Chapitre 13 : They made a monster out of me - 3/3 {Cyrielle}
« À rien. »
Il était bien trop tôt pour réfléchir. Pour inventer une réponse et éviter les questions. À passer le temps, voilà à quoi cela servait. À chasser les cauchemars. À rester libre.
À survivre.
Laurie sauta du lit sans lâcher le verre, et se dirigea vers son armoire. Souleva doucement ses pulls en laine – avec une certaine ironie, il semblait ne rien vouloir déranger –, en extirpa la bouteille de liqueur à moitié vide.
« Et ça ?
— Tu as fouillé dans mes affaires. »
Ce n'était pas une interrogation, juste un constat. Son ami savait précisément où déterrer ses cadavres. Il avait probablement passé des heures à genoux, cette nuit, pendant qu'elle retrouvait la paix. Les mains dans la boue. À creuser en silence, sans craindre de se salir. Il y avait sous ses ongles noirs les fragments de la confiance que Cyrielle lui portait. Il avait tout détruit.
Mais s'il avait ressenti le moindre regret à cet égard, à un moment ou un autre, ces derniers avaient dû être avalés par les poches de fatigue, sous ses yeux, si gonflées qu'elles semblaient prêtes à éclater. Car ni sa main ni sa voix ne tremblaient. Il ne chercha pas à nier. Pas même à se justifier. Il parut ne pas trouver cela important.
« Depuis quand est-ce que ça dure ? Depuis ton arrivée ici ? »
Cyrielle bondit sur ses deux jambes. Elle luttait à présent contre une envie de lui arracher la bouteille, sa bouteille, qu'il retenait toujours prisonnière de ses doigts, pour l'écraser contre un mur ou sur le sommet de son crâne ; la fracasser une bonne fois pour toutes sur les parois de la fosse aux souvenirs.
« Sale petite fouine, cracha-t-elle entre ses dents. Tu as fouillé dans mes affaires pendant que je dormais. »
Elle s'exprimait lentement, pour ne pas exploser. Lui laisser le temps de la contredire. Elle aurait tout donné pour que tout soit faux.
« Comment as-tu pu oser me faire une chose pareille ?
— Cyrielle, je peux t'aider. Il suffit de me dire –
— Je n'ai pas besoin d'aide ! »
Elle rassembla les affaires du garçon pour les lui rendre. Il fallait qu'il s'en aille. Vite. Dans la précipitation, elle se cogna contre sa table de chevet, qui chancela, bascula, s'effondra. Le choc fit tomber son édition reliée et signée de L'Attrape-cœurs. Le roman s'ouvrit face contre terre ; les pages qui amortirent la chute s'écornèrent sur le coup. Laurie s'avança pour le ramasser, mais elle l'arrêta net dans son élan.
« Si tu touches à quoi que ce soit, à quoi que ce soit d'autre, ici, qui ne t'appartienne pas, je jure que je t'arracherai le cuir chevelu avec mes dents.
— Cyrielle... »
Il se baissa tout doucement, si lentement que l'espace d'un instant, il tint plus du mime que de l'homme, suspendu en apesanteur aux lèvres de son amie. Craignant le moindre geste brusque de sa part. Il posa sur la moquette la bouteille à sa droite, le verre à sa gauche.
« Cyrielle, j'ai été curieux, c'est vrai, mais je jure que je ne voulais pas te faire du mal. Pardonne-moi, je n'aurais pas dû. »
Il maintenait ses mains devant lui pour lui prouver qu'il était redevenu inoffensif. Ou peut-être pour se protéger contre elle. Contre le monstre en lequel elle se sentait se métamorphoser un peu plus à chaque minute, exposée de la sorte. Elle coinça ses cheveux ébouriffés derrière ses oreille, tâcha de se concentrer sur sa respiration pour recouvrer son calme. Laurie se tut pendant une longue minute et elle fut incapable d'habiller le silence.
« Tu n'évoques jamais ton passé », dit-il au bout d'un moment.
