous saurons les contrer. Et si le pire devait arriver, je saurais convaincre l'administration.

— Laurie Greenfield, se moqua-t-elle, l'ombre d'un sourire sur les lèvres, vous êtes Préfet, pas le putain de Premier ministre. »

Il rit avec elle, un rire étrange un peu à contretemps, pas tout à fait juste. Elle posa son front contre son torse, absorbant tout ce qu'elle pouvait y puiser d'énergie. Il sentait le patchouli et la nostalgie. Et contrairement à elle, ne tremblait pas.

« Tu verras, lui sérina-t-il inlassablement, tout se passera bien. »

Contre toute raison, elle finit bien par le croire.

Lorsqu'elle se détacha de lui quelques secondes plus tard, il lui sembla apercevoir Madeline dans son dos, près des portes du college. Son regard azur n'avait jamais été aussi glaçant. Quelqu'un veut ta peau, lui avait dit Laurie.

Quelqu'un sait.

Quelqu'un prévoit de s'en servir contre moi.

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