Chapitre 24 : Grand design - 1/2 {Bennett}
"Now if you wanna make it right,
get ready to do wrong"
Bennett
La boîte faillit lui tomber sur la tête. Par chance, elle était presque vide.
Par malchance, elle était presque vide.
Bennett pesta à mi-voix. Où son père cachait-il donc ses trésors ? Elle reposa le carton à sa place au-dessus de l'armoire, poursuivit ses recherches. Ted conservait précieusement tous ses souvenirs. Il était de ces personnes qui redoutent de façon presque maladive le jour où leur mémoire s'effriterait. Dès lors que quelque chose comptait pour lui, il en gardait une trace. Mais pas ici, comme elle aurait dû le deviner à la couche de poussière sur la boîte. Sa cachette ne serait pas si inaccessible, le contenant serait usé, certes, propre néanmoins. Car Ted devait l'ouvrir souvent. Voyager dans le temps, souvent. Fixer les souvenirs jusqu'à ce qu'ils se figent dans son esprit, s'incruster dans le passé jusqu'à effacer le présent.
Le cœur de Bennett se brisa en l'imaginant assis là, quelque part, une fois ses filles endormies et la nuit tombée. Sous le même toit qu'elles et pourtant à des années-lumière. Si peu ancré dans la réalité qu'il aurait tout aussi bien pu être déjà mort.
Elle s'attaqua aux tiroirs de son bureau et l'un d'eux refusa de lui obéir. Elle le secoua mais rien n'y fit : il était fermé à clé. Bennett contempla la serrure et son estomac se tordit à l'idée d'utiliser les techniques de Danny pour arriver à ses fins. Deviendrait-elle comme lui si elle poursuivait sur cette voie ? Non, songea-t-elle avec fougue en attrapant l'épingle à nourrice dans la poche de son pantalon, bien sûr que non. Bien au contraire. Elle faisait ça pour ne pas devenir comme lui, pour laver sa réputation, redorer le blason familial, réparer ses torts en son nom, avec ou sans sa bénédiction.
Le tiroir céda, mais n'était rempli que de déceptions. Bennett fit défiler les pages qu'il contenait – des plans de bâtiments et de maisons, encore et toujours –, refusant de s'avouer vaincue. Qui fermait un meuble à clé pour n'y entreposer que des documents de travail ? La dernière fois qu'elle avait vérifié, Théodore « Ted » Bennett n'était pas Président des États-Unis. Elle vida entièrement le tiroir et passa la main sur le fond pour tenter de le décoller.
Bingo.
Elle y trouva des pochettes en carton, des albums souvenirs, et une jolie boîte en bois de manguier qui attira tout de suite son attention. Sur le dessus étaient gravées des feuilles de hêtre qu'elle caressa du bout des doigts avant de l'ouvrir. Tout doucement, presque religieusement. Soudain elle regretta que Ted ne soit pas là. Tous les objets de cette boîte possédaient une histoire que lui seul aurait pu lui narrer. Pourquoi avait-il conservé ce dé à coudre ? se demanda-t-elle avant de se saisir d'une photographie d'un petit garçon plus jeune qu'elle, serrant dans ses bras une femme aux cheveux noirs et au sourire angélique. Sa grand-mère Darlene, bien avant qu'elle ne succombe à son cancer. Bennett l'avait à peine connue, Ted ne manquait jamais de lui raconter à quel point elle avait été extraordinaire.
Se tenait en arrière-plan de la photographie un homme qu'elle n'avait jamais vu et qui semblait ne pas souhaiter partager avec eux le devant de la scène, ne pas souhaiter partager avec eux ce morceau de planète. Sa vie. Elle fut frappée de sa ressemblance avec Danny mais ne s'y attarda pas davantage, car déjà sa curiosité la poussait à attraper un ticket de cinéma. Le titre du film s'était presque entièrement effacé (Remember the Ti... quelque chose ?). Très vite Bennett comprit que son père avait dû le voir avec sa mère. En fait, la grande majorité des trésors de sa boîte semblaient liés à leur histoire d'amour. Elle osa à peine les toucher. Puis se rappela le motif premier de sa présence ici, dans le bureau de Ted alors que celui-ci travaillait et que Joan et Alyssa étaient sorties faire les magasins. Le temps pressait. Laissant la boîte de côté, elle décacheta les pochettes en carton.
