Chapitre 24 : Grand design - 2/2 {Bennett}

***

Elle s'était habillée pour l'occasion. Piochant dans son armoire des vêtements aussi sombres que le plumage d'un corbeau. Elle était, du reste, prête à s'envoler pour sa mission. Le cœur battant à tout rompre, l'esprit embouteillé de milles pensées, les ailes sujettes aux vents contraires.

Pas tout à fait prête, à la réflexion.

Il restait encore quelques touches à apporter à son costume pour le parfaire avant de descendre, quelque courage à rassembler pour éviter la chute. Se plaçant face à son miroir, elle ramena ses cheveux sous un bonnet de bain qui lui serra le crâne à lui faire craindre l'explosion. Positionna ensuite avec soin par-dessus la perruque noire qu'Alyssa avait achetée l'année précédente, pour se déguiser en Colleen Moore à la fête d'Halloween de son lycée. Halloween. Cette fête que leur mère aimait tant et que leur père refusait désormais de célébrer.

Bennett ouvrit et referma plusieurs fois les paupières comme pour s'acclimater à cette nouvelle réalité. La fille piégée dans son reflet était une parfaite inconnue qu'elle était plus que ravie de rencontrer. Après quelques secondes et une grande inspiration, elle tâta sa poche pour vérifier que l'épingle à nourrice s'y trouvait bien, et jeta un œil à sa montre. Vingt-trois heures passées de deux minutes. S'il n'avait pas changé d'avis, Joey devait déjà l'attendre en bas.

Elle se dirigea jusqu'à la fenêtre et en n'apercevant son ami nulle part, sentit la déception se propager avec fureur dans tout son être. Consumer organe après organe après organe. Elle n'avait pourtant pas besoin de lui ; ni de lui, ni de sa sœur, ni de Danny, ni de sa mère, ni de personne. Et puis il émergea soudain, se décollant du tronc de l'arbre qui, sur le trottoir, l'avait avalé tout entier. Les muscles de Bennett se détendirent aussitôt. 

Elle attrapa son sac, puis referma doucement la fenêtre derrière elle avant de descendre pour le rejoindre dans la rue. Sous la lumière du lampadaire, elle lui apparut sous son nouveau visage et il écarquilla les yeux.

« Whoah, j'aurais pu ne pas te reconnaître », souffla-t-il. Lui-même avait rabattu la capuche de son sweatshirt trop large pour dissimuler en partie sa physionomie. « C'est quoi, sur ta figure ?

— Du maquillage emprunté à Tante Joan. »

Elle avait peint ses joues en noir et cela lui avait rappelé le soir de l'incendie, la suie collée à sa peau, l'adrénaline fusant dans ses veines.

« Allons-y, chuchota-t-elle à Joey en l'éloignant de la maison.

— Tu en es sûre ? demanda-t-il sur le même ton. Pas de changement d'avis de dernière minute ? Tu sais que si Ted découvre que –

— Personne ne découvrira quoi que ce soit, fais-moi donc un peu confiance. Tout va bien se passer.

— Alors tu l'as fait, tu l'as vraiment fait. Tu les as endormis. »

Bennett hocha la tête. Joey avait volé à sa requête un somnifère dans l'armoire à pharmacie de sa mère, et le lui avait remis dans l'après-midi.

« J'ai écrasé le comprimé et j'ai versé une partie de la poudre dans le thé du soir, lui confirma-t-elle. Ni Ted, ni Alyssa, ne se réveilleront avant demain matin. Quant à Bobby, je t'ai dit qu'il ne serait pas chez lui ce soir. La dernière fois que j'étais au Goodfellas – enfin non, pas la dernière fois, la dernière fois il a menacé de me tuer, mais la fois d'avant –, il plaisantait avec Oncle Danny au sujet d'un weekend à Manchester-by-the-Sea. Il n'arrêtait pas de lui adresser des clins d'œil en tirant la langue et Oncle Danny a viré au cramoisi, c'était dégoû–

— On peut revenir sur le moment où il a menacé de te tuer, ou t'as décidé que c'était un épiphénomène ? »

Bennett leva les yeux au ciel. Il avait plu, un peu plus tôt, et leurs chaussures couinaient en heurtant le goudron.

