Chapitre 2 : And we'll jive, jive, jive - 1/2

"We're no Victorians, we are part of a brand new age

We live victorious (oh honey I'm feeling great)

See the war's behind us (we don't want that shit)

So please don't remind us (oh honey I'm feeling rich)"

Chicago, Illinois, États-Unis, 1923

Il tomba, comme il vivait. Sans la moindre grâce. Le nombre astronomique de verres de whisky qu'il avait avalés au cours de la soirée ne l'aida pas à se relever avec davantage de dignité. Il tenta de poser une main à terre, mais ses paumes s'étaient ensanglantées en amortissant sa chute et refusaient à présent d'en faire plus. Il pivota en entendant le bruit de talons qui martelaient le goudron dans son dos. Si elle continuait à marcher d'un pas aussi lourd, se dit-il alors, elle finirait par le fissurer tout entier, et retourner d'où elle venait.

En enfer.

« Très bien, maintenant que nous sommes tranquilles, parlons sérieusement. »

Relevant le menton, il ne cessa de fixer les bras de son assaillante. Se demanda sans trouver de réponse si elle l'avait réellement soulevé et traîné d'un bout à l'autre du bar toute seule, n'ayant que faire de son poids. Ou de celui des regards des autres clients. N'étaient-ils pas après tout habitués à toutes sortes de folies ? Au Mad Circus, l'irraisonnable était chose commune. On y venait pour ça. En sortir sans avoir assisté à un drame, c'était rater sa soirée.

Non. Antoine baissa de nouveau la tête pour souffler sur ses mains. Il les essuya sur son costume en soie, trop ivre pour se rendre compte derechef que ça le ruinerait à tout jamais.

Non, elle ne pouvait l'avoir porté à bout de bras toute seule. Il ne s'en souvenait pas, mais elle avait forcément été aidée. Il y avait eu... un autre serveur. Oui, voilà, un autre serveur. Ou un cuisinier ? Un homme noir avec une toque et un tablier et un sourire contagieux et une voix extraordinaire qui manquait de se briser à chaque mot comme les vagues sur une falaise. Et une cravate de serveur. Non, les cuisiniers ne portaient pas de cravate. Cela n'avait pas de sens, l'avait-il imaginé ? Peu importait. Peu importait que des faucons aient pulvérisé le plafond pour le saisir par leurs griffes, ou que le diable en personne se soit déplacé pour prêter main-forte à cet être qui venait du même monde. Tout ce qui importait, c'était qu'il n'avait pas été transformé en serpillère par une femme qu'il dépassait de trente centimètres.

Un coup de pied dans la cheville le contraignit à lever la tête vers elle, et à avorter son raisonnement par la même occasion.

Une légère douleur osseuse le poussa à dessaouler plus vite que prévu. Ça, et le petit déclic caractéristique d'un cran de sûreté qui retrouve sa liberté. Lorsqu'il posa de nouveau les yeux sur cette serveuse infernale qu'il haïssait davantage de seconde en seconde, elle pointait à deux mains un revolver sur son front. La pleine lune se reflétait sur l'acier et pendant de longues minutes – ou ce qui lui sembla, à lui, durer de longues minutes – ce fut tout ce qu'il vit. Les rayons de lumière qui ricochaient sur l'arme à feu.

« Il est temps de régler ton ardoise, Antoine.

— Mon quoi ?

— Ne joue pas à ça avec moi. La dernière fois que nous nous sommes vus, tu as promis que tu paierais ton dû à ton prochain passage par ici. Nous y voilà, champion. Par ici la monnaie.

— Le problème, vois-tu, commença-t-il, incertain de la stratégie à adopter, c'est que... »

Les yeux de la jeune femme lancèrent des éclairs capables d'éblouir un aveugle. Il n'existait pas de bonne stratégie à adopter, pas de bonne réponse. Il n'avait pas l'argent. Et puisqu'il n'avait pas l'argent, il mourrait comme un chien, abattu d'une balle dans le crâne, derrière le Mad Circus. Sa dépouille serait abandonnée entre deux poubelles et lorsqu'on la ramènerait à sa famille, sa mère ne reconnaîtrait pas son enfant unique. Ou, pire, son cadavre serait jeté dans le Michigan, lesté d'un bloc de béton ; jamais retrouvé.

