Chapitre 17 : I love you more than you think - 3/3 {Lee}

***

Le lendemain, Charles vint trouver Lee au beau milieu de sa sieste pour l'informer que le voyage à La Nouvelle-Orléans était de nouveau d'actualité. Ils partiraient dans trois jours.

« Comment est-ce possible ? marmonna-t-elle d'une voix encore pâteuse.

— Madame Kelly, du bout de la rue, s'est proposé de recueillir un petit ou deux chez elle. Tu viens donc avec moi comme prévu, mais on ne ramènera personne à la maison, cette fois.

— J'espère que tu as prévenu Billy et Jacinda. Ils seront plus heureux que le matin de Noël. »

Elle-même se réjouit en silence à l'idée de ne pas se voir affublée d'un enfant supplémentaire dans ses jupes. À l'étage, juste au-dessus de leurs têtes, le bébé de Vanessa choisit ce moment précis pour ouvrir ses vannes à chagrin et Lee ne put s'empêcher de lever les yeux au ciel. Comment cet être minuscule pouvait-il donc se plaindre en permanence ? Il n'avait encore rien connu. Ni souffrance, ni désillusion, ni même la moindre déception.

« J'ai été soulagée, à sa mort, laissa-t-elle échapper en se redressant, devant un Charles confus qui fronçait les sourcils. Michael, mon fiancé. Quand on m'a appris qu'il ne reviendrait pas du front, j'ai été soulagée avant d'être triste. En fait, je crois... Je crois que je n'ai même pas été triste. Te rends-tu compte ? Je m'étais engagée à l'épouser alors que de toute évidence je ne l'aimais pas, pas vraiment. Et Vanessa a raison, je n'aurais pas pu devenir mère, pas aussi vite, peut-être même jamais. Est-ce que ça fait de moi quelqu'un d'horrible ?

— Quelle partie ?

— Charles, je suis sérieuse.

— Lee, commença-t-il en s'asseyant sur le sofa à côté d'elle, tu avais dix-sept ans et tu portais encore le deuil de ta mère. Tu as accepté la demande du premier venu parce que tu avais désespérément besoin d'un foyer, et parce que tu n'avais pas encore compris que tu en avais un juste ici. Michael était poli, et à peu près capable, et oui, tu aurais dû verser des larmes pour lui comme pour chacun de nos fils morts en héros de l'autre côté de l'Atlantique. Mais il était ennuyeux à se faire sauter la cervelle – paix à son âme –, évidemment que tu ne l'aimais pas. »

Un sourire se dessina sur ses lèvres, mais comme il peinait à gagner celles de Lee, Charles la secoua doucement en entrechoquant leurs épaules.

« S'il était revenu du front en un seul morceau et que pour une de ces raisons insensées dont tu as le secret, tu t'étais entêtée, je t'aurais convaincue de ne pas l'épouser. Je t'aurais rappelé que tu avais désormais une famille juste là, sous ce toit. »

Lee posa sa tête sur son épaule et se laissa bercer un moment. Méditant ses mots.

« Les deux premières années, je redoutais tout le temps d'être mise à la porte. Je ne mangeais presque rien, tu te souviens ? Je craignais que tu regrettes de m'avoir prise sous ton aile, je ne voulais pas que tu me voies comme une charge supplémentaire, tu comprends ? J'étais la dernière arrivée, j'aurais été la première à partir.

— Je n'ai jamais viré personne de chez moi sans un motif valable, Lee. Le genre de motifs qui te feraient réfléchir à deux fois avant de te demander si toi, tu es quelqu'un d'horrible. Et ça n'est arrivé qu'à deux occasions. »

Deux histoires sordides que Charles ne souhaitait jamais évoquer.

« Je sais. Aujourd'hui, je le sais. Mais à l'époque tout ce que je me disais, c'était que je n'avais plus un sou en poche et nulle part où aller. Harry a compris ce que je faisais et tous les soirs, il m'apportait la moitié de son repas. » Elle se redressa, essuyant une larme solitaire égarée sur sa joue. « Charles, promets-moi qu'on ne partira pas pour Orléans avant qu'Harry ne soit rentré à la maison. »

S'il rentrait un jour ; rien ne semblait si sûr.

Cela faisait deux jours que personne ne l'avait aperçu nulle part.

Et Charles, soudain bien stoïque, n'osa pas lui répondre.

***

Lee écrivit comme une forcenée, nuit et jour, en prévision de son voyage. Le Double Dealer – journal littéraire local de La Nouvelle-Orléans – croulerait sous des piles et des piles de ses poèmes, tant et si bien que s'ils tenaient à revoir un jour le soleil, ils n'auraient pas d'autre choix que de jeter un œil à ses textes.

Vanessa se pencha un matin par-dessus son épaule et lui fit remarquer que ses nouveaux carnets empestaient la mélancolie.