Bennett s'était souvenue que Ted, à une époque, conservait des coupures de journaux pour une raison qui lui avait toujours échappé... jusqu'à maintenant. Elle s'était réveillée en comprenant que cela devait avoir un rapport quelconque avec son oncle et ses affaires criminelles. N'avait-il pas interrompu sa collection à peu près au moment où Danny était entré en prison ? Dès qu'elle aperçut le titre des articles, elle sut qu'elle avait vu juste : Ted avait en effet collectionné les pages qui relataient les cambriolages qui secouaient Somerville et Boston au début des années 2000. Les deux demi-frères étaient fâchés, à cette époque. Ne s'adressaient plus la parole, refusaient de se retrouver dans la même pièce, ne demandaient même plus de nouvelles l'un de l'autre. Elle comprenait, à présent. Elle comprenait que son père avait dû couper les ponts dès lors que son oncle s'était jeté à corps perdu dans une carrière de gangster.
Mais Ted, pendant toute cette période, avait amoncelé ces articles de presse ; triste façon de se rappeler que son petit frère était encore en vie.
Bennett parcourut chacune des lignes à toute vitesse à la recherche de la moindre information utile. Elle s'était promis qu'elle remettrait tout en ordre exactement comme elle l'avait découvert, avant de quitter les lieux le plus vite possible. Ne rien emporter, ne prendre aucun risque. Lorsqu'enfin elle trouva de quoi faire son bonheur, elle replaça les coupures dans la pochette, la pochette dans le tiroir, la boîte dans le tiroir, la planche de bois sur le double-fond du... Elle s'arrêta net, une main en l'air. Maudit tout bas sa promesse, rouvrit la boîte une dernière fois, juste une toute dernière fois avant la prochaine fois, et y récupéra un bijou qui avait appartenu à sa mère.
Un pendentif en or qu'elle attacha autour de son cou et glissa sous son tee-shirt.
Avant de tout ranger et de fuir sa scène de crime, sans laisser aucune trace de son passage.
***
Joey avala un énorme morceau de son sandwich à la confiture avant de le reposer sur ses genoux, dans son emballage.
« Si je comprends bien, commença-t-il la bouche pleine devant Bennett qui grimaçait, tu veux entrer par effraction chez Monsieur Bobby, pour y voler de quoi rembourser ceux que Danny et lui ont cambriolés à l'époque où ils étaient associés ? Non, pour être précis, tu veux qu'on entre par effraction chez Monsieur Bobby. Nous, qui n'étions même pas nés au moment des faits. C'est ça, j'ai bon ?
— Ce que tu as, c'est du beurre de cacahuète sur le menton. Tu n'es pas censé savoir manger proprement ? Quel âge tu as ?
— L'âge de quitter ce monde, si on se fie à tes joyeuses idées. Non mais tu t'entends, quand tu parles ? Tu es cinglée. »
La fillette tiqua, à cause de ce mot qu'elle ne supportait plus. Ils étaient assis en tailleur dans la cour de récréation, à même le gravier et à l'écart des autres élèves. Bennett aperçut Micky courir vers eux et soupira.
« On est occupés, lui signifia-t-elle dès qu'il fut à portée de sa voix. Va voir ailleurs si tu nous trouves.
— Elle s'est levée du pied gauche, la sorcière ?
— Exactement. Laisse-nous tranquilles ou je te jetterai un sort. N'oublie pas que j'en connais des tas.
— N'oublie pas que ceux d'Harry Potter ne fonctionnent pas dans la vraie vie, se moqua le garçon avant de se tourner vers Joey. On s'entraîne après les cours ?
— On verra.
— Il ratait toutes mes balles, l'autre jour, précisa Micky à l'intention de Bennett, qui s'offusqua.
— Alors ça, ça m'étonnerait. Joey voit toutes les balles arriver. On le surnomme le Flash parce qu'il semble capable d'arrêter le temps pour disséquer les trajectoires.
— Tu le surnommes le Flash, il n'y a que toi qui le surnommes le Flash. Spoiler alert : il est pas aussi bon que tu le crois. »
Mensonge éhonté. Joey maniait la batte de baseball avec une maîtrise digne des plus grands, Bennett ne se lassait jamais de le voir jouer.