« C'est Danny que tu devrais cambrioler, tu sais, pas Monsieur Bobby.

— Pour la cent-douzième fois, je ne suis pas d'accord.

— Mais c'est en son nom, que tu souhaites faire amende honorable, non ? C'est de lui que tu cherches à te venger.

— Me venger ? répéta-t-elle comme si c'était l'idée la plus folle qui soit. Je ne cherche pas à me venger.

— Bien sûr que si. Tu lui en veux de t'avoir menti. »

De l'avoir trahie. De ne pas l'avoir soutenue. D'avoir parlé d'elle en des termes si peu flatteurs qu'elle avait culpabilisé d'avoir un jour poussé son premier soupir.

« C'est chez lui qu'on devrait entrer par effraction, ce serait beaucoup plus logique. Et beaucoup moins dangereux, mais qui se soucie de ce dernier point, hein ?

— Non, insista la jeune fille. D'abord, Oncle Danny comprendrait tout de suite que nous sommes derrière ce mauvais coup s'il en était la victime. Ensuite, il a dit à Ted l'autre soir qu'il ne possède pas d'économies, et tu sais ce que fait John Daniel Bennett, quand il manque d'argent ?

— Il vole, reconnut Joey.

— Exactement. Il vole, il s'en prend à des innocents, il devient un criminel. Cette ville n'a pas besoin d'un criminel supplémentaire, en ce moment. » Et Ted, nul besoin de perdre un autre membre de sa famille. « Enfin, et c'est la raison principale, Monsieur Bobby doit rendre des comptes. Ça va bien au-delà des cambriolages. Il doit payer pour ce que lui, sa famille et leur organisation font subir actuellement à la population. Pour rendre justice à Marco Rodriguez, tout en remboursant la dette des Bennett. »

La colère qu'elle éprouvait à l'égard de Robert Caan et de son cousin du même nom surpassait grandement ce qu'elle ressentait pour Danny. À cause de Danny. Joey acquiesça en silence. La mention du jeune homme ne manquait jamais de le rallier à sa cause. Ils étaient liés par un pacte de sang, tous les deux. Le sang versé sur le trottoir, un soir de métamorphose.

« Il faut tourner à droite », indiqua Bennett à un carrefour.

Ils marchaient depuis plus de vingt minutes. Elle savait très bien où habitait Bobby car elle était tombée de son vélo dans sa rue, quelques années plus tôt. Il jardinait au moment de sa chute. Avait assisté au spectacle complet. Puis s'était approché d'elle et de son genou écorché, un sécateur dans les mains.

« Je te reconnais, lui avait-il lancé, la voix déformée par la cigarette qu'il serrait entre ses dents, tu es la nièce de Danny-boy. » Elle avait confirmé et il avait écrasé son mégot par terre. « Ne bouge pas de là, je vais chercher du désinfectant. » Il lui avait aussi apporté une glace au citron, et avait souri tandis qu'il nettoyait sa plaie. « C'est un bon gars, ton oncle. Un peu casse-cou, parfois, mais un bon gars. Il ne m'a jamais déçu»

Elle n'était plus certaine, aujourd'hui, qu'il ait vraiment dit « casse-cou ». N'était plus certaine non plus que ce qui valait comme compliment dans la bouche d'un tel homme en ait réellement l'étoffe.

Joey lui attrapa le bras car entraînée par ses pensées, elle ne s'arrêtait plus.

« C'est ici, lui annonça-t-il. Non ? »

Ils étaient en effet arrivés devant la grande bâtisse du gangster. Elle fonça en direction de la porte et il stoppa de nouveau son mouvement.