Comme si cela justifiait tout. Sa trahison d'une part, sa métamorphose de l'autre. Cyrielle leva ses grands yeux noisette et les plongea avec férocité dans le regard du Préfet, d'ordinaire si électrique, désormais si éteint.
« Et tu ne mentionnes jamais Madeline », lui rétorqua-t-elle en écho.
Quelque part au milieu de ces mots en surgirent d'autres. Ils ne furent pas prononcés, furent criés tout de même. Va-t'en. Il leur fallut quelques secondes pour atteindre leur cible. Ils prirent leur temps, hésitèrent. Ralentis par les regrets à venir. Mais lorsqu'enfin ils frappèrent Laurie en pleine figure, la porte claqua derrière lui. Ils surent tous les deux qu'elle ne se rouvrirait pas avant un long moment.
***
« Les Vénus ne vont pas y arriver, déclarait une voix, quelque part sur sa gauche. Ils sont complètement piégés. »
Il était l'heure du déjeuner, mais elle ne parvenait pas à avaler grand-chose. Madeline reposa son morceau de pain à l'envers sur la table et Cyrielle le replaça comme il fallait - cela portait malheur. Elle sourit presque de son réflexe idiot. Quel autre malheur pouvait bien la guetter, désormais ?
« Et les Mercures rament également.
— Les Mars dirigent tout », acquiesça quelqu'un d'autre.
MacPherson – puisque c'était MacPherson, en pleine conversation avec les jumeaux Tellington – éleva le ton comme pour s'assurer que Cyrielle ne perdrait pas une miette de ce qu'il se disait, mais déjà celle-ci se levait, plateau en main.
« Tu ne restes pas ? regretta Madeline. Tu devrais t'alimenter, tu sais. La semaine qui précède les vacances de Noël est toujours compliquée. »
Elle s'apprêtait à lui répondre quand MacPherson l'en empêcha en déclamant d'une voix tonitruante :
« Les Jupiters sont tout autant à la ramasse. Vous allez vous faire broyer avec les autres, et ce sera la première année depuis la création de l'université que les Jupiters ne figureront pas dans le trio final. Tu parles d'une prouesse légendaire ! On évoquera le souvenir de votre pitoyable performance sur des générations. Et si tu veux mon avis, les choses seraient complètement différentes si vous me comptiez toujours parmi vous. »
Il ne s'efforçait même plus de fixer son camarade du regard, à présent. Tout son buste était tourné vers Cyrielle. Toujours debout près de Madeline, elle ne parvenait pas à décoller ses pieds du sol vaseux sur lequel elle se déplaçait depuis sa dispute avec Laurie. Dès qu'elle trouverait le moyen de se mouvoir, cependant, elle ne répondrait plus de ses actes. Elle flanquerait à MacPherson une gifle qui lui décrocherait la mâchoire et avec un peu de chance, son insolence avec.
« Fais attention, ma grande, lui souffla Madeline. Tu le dévisages comme si tu souhaitais sa mort. »
Il devait y avoir du vrai, dans ce constat, plus qu'elle ne pourrait l'admettre, puisque l'intéressé ne semblait soudain plus si sûr de lui, si bêtement heureux d'être en vie, en veine, en voyage vers un avenir serti d'or et de diamants. Mais Madeline, elle aussi, observait son amie avec une curiosité différente de celle qui l'animait d'habitude.
« À qui manquerait-il ? », lui rétorqua Cyrielle d'un ton glacial, avant de reprendre ses esprits et de quitter le réfectoire sans un regard en arrière.
Elle lui prouverait qu'il avait tort.
Le nom d'Oliver MacPherson disparaîtrait dans les décombres des souvenirs de l'université, tandis que les visages des Jupiters, promotion 1998, resteraient gravés dans la mémoire collective.
Ils remporteraient la compétition.
Qu'importaient les moyens mis en œuvre.
***
« Ce n'est pas aujourd'hui qu'a lieu le dîner de Noël ? s'étonna l'archiviste en la voyant pénétrer dans son repaire en fin d'après-midi.
