Chapitre 12 : In the heat of the moment - 3/3 {Bennett}

Bennett tendit une main vers la besace de sport de son ami sans retenir un soupir, mais il esquiva son mouvement en reculant son épaule, avant de s'écarter d'un pas.

« Non, non, non, hors de question que je participe à ton suicide.

— Mais tu es obligé, lui rappela la jeune fille. Tu as prêté serment, tu te souviens ? Ne pas battre en retraite devant une mission.

— Les pompiers vont arriver ! s'exclama-t-il.

— Tu n'en sais rien ! répliqua-t-elle sur le même ton. Ils arriveront peut-être trop tard ! Comme les ambulanciers, l'autre soir, avec Marco Rodriguez. Joey, les flammes ne sont pas dangereuses, c'est la fumée qui tue. Je ne risque rien tant que je reste à l'extérieur. Je peux le faire. Je sais que je peux le faire. »

Elle le ressentait dans sa chair, sans pouvoir se l'expliquer. Cette conviction invraisemblable que le feu ne pouvait rien contre elle.

« Oh mais je sais très bien que tu peux le faire, se moqua Joey. Je crois bien que tu pourrais faire tomber la foudre, si seulement l'envie t'en prenait et que tu te concentrais assez fort. Il n'y a jamais rien qui t'arrête, pas vrai ? Même pas moi. » Il lui laissa le temps de le contredire ; elle se contenta de croiser les bras sur sa poitrine. « Mais je refuse d'être mêlé à ça. Tu imagines ce que je devrais raconter à ton père s'il t'arrive un truc ? Danny m'enverrait son pied dans le derrière et j'atterrirai sur la Lune, et Joan... » Il frissonna, incapable de terminer cette phrase, sans doute saisi par une infinité de visions d'horreur. « Je ne veux même pas penser à ce que ferait Joan. Non, fais ce que tu veux mais moi, je m'en vais.

— Joey, s'il te plaît. »

Ses grands yeux étaient fixés sur lui. Lui tendaient un piège. Comme il ne bougeait pas malgré les intentions qu'il avait formulées avec tant de fougue, elle présenta sa main. Et attendit. Au bout de quelques secondes, les dents de Joey se desserrèrent juste assez pour laisser filtrer quelques syllabes que Bennett ne comprit pas mais qui, à n'en pas douter, ne pouvaient être que des insultes, et il ôta l'anse en cuir de son épaule en esquissant un pas vers elle. Les doigts de la fillette se fermèrent sur la sangle du sac. Elle le remercia tout bas en l'enfilant en bandoulière, bien calé contre son dos. Se plaça ensuite juste en dessous de l'escalier de secours. Plia les genoux pour se donner de l'élan.

Elle savait bien qu'elle ne pourrait pas l'atteindre comme ça, poussée par rien sinon ses jambes et sa volonté d'y arriver. Cela ne suffirait pas ; elle essaya tout de même. Et réessaya encore. Jusqu'à ce que Joey accepte de la rejoindre et de la soulever. Les syllabes formaient cette fois de vrais mots – des mots que ni elle, ni Joey, n'avaient la permission de prononcer en présence de leurs parents.

Il la hissa complètement. La propulsa si fort, à vrai dire, qu'elle faillit basculer par-dessus la rambarde au lieu de s'en saisir à pleines mains comme prévu. En sécurité de l'autre côté, elle s'accorda un instant pour fusiller son complice du regard – il l'avait fait exprès, bien sûr, lui qui se vengeait toujours de façon si sournoise –, puis replaça ses cheveux derrière ses deux oreilles, et entreprit son ascension. Une fois devant la fenêtre menant au troisième étage, elle approcha son visage de la vitre et les deux mains autour des yeux, contempla les flammes qui semblaient danser au bout du long couloir. Le spectacle l'hypnotisa un moment, tant et si bien qu'elle ne put plus bouger. Son cœur cognait contre les parois de sa cage thoracique. Essayait-il de tout détruire ? De s'échapper ?

« Qu'est-ce que tu vois ? lui cria Joey depuis la surface de la Terre. Tu aperçois quelqu'un ? »

Il pensait que cette fenêtre menait directement sur l'appartement en question. Elle l'avait pensé aussi. Malheureusement c'était un couloir, qui se profilait en face d'elle. La porte d'entrée de l'appartement était à quelques centimètres à peine de là où elle se trouvait, certes, mais cela changeait tout de même la donne. Elle allait devoir rentrer.

