Chapitre 15 : I don't trust nobody - 2/3 {Bennett}
Ted était debout près de la fenêtre, de dos, les mains dans les poches. Il semblait avoir été placé là en éclaireur, pour guetter l'arrivée du danger terrifiant qui les menaçait tous. Alyssa était assise en tailleur sur le tapis. Elle jouait avec... un chaton ? D'où sortait ce chaton ? Bennett réprima le besoin soudain et furieux de les rejoindre, elle et cette minuscule boule de poils. Il n'était pas l'heure de s'amuser. Comment pourrait-elle s'amuser, alors que Danny se trouvait là lui aussi, lui qui n'était jamais invité, pas de la sorte, pas avec Joan dans les parages ? Elle ne rêvait pas, pourtant. Il était là. Installé dans le fauteuil préféré de son demi-frère, une jambe négligemment pliée sur l'autre et une cigarette éteinte dans une main, qu'il tournait et retournait comme un bâton de majorette. Ted lui avait probablement interdit de la fumer. Non. Ted le lui avait demandé, Joan le lui avait interdit.
Bennett croisa le regard de son oncle. Il arborait une mine désolée. Déconfite. Déçue.
Était-il déçu d'elle ?
Et son père qui refusait de lui faire face...
« Assieds-toi, Bennett », la somma Joan.
Joey aussi était là. Phare de sa nuit. Attablé devant ses devoirs comme si ce n'était qu'un après-midi ordinaire. Ce n'était pas un après-midi ordinaire. C'était un conseil de famille. Bennett se dirigea vers sa sœur et son chaton et se sentit aussitôt retenue en arrière par les épaules.
« Non, non, assieds-toi ici. »
Joan avait tiré une chaise en bois de la table et l'avait disposée au centre de la pièce.
« Tu vas me ligoter ? se moqua la fillette.
— Ton père s'oppose régulièrement à cette idée mais j'ai bon espoir de le convaincre à l'usure. »
Ted, enfin, se retourna. Il émanait de lui une telle fureur que Bennett en perdit aussitôt son envie de rire. Elle aurait voulu qu'il continue de scruter l'horizon, aurait aimé qu'il empêche le danger d'entrer. Il lui sembla alors qu'il était trop tard : le danger ne s'était pas contenté de franchir les murs de leur maison, il s'était glissé sous sa peau. Cela lui rappela une vieille série télévisée que regardait sa mère avec Alyssa quand elle était encore petite. Derrière l'écran, le mal absolu pouvait s'immiscer dans la bouche, les yeux, les narines de qui avait le malheur de se trouver dans la même pièce. Il était sombre comme du charbon et se déplaçait à une vitesse fulgurante. Il était impossible à stopper. Et une fois à l'intérieur il se fixait, gluant, épais, sur l'âme de sa victime ; s'emparait de tout son être, prenait les commandes.
Voilà ce qui avait dû arriver à Théodore Bennett.
Il avait eu la malchance d'être là, au mauvais endroit et au mauvais moment, quand quelqu'un avait lâché le mal à ses trousses. Le pauvre n'avait même pas dû se rendre compte de ce qui lui arrivait.
Bennett chercha Joey du regard. D'un mouvement de tête presque imperceptible, il lui disait non.
« Je vais te demander de m'expliquer quelque chose, commença Ted, et je te préviens, il va falloir que tu choisisses tes mots avec une précision chirurgicale, parce que je vais décrypter le sens de chacun d'entre eux, même les plus insignifiants, dans l'espoir de comprendre. »
Sa voix n'avait pas changé. Peut-être son âme était-elle encore intacte, peut-être pouvait-il encore être délivré. Peut-être que si elle se levait et l'entourait dans ses bras, le mal l'abandonnerait pour la choisir, elle, à sa place. Elle se sacrifierait volontiers pour ôter du visage de cet homme cet air si dévasté, si hagard, qu'elle n'avait vu qu'une fois dans sa vie et ne voulait plus jamais revoir. Elle accueillerait le diable en son cœur et le laisserait abîmer ce qu'il y trouverait. Du moment qu'il promettait en échange d'épargner son père.