« Je savais bien que tu avais besoin de moi », lança une voix masculine derrière Antoine, qui sursauta.

Ni lui, ni celle qui le menaçait d'un petit calibre, n'avaient entendu venir qui que ce soit.

« Appelez ça un sixième sens ou un message divin selon vos croyances respectives, peu importe, je sentais que tu avais des ennuis. Je l'ai senti depuis mon plumard où je me reposais tranquillement. Il faut toujours que tu m'empoisonnes l'existence, tête de nœud. »

Les pas se rapprochaient d'eux. L'espace d'une fraction de seconde, la serveuse avait baissé son arme, prise au dépourvu, mais au grand dam de l'homme à terre, le pistolet avait retrouvé sa position initiale aussi vite qu'il ne l'avait perdue.

« Allez-vous-en, ordonna-t-elle à celui qui les rejoignait. C'est une affaire privée.

— Mais comme vous l'avez compris, je connais cet homme.

— Et j'en suis sincèrement désolée pour vous. Cependant, à moins que vous n'ayez six cents dollars sur vous, et à moins que vous n'accordiez assez de confiance à cette espèce de... cette espèce de déchet humain sans parole ni honneur, pour lui avancer cette somme tout en sachant qu'il ne vous remboursera probablement pas dans cette vie, je vais devoir vous demander de vous en aller avant que les choses ne dégénèrent. Ne le prenez pas mal, mais vous me faites l'effet d'être un homme qui ne supporte pas la vue du sang. »

L'inconnu se trouvait assez près d'elle pour qu'elle distingue ses traits, à présent. La barbe naissante sur son menton. La mèche de cheveux presque blonds qui se dressait en épi sur sa tête. Et surtout, le sourire narquois qui rehaussait sa pommette gauche et prouvait qu'il ne prenait rien de tout cela réellement au sérieux.

« Six cents dollars ? Tu as picolé pour six cents dollars en une soirée ?  se moqua-t-il, faisant mine de ne pas comprendre. Ma parole, il va falloir qu'on te fasse entrer dans l'une de ces cliniques qui t'injectent des hallucinogènes létaux dès que tu songes à t'enfiler un verre. » Constatant que personne ne riait, il se reprit : « Bon, dis à la dame que tu lui apporteras son argent dès demain.

— Promesse déjà faite, et déjà brisée. Nous avons dépassé ce stade, voyez-vous. Vous êtes en retard.

— Je vois. D'où le flingue.

— D'où le flingue.

— Combien as-tu sur toi ? maugréa Antoine.

— Précisément ? Deux dollars cinquante.

— Tu te fiches de moi ?

— J'ai une gueule de bohémienne ? J'ai pressenti que tu avais un problème, mon petit, c'est déjà beaucoup. Comment voulais-tu que je devine aussi que je devais me trimballer les économies de ma grand-mère dans la poche ? »

Devenu blême, le visage d'Antoine contrastait avec celui, toujours aussi amusé, de son acolyte. Lee les contemplait la mine sévère. Leurs échanges paraissaient presque chorégraphiés. Naturels. Automatiques. Comme un ballet répété depuis l'origine du monde.

« Très bien, voilà ce que nous allons faire – » commença l'inconnu.

S'il avait su à qui il avait affaire, il aurait su ceci : mieux valait ne jamais lui adresser le moindre commandement. Son esprit était allergique aux ordres, son corps tout entier se rebellait sous la contrainte ; aussi futile soit-elle. Si bien que ses épaules se contractèrent à la seconde où ces mots répugnants furent crachés sur le pavé. Un frisson parcourut sa colonne vertébrale.