« Bennett, qu'est-ce que tu vois ? » insista son ami, mais elle ne pouvait lui répondre sans lui mentir et elle détestait lui mentir.

Elle descendit la fermeture éclair du sac et en extirpa la batte de baseball.

« Fais attention aux débris de verre ! » lui intima Joey. Il hurlait comme un coach face à son champion de boxe. « Couvre-toi les yeux en frappant !

— C'est impossible, Joey ! C'est juste physiquement impossible. Tu entends ce que tu dis quand ça sort de ta bouche ? »

Elle leva la batte, et tout en refermant ses paupières, cogna de toutes ses forces dans la vitre. Puis encore une fois. Et encore une fois et encore une fois. La fenêtre ne vola pas en éclats. Encore une fois. Le verre se morcela petit à petit. Des fissures si minuscules que Bennett les discernait à peine. Encore une fois. Encore une fois. Et encore, encore, encore une fois. Enfin, un morceau céda. Un morceau assez massif pour qu'elle puisse poser la batte par terre et arracher à mains nues quelques-uns des fragments pour se créer une ouverture. Lorsque celle-ci fut assez grosse pour lui frayer un passage, elle ôta sa veste pour la placer sur son nez.

« Bennett, qu'est-ce que tu fabriques ? Tu n'étais pas censée entrer, tu te souviens ? »

Elle entra tout de même.

Une jambe après l'autre, elle pénétra dans la fournaise tandis qu'à l'extérieur, son nom était scandé sans amour. Porté par le vent, étouffé par son insouciance.

La fumée noire attaqua presque immédiatement ses yeux. Puis ses narines. Malgré le tissu de son blazer d'écolière, qu'elle maintenait toujours fermement contre son visage – si fermement que si elle survivait à ce cauchemar, elle se réveillerait probablement le lendemain avec un nez parfaitement aplati. Alors elle retint sa respiration, le temps d'atteindre l'entrée de l'appartement. Sa main libre fouilla sa poche à la recherche de l'épingle à nourrice qui ne la quittait jamais, juste au cas où, et lorsqu'enfin elle la retrouva, elle l'enfonça à tâtons dans le trou de la serrure.

De l'autre côté de la porte, une clé tomba au sol. Bennett perçut à peine ce fracas métallique caractéristique qui marquait le début de la victoire car au bout du couloir, quelque chose céda sous les flammes et s'écrasa également par terre. Elle n'eut pas le temps de se retourner pour voir de quoi il s'agissait. Pas le temps de vérifier si elle devait s'en inquiéter. Quand la serrure cessa complètement de lui résister, elle s'octroya une grande respiration qui lui fit plus de mal que de bien, puis saisit la poignée et s'engouffra à l'intérieur du logement.

Elle aperçut tout de suite la masse inerte gisant au sol, dans le séjour, à moins d'un mètre de la baie vitrée qui donnait sur la rue. Et faillit bien s'arrêter là, refusant de vérifier par elle-même s'il était encore vivant ou si encore une fois, elle était arrivée trop tard. Un autre bruit en provenance du couloir la fit sursauter ; reprendre ses esprits par la même occasion.

Elle se précipita vers la fenêtre et l'ouvrit en grand. Ne s'autorisa pas un seul regard en direction de la foule, en bas. Entendait-elle les sirènes des pompiers, ou était-ce son imagination ? La fumée, qui déjà la faisait délirer ? L'air frais emplit ses poumons. Non, elle ne rêvait pas. Les camions rouges affluaient par dizaines. Par centaines ? Elle remua la tête. Peut-être délirait-elle un peu. Par terre, l'homme ne réagissait toujours pas. Elle s'agenouilla à ses côtés, s'agrippa à ses épaules, le secoua de toutes ses forces. Elle ne distinguait même pas ses traits. Des larmes coulaient de ses yeux, ses yeux qui brûlaient comme s'ils contenaient le foyer de l'incendie. L'homme à ses genoux n'était plus qu'une silhouette floue, presque irréelle, que la vie quittait peu à peu. Et puis sans prévenir, il fut parcouru d'un spasme. Prononça quelques mots. Des sons, en vérité, parfaitement inintelligibles. Mais il respirait. Il était en vie. Et elle le secoua davantage.

