Chapitre 11 : Where do we go from here? {Lee}

"Baby, I know you love me"

Lee

Elle s'évertua à sourire tout en ouvrant la porte. Tout ce qu'elle souhaitait, c'était disparaître. Non. Tout ce qu'elle souhaitait, c'était qu'il disparaisse. Une déception fugace traversa le visage de Trevor comme un éclair déchire la nuit, avant d'être englouti par l'obscurité ; y laissa néanmoins des traces que Lee ne put s'empêcher de remarquer. Il s'excusait de la déranger de façon si soudaine lorsqu' elle l'interrompit :

« Qu'y-a-t-il ? » Il l'observa sans comprendre. « Tu as fait une drôle de tête, à l'instant. Pourquoi ? »

Les yeux de Trevor se posèrent sur sa jupe, qui tombait quelques centimètres au-dessus de ses chevilles.

« Eh bien, je croyais...Disons que je suis un peu décontenancé, tu es bien différente de celle que j'ai rencontrée au Mad . Je pensais que tu avais complètement succombé à la mode des flappers. Mais peut-être es-tu de celles que l'on appelle les semi-flappers ? » ajouta-t-il en souriant. « J'ai entendu ce terme, il y a peu et –

— Je suis multiple et infinie », le coupa-t-elle sèchement.

Le bébé de Vanessa s'égosillait dans son dos – pour la simple et bonne raison que Vanessa se tenait dans son dos, son bébé hurleur dans les bras, sans se gêner une seule seconde pour écouter leur conversation. Lee lui jeta son regard le plus assassin, ferma la porte, entraîna Trevor dans la rue. Elle ignora les miaulements incessants d'Oscar – le chaton qui rôdait dans le secteur et qu'elle nourrissait religieusement tous les matins – et Trevor s'amusa de la chose, lui rappelant le surnom dont elle l'avait affublé quelques soirs auparavant.

« Cela n'avait rien d'affectif, le prévint-elle, je déteste les chats. Ils sont sournois, et opportunistes, et égoïstes, et ne possèdent pas le moindre sens de loyauté. » Oscar lui frôla le mollet et elle se pencha pour lui caresser la tête. « Pourquoi es-tu venu jusqu'ici ? ».

Elle tenta bien de ne pas faire sonner ses interrogations comme des reproches, mais elle se sentait si mal à l'aise, si peu autorisée à discuter avec lui ainsi, devant la maison de Charles, au beau milieu de cette sordide ceinture noire [1], qu'elle aurait bien pu lui crier de déguerpir sur-le champ si seulement elle avait succombé à ses instincts.

« Oh, parce que tu as oublié ça hier soir. J'imagine que tu as dû le faire tomber. »

Il sortit de sa poche quelques feuilles de papier pliées en huit, et elle se maudit de devoir tendre ses doigts tachés d'encre pour les attraper.

« Je n'ai pas cherché à savoir ce que c'était, lui assura Trevor, promis, juré. Mais j'ai pensé que ça pouvait être important, et...

— Et ? »

Autour d'eux les regards se faisaient insistants. Le petit Jones, filant sur son vélo chargé d'un télégramme, le menton en biais pour les épier sans subtilité. Madame Mitchell, sur son perron, quelques maisons plus loin, un balai entre les mains. Lorgnant en leur direction toutes les trente, puis vingt, puis dix secondes.

« Et j'avais très envie de te revoir. »

La peau de Lee s'empourpra, mais elle se recula vivement lorsque le bras de Trevor amorça un mouvement en sa direction. Sa main chercha sa joue, resta un bref instant suspendue en l'air, retomba mollement.

« Pourquoi ne pas poursuivre cette conversation plus tard, au Mad ? proposa-t-elle. Ce soir ? »

Désorienté, Trevor finit par hocher la tête, et elle le quitta d'un pas pressé pour regagner les murs réconfortants de sa maison. Tout serait plus simple au cirque, songea-t-elle en retrouvant son calme, beaucoup plus simple. Les fous ne jugeaient pas leurs semblables.

***

Lee n'était pas de service, ce soir-là, mais revêtit tout de même la plus belle robe de la penderie de Marissa – couleur crème, sertie de sequins dorés et argentés, se terminant mi-cuisse par de longues franges qui laissaient apparaître sa peau au gré de ses mouvements. Trevor était assis à ses côtés, côté clients, derrière le comptoir, et Lee partit soudain d'un grand éclat de rire.

« Ne te moque pas comme ça, j'essaie juste de comprendre, répétait-il pour la troisième fois,  où s'évanouit Marissa, où commence Lee. Je refuse de croire que la transition s'opère aussi simplement qu'en traversant une porte. Marissa est une vraie flapper, elle est –

— Dangereuse et matérialiste ?

— Indépendante et pleine de grâce, la corrigea Trevor en reprenant les termes exacts d'un magazine [2]. Souvent effrontée, parfois perverse, elle ne trouve pas qu'il est mal de flirter. Elle sait ce qu'elle veut, et l'obtient.

— Tu as appris ça par cœur ?

— Son amour est doux, sa haine profonde, car elle sait rire comme elle sait sangloter. Elle est aussi authentique que possible, sa volonté ne saurait être enchaînée, son âme est libre. » Lee trempa ses lèvres dans son Singapore Sling [3] et Trevor bondit de sa chaise. « Tiens, ça, par exemple. Très Marissa, n'est-ce pas ? Mais Lee approuverait-elle ?