« Je t'ai connue plus drôle, ajouta-t-elle, jamais aucun journal n'acceptera de publier des rimes aussi tristes.

— Je ne rédige pas en rimes, Vanessa. Je crois que tu ignores le sens de ce mot, et on t'a déjà dit et répété que lorsque tu n'étais pas sûre, il valait mieux en choisir un autre.

— Tu sais ce que tu devrais faire ? Tu devrais écrire à une table du Mad. Là-bas nous sommes tous une version un peu plus piquante de nous-mêmes, pas vrai ? Sûr que ce que tu y inventerais serait de meilleure qualité. »

Agacée, Lee la pria de débarrasser le plancher avec ses conseil inutiles-presque-idiots, non sollicités de surcroît, et comme cela ne suffit pas, prétexta avoir entendu Charles l'appeler, en bas. Pourtant dès le soir même, elle emporta son cahier au speakeasy et profita de quelques moments de répit pour y noter ses idées. Vanessa avait souvent raison, trop souvent ; Lee ne le lui disait pas assez.

« Tu devrais venir avec nous, proposa-t-elle ce soir-là à Trevor, qui sirotait son whisky en compagnie d'Antoine.

— À La Nouvelle-Orléans ?

— Oui, pourquoi pas ? J'aimerais que tu voies la ville où j'ai grandi.

— Quelle excellente idée, intervint Antoine en lui tapant dans l'épaule. C'est un endroit sensationnel, tu vas adorer. Tiens, si je pouvais, je vous accompagnerais aussi.

— Il faudrait me passer sur le corps.

— Toujours aussi aimable, Mademoiselle Leroux. Oh, et tu sais ce qui serait bien ? renchérit-il en se tournant vers son ami. Que tu en profites pour me ramener quelques-uns de ces grigris locaux que l'on trouve par là-bas. Ces babioles ridicules commencent à bien se vendre, dans le coin, et je suis sûr que je pourrai les facturer à un prix plus élevé si je peux certifier qu'elles proviennent d'Orléans.

— C'est complètement abject, commenta Lee, et irrespectueux qui plus est. »

Antoine haussa les épaules.

« Je cherche à diversifier mes activités.

— La contrebande d'alcool ne vous suffit donc plus ?

— Voyons, la suffisance est une idée chimérique, ma chère. Il n'est pas humain de se satisfaire de quoi que ce soit avant d'avoir au moins un pied dans la tombe. Tant que ça bat, par ici, dit-il en cognant du poing contre sa poitrine, il nous en faut toujours plus.

— Trevor, je déteste cet homme. » L'intéressé leva son verre comme pour trinquer à ce constat. « Non, vraiment. Toute plaisanterie mise de côté, je le hais.

— Bien sûr, tout le monde le hait. Je suis le seul sur cette planète à être capable de l'aimer. C'est son côté français, tu sais, il agace tout le monde. La légende raconte que de l'autre côté de l'océan, c'est son côté américain qui insupporte. Le pauvre homme est condamné à souffrir, c'est à se demander comment il est encore en vie.

— Le pauvre homme est là, juste à côté de vous, et il vous entend, bande d'idiots. Et il vous salue. Et il vous –

— Souhaite une belle nuit ? conclut Lee à sa place pour le contraindre à ravaler son insulte, un sourire innocent sur ses lèvres grenat.

— Tout à fait. Il vous souhaite une belle nuit. Quant à toi, mon chéri, lança-t-il à l'intention de Trevor, accepte sa proposition. Sérieusement. Pars à La Nouvelle-Orléans avec eux. Tu sais que je n'offre que de bons conseils.

— J'ai en tête une liste si longue de contre-exemples qu'il me faudrait deux jours pour en arriver à bout. »

Antoine se contenta d'un rictus satisfait avant de les quitter. Néanmoins, cinq minutes plus tard, Trevor fit part à Lee de son envie de la suivre dans le Sud. Là-bas ou n'importe où, tant qu'elle choisirait la destination.

« Quand partez-vous ?

— Demain », lui répondit-elle tout en jetant un œil au bar, derrière lequel Joseph préparait les cocktails.

Lee avait insisté pour repousser au maximum le moment du départ. Mais cela faisait cinq jours, qu'ils patientaient, et Harry n'était toujours pas rentré. Charles ne souhaitait pas attendre davantage.

« Demain soir. Sois prêt, d'accord ? Et n'emporte avec toi que le strict nécessaire. »

Il se pencha vers elle pour lui voler un baiser, et ils ne retrouvèrent le sens des réalités que lorsqu'un client trop éméché chancela au milieu de la piste de danse. Trevor fut le premier à se lever pour lui porter secours, et en l'observant transporter cet homme à l'écart de la foule, en le voyant l'aider comme si leur survie à tous les deux en dépendaient, Lee ne put s'empêcher de sourire.

Tout en constatant que son mauvais pressentiment, enfin, avait été réduit à l'état de cendres.