« Que s'est-il passé, hier ? »
Vaste question. Beaucoup trop vaste. La fillette ouvrit la bouche sans parvenir à se décider. Danny intercepta son désarroi et tenta de la rattraper au beau milieu de la chute.
« Ce que ton père aimerait savoir... »
Il s'interrompit parce que Ted s'était avancé jusqu'à lui. Avait posé sur l'épaule de son demi-frère une main qui fit mine de le malaxer gentiment, tenta au passage d'y froisser quelques muscles.
« Tu as raison, Danny, tu as raison. Soyons un peu plus précis. » Ted avait haussé le ton. « Ce que son père aimerait savoir, c'est pourquoi tu t'es jetée sans réfléchir dans un immeuble en feu. »
Beaucoup moins vaste. Toujours aussi délicat.
Une voix, dans sa tête, lui criait de ne surtout pas répondre, de ne pas même essayer de se justifier, d'invoquer le cinquième amendement, c'est tout, juste le cinquième amendement, avant de se taire jusqu'à la prochaine pluie de météorites. Bennett secoua la tête. Était-ce la voix... de Joey ?
« Une explication serait la bienvenue, Bethany. »
Elle se crispa à l'entente de ces trois syllabes, mais s'abstint de tout commentaire. Le cinquième amendement. S'en tenir au cinquième amendement. Ce n'était pas la voix de Joey, mais elle lui ressemblait beaucoup. Le chaton échappa à la vigilance d'Alyssa – peut-être l'avait-elle laissé s'échapper exprès – et Joan soupira en voyant Bennett se lever pour aller le chercher. Celle-ci attrapa la minuscule créature au poil gris et la serra contre sa poitrine. Elle miaula, mais ne se débattit pas. Bennett la caressa par réflexe et Danny, sur sa gauche, se racla la gorge pour la ramener parmi eux.
« Redonne cette pauvre bête à ta sœur, lui ordonna Joan. Et avant que tu ne te fasses des idées, sache que je lui ai déjà dit que nous ne garderions pas cet animal sous ce toit. Un, c'est déjà beaucoup d'entretien.
— Oh, Joan, je t'en prie, ne sois pas si dure avec toi-même, railla Danny. Tu fais ta toilette toute seule, c'est déjà ça. »
Bennett enfouit son visage dans la douce fourrure du petit chat pour étouffer son rire et oublier les injures. Puis elle s'approcha d'Alyssa et déposa sur ses genoux celui qu'elle avait déjà baptisé mentalement Moriarty.
« Surtout ne mens pas, lui glissa sa sœur à mi-voix au moment où elles ne furent plus séparées que de quelques centimètres. Crois-moi, ça ne fera qu'empirer les choses. »
Bennett se releva et alla se placer en face de son père. Elle ferma les paupières tel un condamné à mort autorisé à prononcer une dernière phrase avant de partir en voyage.
« Je voulais aider. »
Son aveu fit régner dans le salon un silence de plomb, diffusa dans l'atmosphère un parfum délétère. Bennett s'interdit d'en dire plus. Elle ne changea pas de position, ne rouvrit pas les yeux, ne s'autorisa pas le moindre tremblement, la moindre hésitation, le moindre revirement, se contenta de rester plantée là, comme hors du temps et de l'espace. En fuite, en paix. Jusqu'au verdict, jusqu'au lâché du couperet de la sentence, jusqu'à la mort.
« Tu vois ? lança la voix rocailleuse de Danny. Elle voulait aider. Ta fille est une espèce de sainte. On se demanderait presque pourquoi elle se fait sermonner de la sorte.
— Boucle-la, Danny.
— C'est inadmissible, commenta Joan. On ne se jette pas comme ça dans un incendie. Les petites bêtises passent encore, mais ça ? Non mais vous l'entendez ? Elle aurait pu y laisser sa vie ! Elle aurait pu perturber le travail des pompiers ! »
Il était difficile de deviner laquelle de ces deux éventualités lui paraissait la plus affreuse.