— Marissa ne fait rien que Lee n'approuve pas, lui rétorqua-t-elle en souriant. Ou presque. »

Il haussa un sourcil et elle acheva son verre avant de poursuivre :

« Tout ça n'a rien de très compliqué, pourquoi s'acharner si farouchement à me faire rentrer dans une boîte ? Je danse le charleston parce que c'est le plus beau moyen de transpirer ses tourments. Mais je garde mes cheveux longs car il me plaît de les sentir tomber sur mes épaules. Non, en fait, je garde mes cheveux longs parce que je ne supporterais pas que le satané vent glacial de Chicago me souffle en permanence dans la nuque. Je ne raffole pas le moins du monde de l'odeur du tabac mais il m'arrive de temps à autre d'allumer une cigarette, sous terre comme en ville, pour le seul plaisir d'observer les ronds de fumée se distordre et s'éloigner. Souvent j'imagine qu'ils emportent avec eux mes chagrins, à condition seulement d'expirer assez fort. Je ne flirte pas, pas même ici, car j'aime être respectée, je me dois d'être respectée. Je suis en réalité bien trop vieille pour être une vraie flapper, chéri, mais de manière générale je fais ce qu'il me plaît dans la mesure du possible, et j'imagine qu'en cela je pourrais réclamer une place à leur table, peut-être même un trône. Mon âme n'est pas libre, non, elles ne le sont jamais. Mais elle se débrouille au mieux. Ah et je bois, en effet, » – elle s'interrompit, trinquant à leur santé éphémère, leur jeunesse illusoire, leur liberté promise – « car j'aime les choses qui brûlent.

— Lee choisit son poison selon son taux en sucre, intervint Harry en s'immisçant entre eux, depuis l'autre côté du comptoir. Plus ça ressemble à du jus de bonbons, mieux c'est. Mais elle tient l'alcool mieux qu'un homme, croyez-moi. Vous ne la verrez jamais ivre, elle n'est jamais ivre.

— Oh, vraiment ?

— Probablement parce qu'elle est une sorcière.

— Harry !

— Une sorcière ? répéta Trevor, plus curieux que jamais.

— Ne l'écoute pas et ne pose pas de questions là-dessus, il raconte des sottises, il raconte beaucoup de sottises.

— Et si elle ne flirte pas, poursuivit Harry sans faire grand cas des avertissements silencieux qu'elle lui jetait de ses immenses yeux noirs, c'est qu'elle est d'une nullité sans égard, dans ce domaine. Lorsqu'elle s'intéresse à un homme elle ne peut s'empêcher de le menacer de mort à un moment ou un autre. Un vrai tic nerveux.

— C'est toi que j'essaie le plus souvent de tuer, Harry.

— Voilà, c'est exactement ce que je dis.

— Tu n'agis pas toujours à ta guise, les interrompit Trevor. Tu n'étais pas si insouciante, ce matin, pas si indépendante. Tu te méfiais des regards, des bruits de quartier. Tu crois que je ne l'ai pas remarqué, mais si. »

Lee perdit de son sourire ; Harry ne cacha pas sa déception.

« Depuis quand te préoccupes-tu de ce que les gens pensent ? s'enquit-il.

— Depuis toujours. Ce qu'ils pensent de moi s'étend au-delà de mes frontières et tu le sais bien. N'as-tu pas d'autres clients à servir, ce soir ? »

Trevor attrapa doucement son bras pour ramener son attention vers lui. À ce contact furtif, son cœur ricocha contre les parois soudain fragiles de sa cage thoracique et lorsqu'il retrouva sa place, il lui parut différent. Comme érodé. Meurtri. Amputé de plusieurs morceaux qu'elle ne récupèrerait sans doute jamais.

« Alors comme ça tu écris, dit-il puisqu'elle semblait fâchée, espérant sans doute alléger l'atmosphère en changeant de sujet.

— Je croyais que tu n'avais pas regardé !

— Je n'ai pas regardé, jura-t-il, j'ai simplement aperçu –

— L'encre sur mes doigts », conclurent-ils d'une seule voix.

Elle lui parla alors de ses poèmes en prose qu'elle rédigeait très tôt le matin, ou très tard le soir, et qu'elle envoyait régulièrement au Chicago Defender dans l'espoir qu'ils y soient publiés un jour.

« L'ont-ils jamais été ? »

Elle secoua la tête, s'efforçant de sourire tant bien que mal, et Harry s'interposa de nouveau bien que personne n'ait réclamé sa venue.

« Elle essaie simplement de donner son avis, se moqua-t-il. Ses poèmes, ses personnages, ils ne sont qu'une excuse. Lee a toujours besoin d'exprimer son avis sur tout.

— Et Harry ici présent ne croit pas qu'une toute petite histoire puisse changer son monde. Harriet Bleecher Stowe a pourtant réussi à abolir l'esclavage.

— Abraham Lincoln a aboli l'esclavage, répliqua Trevor, les deux sourcils froncés.

— Je ne vous conseille pas d'insister », s'amusa Harry en posant une main compatissante sur son épaule.

Ils riaient tous les trois, à la fin de cette soirée, tant et si bien que Lee crut possible l'impossible, défaits les méfaits, avalés par le néant les mauvais pressentiments. Antoine fit une apparition au milieu de la nuit, et lorsqu'il s'assit aux côtés de son frère de cœur, elle prit congé d'eux tous et rentra chez elle. Enveloppée dans l'obscurité, elle ne s'aperçut pas tout de suite que quelque chose clochait. Il fallut qu'elle s'approche, qu'elle gravisse les marches du perron, qu'elle s'accroche. La porte de la maison de Charles était grande ouverte. La serrure avait été forcée.

Et à l'intérieur, un bébé hurlait.

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