Un flash orange l'aveugla quelques secondes.

Le feu était-il déjà à sa porte ? Elle laissa doucement retomber le buste de cet inconnu qu'elle s'efforçait de sauver, et s'avança jusqu'à l'entrée de l'appartement. Où était passée sa veste ? Tant pis, il faudrait faire sans. Les flammes s'étaient en effet rapprochées. La lumière était si vive, si brutale, qu'il lui sembla qu'elle avait été propulsée au cœur d'un feu d'artifice. Ses paupières résistaient. Il était inconcevable de fermer les yeux maintenant. Juste, inconcevable. Tout était si beau. Si pur. Ses pieds ne réagissaient plus aux ordres trop sages de son cerveau. Ils avançaient, avançaient, avançaient vers les flammes. Quelqu'un cria, quelque part. Une voix d'homme, sourde, calme, dénuée de toute peur. Et puis plus rien. S'était-elle évanouie ?

Lorsqu'elle reprit ses esprits, elle était allongée par terre, au milieu de débris de bois. Elle paniqua à l'idée que quelque chose, n'importe quoi, puisse lui être tombé dessus, mais fut vite rassurée en constatant qu'elle pouvait encore bouger chacun de ses membres. Des bruits de pas se firent entendre. Son inconnu ?

Sa mission !

Elle avait tout laissé en plan. Les avait tous abandonnés. Elle voulut se relever mais se retrouva placardée au sol par deux mains sur ses épaules. D'où sortaient ces mains ? D'où provenaient toutes ses voix ? Par-delà le voile devant ses yeux, elle aperçut le casque d'un pompier, s'approchant de son visage.

« Petite, est-ce que tout va bien ? Tu m'entends ? »

Bennett fronça les sourcils. Elle avait déjà rencontré ce pompier. Elle reconnaissait la mélodie de cette voix toujours si douce, comme s'il ne cessait jamais de sourire. Il cessait rarement de sourire. Si elle avait pu discerner clairement ce qui s'opérait autour d'elle, distinguer autre chose que des contours en mouvement comme si tout n'était qu'un rêve, elle aurait vu, sous le casque, la peau couleur chocolat chaud de l'homme qui tentait de l'aider à se relever. La peau couleur chocolat chaud de Clayton Morrisson.

« Oui, parvint-elle à lui répondre, oui, je vais bien. Mais il y a un homme, là-bas. Appartement 49. Il y a un homme... »

Après cela, elle dut défaillir de nouveau. Joey envoya son poing contre son épaule et elle se trouva là, de retour dans la rue, au milieu des passants. Non, pas au milieu des passants. Elle était allongée sur une civière. Et se releva dès qu'elle s'en aperçut. Joey était en train de se faire gronder par une dame en uniforme de pompier.

« Mais je ne lui ai pas fait mal, et puis elle va très bien, regardez, se défendait-il en montrant Bennett, qui déjà s'apprêtait à sauter à pieds joints de son lit d'appoint.

— Non, ne bouge pas ! lui ordonna la femme en uniforme. On va t'emmener à l'hôpital avec les autres. Tu as l'air d'aller bien, c'est vrai, mais tu as avalé de la fumée, alors je préfère te faire examiner par des médecins. Toi, par contre, tu ferais mieux de rentrer chez toi.

— Comment va-t-il ? » demanda Bennett.

Une quinte de toux l'obligea à s'y reprendre à deux fois.

« Comment va qui ?

— L'homme de l'appartement 49.

— Il a connu des jours meilleurs, mais il va s'en sortir. Ils vont tous s'en sortir, par miracle. Aucune victime n'est à déplorer. Allez, on y va. »

Elle poussa la civière à l'intérieur du camion. Au moment où elle ferma les portes, Bennett aperçut l'homme en question. Son inconnu, sa mission. Lui aussi était allongé sur un brancard, lui aussi était entouré par des hommes et des femmes qui tenaient leurs casques à la main. Elle ne reconnut pas ses traits, puisqu'à aucun moment elle n'avait pu les discerner avec clarté, mais elle vit son visage s'illuminer lorsqu'il croisa son regard. Lut sur ses lèvres fatiguées un mot d'une seule syllabe, qui lui semblait destiné.

Ange.

Son halo doré était pourtant couvert de suie.


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