Chapitre 2 : And we'll jive, jive, jive -2/2

« Tout doux », souffla-t-il en reculant d'un pas.

Son pied ne fit aucun bruit en se reposant sur le goudron. Il semblait flotter au-dessus du sol. Ils semblaient tous suspendus, en réalité. Égarés dans un lieu à part qui échappait aux lois élémentaires du temps et de l'espace. Peut-être étions-nous tous envoyés là-bas, quelques minutes avant de mourir.

« Je vais ôter ma montre. » Il murmurait toujours. Ses bras s'étaient levés au-dessus de ses épaules, un peu par réflexe, beaucoup pour la rassurer. « D'accord ? Pas de mouvement brusque. Promis. Je vais juste retirer ma montre. »

Elle le laissa faire, ne comprenant pas où il voulait en venir. Hypnotisée par le son de sa voix, qui aurait apaisé le plus sauvage des monstres. Il lui présenta le bracelet en cuir et d'un geste du menton, l'invita à s'en saisir.

« C'est la montre de mon grand-père, elle vaut plus que ce que mon ami vous doit. Mais surtout, j'y tiens. J'ai failli perdre un œil et une jambe, une fois, parce que j'ai poursuivi tout seul une bande de voyous qui me l'avaient arrachée du poignet. Quatre contre un. » Le souvenir le secoua des pieds à la tête ; il sourit malgré lui. « Je serais mort comme un demeuré, pour ce truc, mais croyez-moi sur parole : sans regret.

— Comment cela s'est-il terminé ?

— L'abruti ici présent avait assisté à la scène. Sur le moment il n'a pas compris pourquoi je me mettais à courir comme un dératé. Puis il a rappliqué avec des amis à nous.

— Et vous a sauvé la vie. »

Trevor acquiesça en silence, un sourire plus franc sur les lèvres.

« L'inverse se produit néanmoins beaucoup plus souvent, je tiens à le préciser. »

Lee souriait presque, elle aussi. Il y avait quelque chose de touchant dans la vision de ces deux hommes qui s'aimaient comme des enfants. Elle tendit la main pour attraper la montre. Tenta de l'examiner dans la lumière des rayons de lune.

« Prenez-la comme un gage », lui demanda Trevor tandis qu'elle la tournait, la retournait, la retournait encore, pour vérifier qu'il n'essayait pas de l'arnaquer.

L'objet était ancien, aucun doute là-dessus. Précieux ? Cela serait plus difficile à affirmer. Les hommes comme eux aimaient briller. Parader dans des costumes voyants, s'accompagner de femmes qui se remarquaient, porter de l'or qui aveuglait leurs interlocuteurs à la moindre altercation avec le soleil. Mais tout n'était pas toujours réel.

« Demain je reviendrai avec l'argent et vous me rendrez ma montre. »

Tout n'était pas toujours vrai.

« Deal ? »

Lee resta silencieuse encore un instant. Puis recula d'un pas. Et ne lâcha qu'un seul mot :

« Partez.

— Non non non, j'ai besoin d'entendre de votre bouche que nous avons un accord. C'est comme ça que ça marche. On donne sa parole, sinon ça ne vaut rien.

— Ah oui ? Comme, par exemple, quand on promet de rembourser sa dette dès le lendemain et qu'on se pointe le moment venu sans un sou en poche ? »

Antoine leva les yeux au ciel. Trevor hochait la tête dans de légers mouvements mécaniques qui trahissaient son inquiétude. Sur ses traits, cependant, une apparente satisfaction avait conquis tout le terrain. Lee soupira, avant de se répéter :

« Partez, je vous dis. Tirez-vous d'ici avant que je ne change d'avis. »

Trevor jeta un ultime coup d'œil à sa montre, prise au piège de mains étrangères, et daigna enfin reculer. Sans lui tourner le dos, au début. Et puis en arrivant au niveau d'Antoine, il empoigna le bras de ce dernier sans ménagement, le força à se retourner avec lui, et l'entraîna d'un pas pressé loin de tout ce cirque.

« Comment tu as su ? », lui demanda son ami tout bas, peinant à tenir sa cadence. « Comment as-tu deviné qu'elle ne tirerait pas ?

— Sa jambe gauche s'est mise à trembler, lui répondit-il sur le même ton. Un truc discret, presque imperceptible, mais c'est grâce à ça que j'ai compris qu'elle était presque aussi terrifiée que toi.