— Si, si. Dans une heure tout pile. Seulement je n'y vais pas. » Elle prit place à une table. « Ça vous ennuie, si je passe la nuit ici ? J'ai beaucoup de travail et le monde s'agite un peu trop, à la surface. Impossible de se concentrer.
— Tu devrais t'amuser avec eux. Les dîners formels sont l'une des rares distractions de la première année. Tu vas le regretter, si tu passes ton tour.
— Aucun problème, mon capitaine. Il se trouve que par chance, je cohabite très bien avec les regrets. »
Elle revoyait la liqueur couler dans son verre, tout à l'heure, alors qu'elle se préparait à descendre aux archives. Timide et incertaine. Peu habituée à se confronter au monde extérieur sans être escortée par Morphée. Ce n'est qu'une fois dans la gorge de Cyrielle qu'elle avait repris confiance, charriot de feu filant à toute allure jusqu'aux profondeurs crasseuses de son âme.
Cyrielle s'était débarrassée de sa bouteille depuis l'incident avec Laurie. Elle conservait à présent son poison favori dans un vieux shaker à cocktails datant de la Prohibition, dont la forme de pingouin le faisait ressembler à un vulgaire objet de décoration. Bien à l'abri des regards trop curieux. Ceux d'aujourd'hui, ceux d'hier.
À dix-neuf heures, Hoffman insista encore un peu, l'incitant à rejoindre ses camarades.
« Je ne peux pas. J'ai fait une promesse. »
Ce qui sembla le convaincre, puisqu'il ne revint pas à la charge. Les archives étaient désertes. Et presque silencieuses : par moments leur parvenaient de là-haut quelques notes de musique. Au-dessus de leurs têtes, ils étaient une centaine. Ils s'étaient parés de robes de soirée, de smokings et de nœuds papillon, avaient coloré leurs lèvres impatientes, appris mille pas de danse. Ils riaient aux éclats par-dessus leurs assiettes. S'enlaçaient au rythme des mélodies. Se sentaient si légers qu'ils devaient s'imaginer flotter. Tout cela dans une parfaite communion entre les première, deuxième et troisième année.
À vingt-et-une heures, le chef des archives revint la voir, son manteau sur le dos.
« T'as la permission de Cendrillon, Chorkah », lui indiqua-t-il en lui tendant le double des clés. Elle tenta d'objecter mais il leva la main pour la faire taire. « À minuit, tu fermes. À minuit une, je ne veux plus personne dans mes archives. À minuit deux, tu files au lit. Et si demain matin je constate le moindre problème, c'est l'exclusion garantie.
— La dernière fois que j'ai passé la soirée ici, les règles étaient moins strictes.
— La dernière fois, Greenfield était avec toi et c'était son petit cul de Préfet parfait qui était sur la sellette. Aujourd'hui tu es seule, alors c'est le tien. Entends-moi bien, je te fais confiance. Vraiment. Mais si tu la perds, il n'y a pas de retour en arrière possible.
— Hoffman, insista-t-elle, je vous en prie. Pourquoi minuit ? Je ne suis pas sûre de réussir à terminer à temps, je ne sais même pas ce que je cherche. Mais je promets que –
— Minuit, pas plus. » Il soupira. Se détendit un peu. « Cyrielle, c'est un marathon. Si tu t'épuises dans les premiers mètres, tu seras envoyée à l'infirmerie sans comprendre ce qui t'est arrivé. Peut-être même que tu grilleras tes circuits au point de plus rien comprendre à rien jusqu'à la fin de ta vie. Tu avais le droit de faire une nuit blanche, aujourd'hui, mais tu l'as perdu quand tu as décliné ton invitation au dîner de Noël. »
Il posa une main sur son épaule, et lui souhaita de passer malgré tout une bonne soirée.
« Minuit ! » martela-t-il une dernière fois avant de s'en aller.