« Et spoiler alert, riposta-t-elle, une fois sur deux tu lances comme un papi. » Elle échangea un clin d'œil complice avec son meilleur ami, dont les joues avaient pris une drôle de couleur rosée. « Maintenant va raconter tes cracks ailleurs, on est occupés.
— Vous prenez le goûter, je ne vois pas ce que ça a de si confidentiel. Fais-moi une place, mocheté. »
Micky amorça un mouvement pour s'asseoir et Bennett lui asséna de petits coups dans les mollets pour l'empêcher de s'installer à côté d'elle.
« Laisse-nous tranquilles, je t'ai dit.
— Très bien, très bien, je m'en vais, accepta Micky à contrecœur, si tu me files dix dollars.
— Joey ? » Ce dernier terminait son sandwich et ne réagit pas. « Joey, tu fais exprès de m'ignorer ?
— Oh, j'entends mon nom, hein, j'entends mon nom. Seulement je me demande bien ce qu'il vient faire dans cette conversation. Si tu t'imagines que je vais sacrifier dix dollars pour te donner l'occasion de m'expliquer où, quand et comment je m'apprête à décéder par ta faute, alors tu te mets le doigt dans –
— À décéder ? reprit Micky en écho, soudain encore plus intéressé. Qu'est-ce que vous manigancez, tous les deux, au juste ?
— Rien du tout ! tempêta Bennett en maudissant son ami. Joey, tu sais bien que Tante Joan ne m'autorise pas à sortir de la maison avec plus de cinq dollars sur moi. » Parce qu'elle dépensait toujours trop en sucreries et en livres. « Et je te promets que tu ne vas pas décéder. Personne ne va décéder. Enfin pas dans l'immédiat, je veux dire.
— Comment pourrais-tu promettre une chose pareille ?
— Je t'expliquerai... une fois que Micky aura déguerpi. »
Non sans dissimuler son exaspération, Joey consentit à extraire le Graal de sa poche. Micky se saisit du billet vert sans bouger d'un millimètre supplémentaire.
« Il va aussi me falloir ton goûter, annonça-t-il à Bennett. Eh bien, quoi ? Tout ça » – il engloba du doigt les deux enfants – « a l'air très louche, et très intéressant, mais surtout très très louche. Mes prix viennent donc de grimper.
— T'es vraiment une sacrée pourriture, Micky. »
Elle attrapa le cookie préparé par sa tante qui l'attendait au fond de son sac et le tendit à son camarade de classe. Celui-ci la remercia d'une révérence ridicule, avant de s'éloigner d'un pas pressé vers sa prochaine aventure sans un regard en arrière.
« Vas-y, je t'écoute, la défia alors Joey. Explique-moi donc comment tu t'imagines que je pourrais ressortir intact de notre petite expédition chez Monsieur Bobby, qu'on rigole.
— Eh bien tout simplement parce qu'à aucun moment je n'ai précisé que tu devrais venir avec moi. » Joey parut presque déçu. « Je n'ai pas besoin de toi. Et puis d'ailleurs c'est une histoire de famille, ça ne te concerne en rien. J'essaie d'effacer notre ardoise.
— C'est ça, parce que pour une raison cosmique qui nous échappe, tu te sens responsable d'un crime que tu n'as pas commis. C'est du grand n'importe quoi. » Il replia son emballage vide en une boule de papier qu'il serra plus fort que nécessaire dans le creux de sa main. « Mais je viens avec toi.
— Je te demande pardon ? » Bennett plissa les yeux. « Tu viens avec moi ?
— Je viens avec toi.
— Chez Monsieur Bobby ?
— Chez Monsieur Bobby, oui, tu as besoin que je te fasse un dessin ? Ce serait une belle addition à ta fresque, tiens, ajouta-t-il en marmonnant, presque pour lui-même. Ton père sera sûrement très content de pouvoir contempler l'ultime exploit de sa fille, immortalisé sur les murs de la chambre de la défunte.
— Mais pourquoi m'accompagnerais-tu alors que tu viens juste de dire que –
— Oui, eh bien j'ai changé d'avis ! s'emporta-t-il soudain. Et c'est non négociable. Je viens avec toi, à point c'est tout, que tu en aies besoin ou non. »
***
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