— Bordel, Trevor ! Et si elle avait tout bêtement eu des fourmis dans les jambes ? Nos vies pour des fourmis, putain ! Trevor ! »

Ce dernier riait déjà, et son ami ne se fit pas beaucoup prier pour l'imiter. Il attendit simplement, pour cela, d'avoir dépassé le Mad Circus de deux ou trois pâtés de maisons.

Pendant ce temps-là, quelqu'un ouvrait enfin la porte pour venir jeter les poubelles. Lee improvisa. Sa robe avala son revolver, le coinçant quelque part entre sa cuisse et ses bas. La serveuse n'avait pas eu le temps de remettre en place le cran de sûreté.

Cette réalisation la condamna à un stoïcisme complet.

Ainsi immobile, de dos, elle ne pouvait deviner qui l'avait rejointe dans la ruelle. Elle entendit le couvercle de la poubelle se refermer bruyamment. Puis le silence. Alors, elle sut. À la force du regard qui pesait sur ses épaules, elle sut. Charles, bien sûr. Qui la jugeait sans mot dire, sans même savoir pourquoi. Des gouttes de sueur glissaient le long des joues de Lee. Celles qui n'avaient pas voulu couler face aux deux hommes, tout à l'heure – par vanité, fierté, excès d'instinct de survie –, mais qui ne pouvaient plus, à présent, lutter contre l'impitoyable gravité.

« Qu'est-ce que tu fabriques ici, Lee ? » Elle n'osa pas se déplacer du moindre millimètre. « Et pourquoi diable te tiens-tu comme un gosse qui vient d'être attrapé en train de dessiner sur les murs ? »

Lee ferma les yeux. À quoi bon tenter quoi que ce soit ? Il était inutile de jouer à ce genre de jeux avec Charles Washington. Elle perdrait, bien sûr.

Elle avait déjà perdu.

« Tu sais bien que je dessine très mal, répliqua-t-elle alors d'une voix douce, en se penchant sur le côté pour récupérer son arme. D'un petit clic, elle rendit cette dernière inoffensive. « Si j'étais un gosse, on me coincerait la main dans la boîte à gâteaux, ou en train de voler des bonbons. Ce genre de choses.

— Lee. »

Il fronçait les sourcils, ayant repéré le revolver et son manège avec. Elle passa devant lui en haussant les épaules, l'air de rien, et lui déposa un baiser sur la joue.

« Lee ! »

Mais elle s'était engouffrée dans la folie du speakeasy, déjà bien loin de ses réprimandes.

***

« Il paraît que t'as encore fait des tiennes, hier soir. »

Lee tenait son verre d'une main et de l'autre, guidée par son reflet, ajustait son trait de rouge à lèvres. Le son des cuivres emplissait les lieux, son pied battait distraitement la mesure. Le trompettiste, particulièrement en forme, ce soir-là, esquissait des pas de danse entre chaque note.

« Ah oui ? De qui as-tu obtenu cette information ?

— Il paraît que tu avais un flingue, insista Harry, assis au comptoir à côté d'elle. Et il paraît que tu le pointais sur un type. Encore. »

Lee pencha vers lui un visage illuminé d'un mystérieux sourire. Harry lui-même semblait davantage amusé qu'inquiet.

« Alors c'est la vérité. Peut-on savoir où et quand, exactement, tu t'es procuré une nouvelle arme ? Et moi qui pensais naïvement que je n'aurais plus à me soucier de ce problème depuis que je t'ai confisqué ton revolver.

— À ce stade, ce n'est même plus de la naïveté mais de la bêtise pure et dure. C'est aussi particulièrement offensant, de s'apercevoir que tu me connais si peu, après toutes ces années.

— Où et quand, Lee ?

— Une dame ne révèle pas ses secrets. »

Harry passa une main sur son visage pâle et Lee ravala sa fierté. Peut-être était-il davantage inquiet qu'amusé, finalement. Elle se perdit un instant dans le regard azur de son ami, glissa ses doigts dans ses cheveux châtains, finit par tirer doucement sur l'une de ses oreilles décollées dont il se plaignait tout le temps, et qu'elle aimait tant.