« Ce que nous allons faire, répéta-t-elle les dents serrées, c'est régler cette ardoise une bonne fois pour toutes. Je sais me servir de ce machin.

— Trevor, l'interpela Antoine. Elle ne rigole pas.

— Détends-toi, mon chou. Les gens qui savent se servir de ce machin l'appellent rarement un machin. »

Les bras de Lee pivotèrent d'un mouvement vif sur sa gauche. La balle se logea dans une poubelle, à quelques centimètres à peine de l'homme à terre. Deux paires d'yeux la fixèrent avec intensité. Dans l'une d'elles se lisait de la peur. Et beaucoup de haine. Dans l'autre émergeait une pointe de respect.

« Très bien, concéda Trevor. Aucun doute. Elle sait se servir de ce machin. »

Il marqua un temps d'arrêt. Un bref, très bref temps d'arrêt, car il vit se crisper les doigts de la jeune femme et que l'envie de rire, à présent, lui était presque passée. Presque.

« Mademoiselle. Mademoiselle ... ?

— Pas vos oignons.

— Mademoiselle Pasvosoignons, O.K. Il va vite falloir se marier pour ne plus avoir à porter un nom pareil, hein. Très bien, très bien, j'arrête. De grâce, ne pointez pas votre arme sur moi comme ça, je préférais quand elle visait l'autre idiot ici présent, gisant par terre. Tu as l'intention de te lever, d'ailleurs, à un moment donné ? Vas-tu seulement réussir à marcher jusqu'à chez toi ? Ne me dis pas que je vais encore devoir te porter.

— Sors-moi déjà d'affaire, tu veux ? Je doute avoir besoin d'une escorte pour rejoindre l'au-delà. »

Il se releva néanmoins, en titubant un peu. À peine. Ses esprits presque entièrement retrouvés, il pensa que si l'un d'eux se jetait sur elle, là, tout de suite, sans réfléchir, sans prévenir, ils en réchapperaient peut-être avec tout juste quelques égratignures. Un bras éraflé par une balle tirée en désespoir de cause, voilà tout. Si elle visait bien, elle en toucherait un et l'autre aurait le temps de courir. Un sur deux, c'était presque un marché acceptable. Elle prendrait peur, avec un mourant dans les pattes. Oui, assurément. Elle n'insisterait pas davantage, après ça. Trop sonore, trop de tapage, trop risqué pour une femme comme elle. Elle laisserait pourrir le plus malchanceux des deux derrière le bar, et puis elle se volatiliserait. Ce qui offrirait à l'autre du temps pour aller chercher des secours. Le premier hôpital se trouvait à deux kilomètres. En combien de temps un homme parcourait-il une telle distance, à pied, poussé par la peur de voir son meilleur ami quitter ce monde ? En combien de temps un homme se vidait-il de son sang ?

Il jeta un œil à Trevor et n'eut pas besoin de s'y reprendre à deux fois pour comprendre que le même raisonnement avait fait le chemin jusque dans sa tête. Ils se connaissaient depuis tellement longtemps, maintenant, que les rouages de leurs cerveaux semblaient reliés par des câbles invisibles. Parfois il lui semblait même qu'ils n'avaient plus vraiment besoin de se parler. Qu'ils ne s'y pliaient que par une vieille habitude datant d'une époque révolue, lointaine, presque irréelle, à présent, où ils avaient encore des secrets l'un pour l'autre. Parfois il se demandait s'ils n'étaient pas deux enveloppes corporelles, qui un jour s'étaient partagé une seule âme. Un mouvement du menton agita Trevor.

Il n'était pas d'accord.

Ne voulait rien risquer.

Il lorgna la porte qui menait à l'arrière-salle du club, puis pivota sur ses talons pour guetter la moindre présence, au loin, qui pourrait faire cesser cette mise à mort improvisée.

« Je n'ai pas toute la nuit », les prévint Lee.