***

Son service s'était terminé une heure auparavant. Le cirque était désert. Lee attrapa le balai et un chiffon dans la réserve. Ne lui restait plus qu'à nettoyer la salle, et elle pourrait partir à son tour. Des bruits de pas lui parvinrent soudain depuis le cœur du club, et lorsqu'elle alla voir ce qu'il s'y tramait elle découvrit Harry qui, tout en titubant, se frayait un chemin jusqu'au bar. Il attrapa une bouteille et se remplit un verre qui de toute évidence, n'était pas son premier de la soirée. Puis il s'assit de l'autre côté du comptoir, et ce faisant, faillit bien dégringoler de son tabouret.

Lee s'autorisa quelques secondes pour prendre une profonde inspiration. Calmer la tempête. Sécher les larmes de soulagement qui perlaient au bout de ses cils. Quand elle se dirigea ensuite vers son ami, aucune trace d'émotion n'était plus visible sur son visage. Jusqu'à ce qu'elle ne croise le regard de Harry. Ses yeux humides, son sourire illusoire. Il sursauta en l'entendant arriver, retrouva une certaine forme de calme au fur et à mesure qu'elle s'approchait de lui.

« Tu te joins à moi ? », l'interrogea-t-il en soulevant la bouteille d'une main tremblante.

Lee refusa d'un signe de tête, cherchant ses mots en vain. Elle ne posait jamais de questions à Harry. Il y avait entre eux un accord tacite, jamais brisé. S'étaient-ils disputés ? L'avait-on quitté ? Elle n'osa pas demander. Comprit néanmoins à quel point cela était grave, et définitif, à quel point le chagrin était immense et à quel point l'homme en face d'elle n'était plus tout à fait entier.

« On pourrait se marier », proposa-t-il soudain à Lee, et il semblait presque sérieux. Il s'accrochait à elle comme à son dernier espoir avant la chute, sur le rebord d'une falaise. « Après avoir joué aux faux fiancés toutes ces années, on pourrait se fiancer pour de vrai. On pourrait s'installer dans l'Iowa – c'est légal, là-bas, tu sais, c'est légal depuis très longtemps, personne ne nous jugerait – et on pourrait se marier, et on vivrait heureux jusqu'à la fin des temps. Je trouverais n'importe quel travail, et toi tu écrirais, et puis on n'aurait qu'à raconter que nous ne pouvons pas avoir d'enfants. Et ainsi personne n'abandonnerait plus qui que ce soit. »

Jamais n'avait-il été si sérieux.

« Qu'est-ce que t'en dis ? On pourrait se marier.

— Harry, articula-t-elle doucement, je ne peux pas t'épouser, et au fond de toi tu le sais. Ni toi ni moi ne serions parfaitement heureux, ce serait un naufrage.

— Pourquoi serait-ce un naufrage ? Je t'aime, et je sais que toi aussi, tu m'aimes, pourquoi cela ne suffirait-il pas ? Et... »

Il s'arrêta soudain et Lee vit l'horreur, peu à peu, se propager dans ses yeux couleur océan. Et les vagues se soulever, se soulever, se soulever, pour tout emporter.

« Tu ne peux pas m'épouser, conclut-il lentement, les syllabes alourdies par le poids de la vérité, parce que tu es amoureuse de Trevor O'Sullivan.

— Ne dis pas de sottises, je le connais à peine. »

Harry ne réagit pas à ses protestations. Se contenta de rire jaune. De détourner d'elle son regard bouffi de désespoir.

« Vous pourriez vous installer dans l'Iowa, railla-t-il avant de porter le goulot de la bouteille à sa bouche.

— Harry, peu importe ce qu'il s'est passé, je te promets que cela va s'arranger. »

Il acquiesça de gestes fébriles du menton, mais ne sembla pas la croire une seule seconde. Assis face à son verre, il ne posait même plus les yeux sur elle. Alors sa propre vision cauchemardesque se dessina devant elle et lorsque les mots lui donnèrent vie, ils tremblaient eux aussi :

« Tu partais, n'est-ce pas ? Tu n'étais pas censé revenir. » Il ne répondit pas. « Et Charles savait. »

Là encore, elle n'obtint pas de réponse. Elle se tint là un instant, immobile. Impuissante. Effrayée à en avoir honte. Puis elle franchit les quelques centimètres qui les séparaient, entoura de ses deux bras les épaules de cet homme qui fuyait son regard, et ramena doucement sa tête contre sa poitrine. Les larmes de Harry coulèrent contre sa peau, et elle serra plus fort encore. Si elle avait pu plonger ses mains dans son âme, à ce moment-là, elle l'aurait fait. Elle aurait attrapé sa souffrance pour lui tordre le cou. Elle l'aurait faite sienne, si nécessaire. Oui, elle l'aurait faite sienne.

Pour ne plus jamais, jamais, le voir s'effondrer ainsi.


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