« Théodore, il est temps de sévir. Elle a dépassé les bornes, elle a –
– De sévir ? » Encore la voix de Danny. « Ted, de quoi est-ce qu'elle parle ? Envoie-la au lit sans dessert, et basta ! Ta fille a fait preuve d'altruisme, elle mériterait une putain de médaille, si tu veux mon –
— Surveille ton langage !
— Peu importe, vous devriez la féliciter ! O.K, c'était dangereux, oui, c'est vrai, et vous avez raison de la prendre entre quatre yeux pour lui expliquer tout ça, blablabla on ne sauve pas le monde à douze ans, gnagnagna passe tes diplômes d'abord, et tout ce bordel, mais vous vous rendez compte du courage qu'elle a montré ?
— Ce n'est pas du courage, pesta Joan, et sans doute leva-t-elle les yeux au ciel, mais de la bêtise. Cela étant, qui ici sera étonné de constater que tu ne sais pas faire la différence ? N'essaie pas de nous embobiner, John Daniel. Nous ne sommes pas aussi naïfs que tous ces juges que tu as dû escroquer en te faisant passer pour le plus grand samaritain que cette Terre ait jamais porté.
— Je n'escroque jamais personne. »
Joan poussa un petit cri de protestation, si aigu qu'il extirpa Bennett à contrecœur de sa béatitude. En recouvrant la vue elle nota que les traits de son père s'étaient un peu déridés. Juste un peu. Assez pour espérer.
« L'heure n'est plus aux pourparlers, Théodore, il faut l'envoyer en pensionnat. Dès demain s'il le faut.
— En pensionnat ? » Danny manqua de s'étrangler avec sa propre salive ; Bennett aussi. « Non mais tu plaisantes ? C'est hors de question.
— Hors de question ? le singea Joan en un écho déformé, sali par un trop-plein de mépris. Rappelle-nous donc depuis quand, au juste, on te demande ton avis au sujet de son éducation ? Occupe-toi donc de ton cas, que tu n'aies jamais été placé sous tutelle relève déjà du mystère. Théodore, nous avons bien assez perdu de temps. Les documents sont déjà prêts, je n'ai besoin que de ta signature. »
Les documents ? Elle bluffait, ou délirait. Se trompait. Ted n'accepterait jamais, ne l'envisagerait jamais. Ce dernier leva deux mains à hauteur des épaules. Pour les faire taire ou pour s'en protéger. Les deux, probablement. Bennett retint avec peine un hurlement.
« Ça suffit, vous deux. Au cas où vous l'auriez oublié, je suis le seul dont l'avis compte vraiment sur la question. »
Il était évident que Joan était en désaccord profond avec un tel constat, mais elle aussi garda sa stupéfaction pour elle.
« Bennett, ce que tu as fait est très grave. Tu as désobéi aux règles alors qu'elles n'avaient été établies que pour ta sécurité. Pire, encore, tu as trouvé le moyen de te créer des ennuis que je n'aurais même pas osé imaginer dans mes cauchemars les plus fous. Je n'essaie pas de rendre ta vie impossible, tu sais ? Je croyais que tu l'avais compris.
— Papa, s'il te plaît, l'implora-t-elle au bord des larmes, tout bas, pour qu'il soit le seul témoin de sa faiblesse. Ne me punis pas davantage.
— Alors aide-moi. Dis-moi comment je pourrais te faire confiance.
— Oblige-la à faire un pacte de sang, intervint Alyssa.
— Mais bien sûr, ironisa Danny. Fais-lui faire un pacte de sang. Ensuite on sacrifiera le petit chaton, là-bas, et puis on invoquera Satan pour réclamer sa protection. Tiens, fais voir ton téléphone, Joan, tu dois l'avoir en ligne directe, non ?
— Je suis sérieuse, insista l'aînée des Bennett. Pique-lui le doigt et demande-lui de jurer solennellement de ne plus manquer au règlement à l'avenir. Elle respecte ce genre de serment, pas vrai, p'tite tête ? »
Elle s'avança dans son dos et plaça une main amicale sur son épaule. La poussa presque, comme pour l'inciter physiquement à acquiescer à son idée.