« Je fais attention, lui assura-t-elle à mi-voix, tu le sais bien. Je te l'ai promis, non ? Et puis il faut bien que quelqu'un s'occupe des finances du club. C'est Charles lui-même qui m'a demandé d'y jeter un œil. Tu as remarqué qu'il se trompe de plus en plus souvent dans ses calculs ? Que parfois il oublie de réclamer des notes ? »

Harry leva les yeux au ciel – bien qu'ils soient si loin sous terre et n'aient au-dessus de leur tête que le toit si sale et si beau du Mad Circus –, incapable de dissimuler qu'il ne croyait pas un mot de sa promesse, puis troqua son soudain sérieux contre son flegme habituel. Il promena une main sur sa cuisse, l'effleura du bout des doigts, grimpa centimètre après centimètre.

« Je ne le cache pas ici, murmura Lee en attrapant fermement son poignet.

« Qu'est-ce qui te fait t'imaginer que c'est ça, que je cherche ? lui répliqua-t-il sur le même ton.

Elle sauta de sa chaise et lui laissa son empreinte sur la joue.

« Chéri, on sait tous les deux que je ne suis pas ton type. »

Il pouffa et elle éclata de rire – ce rire si bruyant, si dissonant, si laid, et si contagieux qu'il avait dit une fois que c'était la plus belle chose au monde. Puis une main se posa de tout son poids sur l'épaule de Lee et la fit taire aussitôt. Elle se retourna vers Charles ; il arborait l'air sévère qui ne manquait jamais de la ramener sur terre.

« Vous deux, les mit-il en garde, il s'est passé quelque chose. »

Lee regagna sa chaise, attendant la suite. Elle vit la mâchoire de Harry se desserrer et lui enfonça son coude dans les côtes pour l'empêcher de vomir le commentaire sarcastique aux portes de ses lèvres, quel qu'il soit.

« Un homme a été retrouvé à trois rues d'ici il y a deux jours, expliqua le propriétaire du club. Inconscient. Pas encore mort, mais tout comme. Il a été transporté à l'hôpital et il ne s'est pas encore réveillé depuis. » Il les scruta du regard, l'un après l'autre, sondant si profondément leurs âmes que Lee croisa les bras sur sa poitrine dans un réflexe mécanique. « Je ne crois pas que ce pauvre homme rouvrira les yeux un jour.

— Pourquoi est-ce que tu nous dis ça à nous ? s'offusqua Harry. Pourquoi est-ce que tu nous fixes comme ça ?

— Parce que je vous connais, nom de Dieu. » Sa voix grave si caractéristique grondait presque. « Si l'un de vous a quoi que ce soit à voir avec ça, je préfère être prévenu. Vous avez dix secondes pour avouer. » Silence absolu. Sourires angéliques. « Ouais, c'est ça. J'espère bien que vous ne mentez pas. Depuis que je vous ai recueillis, tous les deux, vous jouez à "qui me causera le plus d'ennuis".

— Qui gagne ? » demanda Lee avec dans la voix une pointe de malice qui ne dérida pas les traits du vieux Charles.

— Toi,  dit-il en indiquant le jeune homme de son index, c'est de l'autre côté du comptoir, que tu es censé travailler. Et toi » – son doigt se braqua sur Lee – « un client te réclame table neuf. Tâche de bien te conduire. »

Elle tenta de découvrir qui, au juste, la sollicitait ainsi, mais ne récolta en échange de sa curiosité qu'une menace de plus. Tâche de bien te conduire, se répéta-t-elle inlassablement en s'éloignant du bar. Ridicule. Comme si les êtres sur lesquels elle soufflait ses tempêtes ne le méritaient pas à chaque fois. Comme si Charles digérait mieux qu'elle le manque de respect ou l'injustice sous prétexte que son estomac avait eu des années supplémentaires pour s'y habituer. Non. Bien sûr que non.

« Va au diable, Charles », grommela-t-elle sous cape.

Elle ne se conduirait bien, mon cher Charles, que si la situation l'exigeait. Ne sourirait pas sans raison. Ne s'abaisserait pas à la moindre révérence, à la moindre politesse, à la moindre concession, folle ou dérisoire, si les circonstances rendaient impossible de –

Elle pila.

Net.

Juste devant la table numéro neuf.

Décontenancée par le grotesque spectacle que ce client si spécial avait décidé de jouer pour elle, expressément pour elle. Bien incapable de savoir si elle devait se réjouir ou s'indigner... de sa présence au cirque.

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