Elle dépassa minuit, bien sûr. De loin. Elle refusa de quitter sa chaise sauf pour crier victoire. Et lorsqu'enfin sonnèrent les trompettes, lorsqu'enfin elle fut irrémédiablement certaine d'avoir trouvé, oui, trouvé comment gagner, tout changer, se venger, ses genoux tremblaient trop pour lui permettre de se hisser debout.
***
Il était sept heures du matin lorsqu'elle verrouilla les locaux à double tour derrière elle. Le vent glacial s'engouffra jusque dans ses vêtements, mais elle ne ressentit pas le froid. Elle courut. Comme une dératée, sans s'arrêter. Elle ne fuyait pas Hoffman – il ne serait pas sur les lieux avant la prochaine heure –, elle cherchait Laurie. Dopée à l'adrénaline de son exploit, et en même temps ivre de désespoir à l'idée d'avoir brisé leur amitié, elle courut. Sur la pelouse, sur les trottoirs. Dans les couloirs et dans les escaliers. Elle frappa à la porte de sa chambre et n'obtint pas de réponse. Elle courut. Jusqu'au café de la bibliothèque Bodleian, dans lequel ils s'arrêtaient parfois, mais ne le trouva pas. Courut encore, plus vite. D'un réfectoire à l'autre, espérant le voir attablé quelque part, n'importe où, surplombant son petit-déjeuner ; sans succès. Elle ralentit, refusa de s'arrêter. Arpenta toutes les rues d'Oxford, ou presque, sans l'apercevoir nulle part.
À bout de souffle elle revint sur ses pas, recommença tous ses trajets à l'envers et, enfin, le repéra sur Broad Street. Elle se tint un instant devant la grille bleue qui la séparait du gigantesque jardin du Trinity College, comme pour en être sûre. Étudia longuement cette silhouette en manteau sombre, qui faisait les cent pas sur le long chemin.
« Laurie ! » scanda-t-elle de toutes ses forces en attrapant le portail.
Il releva la tête, la reconnut, et après une infime hésitation, la rejoignit à petites foulées.
Ils étaient désolés.
Et l'admirent tous deux dans un même souffle, sans oser regarder l'autre. Cyrielle soupira de soulagement. Il ne serait plus jamais question, à l'avenir, de laisser le soleil se coucher sur leurs disputes.
« Attends, ne bouge pas », lui demanda-t-il.
Il cala son pied entre deux barreaux, puis bascula le poids de son corps en avant pour se donner de l'élan et escalader la grille. Il atterrit de l'autre côté, sur le trottoir, face à son amie qui ne manqua pas de lui signaler que son comportement n'était pas des plus appropriés pour un Préfet.
« Où est ton manteau ?
— Mon manteau ? », répéta-t-elle sans comprendre, avant de se rendre compte qu'elle avait dû l'oublier dans la salle des archives.
Le froid, ignoré jusque-là, la frappa de plein fouet comme pour se venger d'avoir été si méprisé.
« Oh, j'ai dû le laisser dans ma chambre. Je suis sortie précipitamment. De toute évidence je n'avais pas les idées claires, ce matin. »
Elle lui sourit, l'air de rien. Il ne fallait pas qu'il sache, pas tout de suite, en tout cas, pas encore. Il la traita de tête de linotte sans toutefois cacher son étonnement, et ôta sa veste pour lui couvrir les épaules. Ils filèrent ensuite côte à côte jusqu'au Balliol college.
Plus ils avançaient et plus la rumeur semblait gronder. Au réfectoire, l'agitation était à son comble. Madeline, assise à même une table, les vit arriver ensemble ; sourit néanmoins. Elle était bien la seule. Tout le monde ne parlait que d'une chose et les visages, partout, avaient un peu perdu de leurs couleurs. Les Saturnes étaient hors course. Ils ne pouvaient plus gagner, c'était fini. Plus personne ne pourrait jamais plus les aider.
Cyrielle ne put bientôt plus contenir la terrible joie qui menaçait de la submerger.
Que dis-tu donc de ça ?
De les submerger tous.
Que dis-tu donc de ça, MacPherson ?
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