« On devrait sonner, tu ne crois pas ? Pour s'assurer qu'il n'y a personne. »

Cette idée lui parut si ridicule qu'elle se recula d'instinct comme pour s'en protéger.

« Mais enfin, on n'est pas censés sonner avant de cambrioler quelqu'un.

— Ah non ? ironisa-t-il. Tu m'excuseras, c'est ma première fois, vois-tu, je ne suis pas spécialiste. Tiens, et si on appelait Danny, histoire de vérifier ? » Elle le repoussa du plat de la main tandis qu'il souriait bêtement. « Sérieusement, Bennett. On sonne, on se cache, et on attend quelques minutes pour voir si quelqu'un vient ouvrir ou si une lumière s'allume. Imagine qu'il y ait eu un imprévu, imagine qu'il soit à l'intérieur. Un type comme lui, ça tire avant de demander qui va là.

— O.K., O.K. » Peut-être avait-il raison. « Comme tu veux. Mais puisque c'est ton idée, c'est toi qui t'y colles. »

Elle alla se dissimuler derrière un buisson, et observa Joey appuyer timidement sur la sonnette, près du portail. Il courut aussitôt la rejoindre, un doigt sur la bouche pour lui signifier de se taire, comme si elle n'avait pas déjà compris la nécessité de ne pas se faire remarquer. Il plaça même son bras devant elle de peur, sans doute, qu'elle ne se précipite à la rencontre de Monsieur Bobby sans s'inquiéter des conséquences, si ce dernier venait en effet à émerger en robe de chambre sur le seuil de sa maison.

Mais personne ne se présenta à l'entrée.

Rien d'autre ne troubla la nuit que le crépitement des lampadaires.

Et ils retrouvèrent progressivement le droit de respirer.

« Allons-y. »

Dans son dos, Joey trouva le moyen de lui demander une nouvelle fois si elle était sûre de vouloir mettre son plan à exécution. Il criait en chuchotant, ce que Bennett, jusqu'alors, ne croyait pas humainement possible. Elle se retint de se retourner pour lui rendre la pareille. Et se laissant tomber à genoux sur le plancher du perron, s'essaya à crocheter la serrure.

« Je peux le faire, tu sais, intervint Joey en constatant que cela prenait plus de temps que nécessaire. Je suis meilleur que toi dans le noir. »

Meilleur qu'elle tout court dans ce domaine, en réalité, mais Bennett refusa de l'admettre et redoubla d'efforts. Lorsque le verrou céda, elle se retourna vers Joey, l'air de n'avoir jamais douté de ses capacités, et ce dernier leva les yeux au ciel avant de se risquer à pousser la porte.

« Pas d'alarme, murmura-t-il. C'est étrange, tu ne trouves pas ? »

Il y avait de la déception, dans sa voix, et Bennett faillit lui ordonner de rentrer chez lui dès maintenant, s'il avait décidé de se conduire tout du long de la mission comme un bébé.

« C'est un homme de l'ancienne génération, lui répondit-elle, plus sûre d'elle qu'elle ne l'était vraiment. Il déteste les gadgets.

Elle le tira doucement par la poche de se son sweat-shirt en le priant de se dépêcher. Il fallait agir au plus vite ; se faire étoile filante.

« Rappelle-toi, on n'emporte que des objets qu'on est certains de pouvoir revendre facilement. De préférence petits. Et rien de trop identifiable. »

Comme prévu, la maison était vide. Ils se séparèrent malgré les protestations de Joey, fouillèrent chacune des pièces. Bennett remplit sa hotte de tout ce qui lui tombait sous la main, jetant au diable ses propres conseils. L'envie de dépouiller Monsieur Bobby de tout ce qui pouvait un tant soit peu compter pour lui devint soudain plus forte que tout. Elle trouva des liasses de billets sur sa table basse, dans le salon, là où les gens ne laissaient généralement traîner que de la petite monnaie. Emporta une montre posée sur une commode, dans sa chambre. Contempla l'écran gigantesque de la télévision murale au cadre en or et regretta de ne pas avoir apporté une valise sur roulettes, au lieu du sac de sport qu'elle devrait transporter sur le chemin du retour à même son épaule.