Des fourmillements s'étaient emparés des muscles de ses bras. D'un moment à l'autre le vieux Charles pourrait débarquer dans la ruelle pour sortir ses poubelles. Elle entendait déjà la pluie de jurons sous laquelle il la noierait, s'il la découvrait ainsi. Lui qui ne supportait pas qu'elle s'attire autant d'ennuis en permanence. Qui n'était jamais d'accord avec sa façon de régler les problèmes. S'il jaillissait du club, il lui arracherait l'arme des mains comme si elle n'était qu'une enfant, son enfant, comme si ce n'était qu'un jouet un peu trop bruyant qu'elle avait subtilisé sans permission, et il renverrait ces messieurs chez eux. Probablement avec des excuses et un sourire qui lui donneraient envie de vomir à même le trottoir. Et tant pis pour les six cents dollars.

Mais Antoine avait promis.

Il avait regardé Lee les yeux dans les yeux, la veille, et lui avait promis qu'il cesserait de les escroquer.

« Ça tombe bien, nous non plus, renchérit Trevor, et pour la première fois depuis qu'il avait surgi de la nuit noire, une once d'agacement se fit entendre au fin fond de sa voix. Écoutez, tout ceci est ridicule. C'est nous qui fournissons le Circus. Comme la moitié des speakeasys de cette ville, d'ailleurs. Vous ne me croyez pas, je le vois à votre regard. Mais demandez à votre patron. Toutes les bouteilles que vous servez transitent d'abord par nous.

— Je me fiche pas mal que vous soyez le neveu du cousin de notre bon vieux président Wilson, ou que vous couchiez avec la femme du propriétaire du Mad les soirs de pleine lune. » Charles, en vérité, n'était pas marié, mais peu importait au vu des circonstances. « Rien de tout ça ne vous donnerait le droit de consommer à l'œil. Allez. Maintenant on arrête de jouer. Filez les sous à maman, les enfants, ou je jure que je vous fais exploser la cervelle.

— À vrai dire, si tu pouvais éviter le visage, chérie..., objecta Antoine, avant de se retourner vers son ami qui levait les yeux au ciel. Quoi ?

— Je n'ai rien dit.

— Ça m'a coûté une blinde, de faire refaire mes dents.

— Je sais. Mais je n'ai rien dit.

— Tu n'as peut-être rien dit, mais je l'entends tout de même. Ça me ferait sacrément suer d'avoir une sale gueule dans mon corbillard, après avoir dépensé autant pour... »

Il fut contraint de se taire en voyant le bras de Lee descendre tout doucement tandis qu'au fur et à mesure, un sourire de plus en plus large se dessinait sur ses lèvres pulpeuses, colorées du baiser de Cupidon. L'arme de la jeune femme, à présent, visait des attributs qu'il souhaitait préserver tout autant. Si ce n'est plus. Trevor s'approcha d'elle sans préambule. Sans violence non plus. Sans réfléchir, auraient dit les fantômes témoins de la scène. Mais cela aurait été mal connaître Trevor O'Sullivan. Son esprit était une machine qui ne s'arrêtait jamais de tourner. C'était sa plus grande force, et de son propre aveu, par moments, sa plus grande faiblesse. Il n'esquissait jamais un mouvement sans réfléchir. Le moindre geste, avant d'être transposé dans la réalité, avait d'abord été répété, corrigé, effacé, recréé dix fois, cent fois, mille fois si nécessaire. Dans l'ombre de chaque décision, une infinité de scénarios fabriqués à l'abri des regards et avec le plus grand soin, sous la toiture de son crâne. Et rien, ou presque, n'était jamais laissé au hasard.

Il s'approcha de Lee sans préambule, sans violence, sans fièvre, mais sans craindre une seule seconde pour sa vie.

Surprise, elle le fusilla de ses gigantesques yeux noirs tout en conservant sa cible initiale. Lorsqu'ils ne furent plus séparés que de quelques centimètres, elle pivota et braqua son arme sur lui. Le revolver se colla contre son front. Pile entre les deux sourcils.

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