« Elle ne le brisera pas, parce qu'elle sait que c'est sacré.
— Mais quelle horreur. » Une grimace avait déformé le visage de Joan. « C'est une abomination. Ou une manigance. Ou les deux.
— Jamais de la vie », protesta Bennett avec plus de fougue qu'elle ne l'aurait souhaité.
Elle se retourna vers Alyssa pour la fusiller du regard par-dessus son épaule. Elle ne pouvait prêter serment deux fois, qui plus est pour s'engager dans une voie incompatible avec la première.
« Tu refuses donc de te plier aux règles, conclut son père en croisant les bras. C'est ce que tu dis, n'est-ce pas ? Tu ne veux pas promettre. Tu ne souhaites répondre qu'à tes propres lois. »
— Ce n'est pas ce que j'ai dit. » C'était pourtant bien ce qu'elle avait pensé. « Je ne peux pas faire de pacte de sang avec toi. Ce n'est pas possible, ça porte malheur. »
Elle inventait. Bricolait. Mais était-ce faux pour autant ? Elle observa sa sœur et se demanda si elle l'avait déjà perdue pour toujours.
« Mais tu as ma parole. »
Ted leva un sourcil, un seul. Garda l'autre figé en une posture de combat, au cas où. Au cas où sa fille lui mentirait, au cas où il lui faudrait encore se battre contre elle, au cas où elle lui causerait autant de peine que sa mère, le jour où...
« Bennett, je te préviens, c'est le dernier avertissement. »
Elle soupira de soulagement, mais personne ne l'entendit. Joan engendrait trop de vacarme en exprimant son mécontentement.
« La prochaine fois, poursuivit-il en haussant le ton pour faire taire sa belle-sœur, ce sera le pensionnat. Zéro négociation possible, je signerai les papiers sans même t'écouter te justifier, c'est bien compris ?
— Le pensionnat. »
Elle répéta ce mot abject comme pour vérifier qu'elle avait bien entendu ; il frôla ses lèvres en les coupant au passage. Ted devait plaisanter, n'est-ce pas ? Devait bluffer lui aussi. Il ne pouvait songer sérieusement à l'envoyer si loin de tout. C'était le genre de menaces que Joan proférait dans le vent ; elles volaient au-dessus de sa tête, à une hauteur qu'elle n'atteindrait jamais. Non. Ce n'était pas possible. Il ne songeait pas sérieusement à l'enfermer quelque part. Loin d'eux.
« Le pensionnat, oui. Est-ce bien compris ? Bennett ? »
Elle fulminait de colère. Ses poings s'étaient serrés, ses ongles s'enfonçaient dans sa peau. Ted ne bluffait pas. Il avait changé d'avis, changé tout court.
Tournant les talons, elle les laissa en plan et quitta la pièce sous le regard effaré de Joey qu'elle intercepta au passage. Danny déclara quelque chose qu'elle n'entendit pas mais Joan, en réaction à ses propos, se saisit du balai comme s'il n'était qu'une saleté à débarrasser du plancher.
La fillette ouvrit la porte d'entrée et se dirigea d'un pas assuré jusqu'au portail. La main sur la poignée, elle se ravisa. Pourquoi ? Pourquoi ne pouvait-elle pas aller plus loin ? S'échapper dès maintenant puisque de toute façon, de toute évidence, elle ne leur manquerait pas ? Elle sentit un poids sur ses épaules, une paire d'yeux dans son dos. Et en bifurquant d'un quart de tour, constata que son sixième sens ne l'avait pas trompée : le regard perçant de sa tante, derrière la vitre, était fixé sur elle. Alors elle revint sur ses pas et se laissa choir sur les marches du perron. Les bras sur les genoux et la tête dans les mains, elle inspira l'air doux du printemps et tenta d'expirer tout ce qu'elle possédait de rancœur. Il lui semblait qu'elle se noyait ; peut-être était-ce à cause de toutes ces larmes.
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