Joey poussa tout à coup un cri et elle l'aperçut en train de fermer précipitamment une porte derrière lui, le visage blême.

« Ne rentre pas là-dedans, lui ordonna-t-il. Surtout ne rentre pas là-dedans. Crois-moi, il n'y a rien à y voler. Je ne veux même pas ne serait-ce que respirer le même air que ces trucs.

— Ces trucs ? Quels trucs ?

— Laisse tomber. »

Elle n'insista pas, car ils devaient partir. Ils sortirent sans encombre, refermèrent derrière eux, puis se fondirent dans l'obscurité.

Bennett se sentit si grisée, sur le trajet du retour, qu'elle lutta contre un fou rire. Finit par succomber et entraîna Joey dans son ivresse. Ç'avait presque été trop facile. Quasi naturel. Mais pourquoi cela serait-il surprenant ? Elle avait ça dans le sang, après tout. Elle avait ça dans le sang.

« Donne-moi ton sac, enjoignit-elle à Joey lorsqu'ils arrivèrent sur Westwood Road. Je vais tout entreposer dans mon coffre, là-haut. » Elle n'osa pas lui confier qu'elle craignait la colère du juge DeGiulio, si jamais il trouvait par malheur des objets volés dans la chambre de son fils. « Personne ne touche jamais à mon coffre, tu le sais bien. »

Ted l'avait promis avec la plus grande solennité lorsqu'il le lui avait offert pour ses dix ans.

« D'accord, acquiesça Joey en lui tendant son butin. Mais jure-moi qu'on se débarrassera de tout ça dès demain.

— Parfaitement, mon capitaine. » Il répondit à son salut militaire d'un geste peu convaincu, et elle ébouriffa ses cheveux en souriant. « Bonne nuit, Joey. »

***

Ses habits d'écolière ne lui parurent plus tout à fait à sa taille, le lendemain matin. Pourquoi s'y sentait-elle soudain si à l'étroit ? Avait-elle pu grandir de plusieurs centimètres pendant la nuit ? Ce n'était pas possible. Tout simplement pas. Possible.

(Pourquoi alors y croyait-elle si fort ?)

Ted hurla son nom et elle se figea, debout sur la dernière marche de l'escalier. Il l'avait appelée si bruyamment que son cri s'était mué en une épouvantable quinte de toux. Il appela de nouveau et toussa davantage. De toute évidence, il était en train de mourir.

De toute évidence, elle était en train de le tuer.

Et soudain elle redevint minuscule.

***

Joey marchait à ses côtés sans rien dire. Elle-même n'avait pas prononcé un mot depuis qu'elle était sortie de chez elle. Elle s'était jetée à son cou pour la première fois de sa vie, avait fondu en larmes sur son épaule. Alors il l'avait entourée de ses bras d'un geste maladroit, mais ferme. Sans poser de questions, sans promettre à haute voix ce qu'elle comprenait enfin. Je suis là. Je ne t'abandonnerai plus jamais. Il n'avait desserré son étreinte que lorsque les pleurs avaient cessé ; chagrin terrassé, problèmes évaporés. Et ils avaient pris la direction de l'école.

Comme ça.

Sans rien dire.

Une voiture pila à leur niveau et la portière s'ouvrit côté trottoir. Un homme en descendit, puis un autre. Ils étaient vêtus de costumes noirs et portaient des lunettes de soleil. Bennett ne comprit pas ce qui lui arrivait, quand l'un de ces hommes l'attrapa par la taille et que ses pieds se décollèrent du sol. Elle fut jetée sans ménagement tête la première à l'intérieur de l'habitacle. Avant que les portières ne claquent, elle eut à peine le temps de voir Joey subir le même sort qu'elle.

Et l'un des hommes en costume, faire éclater une énorme bulle de chewing-gum rose.


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