Chap. 9 : Well yes it is what it is but what it is isn't right - 2/2 {Bennett}

***

Bennett fut réveillée cette nuit-là par le bruit très distinctif d'un caillou heurtant la vitre de sa fenêtre. Puis un autre. Et encore un autre. Elle les compta un par un et au bout du dixième, abandonna ses draps pour aller ouvrir.

« C'est pas trop tôt, se plaignit Joey à voix basse devant les grilles du jardin des Bennett.

— Tu as interrompu un super rêve. J'étais en train de voler.

— J'admets ne pas avoir mieux à te proposer, reconnut son ami, mais descends quand même. On n'ira pas loin, promis. » Bennett faillit lui rétorquer que s'en aller le plus loin possible, au contraire, ne lui apparaissait pas comme la plus terrible des idées. « Juste, ne saute pas, cette fois, O.K ? Ta tante m'en a encore fait tout un fromage, sur le trajet, tout à l'heure. À l'entendre on dirait que c'est moi qui t'ai poussée.

— Tu m'as défiée. »

Joey leva les yeux au ciel.

« Ma phrase exacte était : jusqu'à quelle hauteur crois-tu qu'on puisse sauter sans risquer de se casser quelque chose ?

— Et tu as eu ta réponse : moins haut que la fenêtre de ma chambre. »

Le garçon attrapa un nouveau caillou et visa Bennett en plein cœur.

« Descends au lieu de faire la maline. »

La jeune fille passa une jambe par-dessus sa fenêtre et s'exécuta. C'était une chorégraphie dont elle maîtrisait chaque mouvement ; elle la dansait si souvent. Il y avait à cet étage une porte qui donnait sur un escalier menant vers l'extérieur, mais elle se trouvait dans la chambre de Joan et cette dernière la verrouillait toujours avant de quitter la maison pour l'hôpital. Sans doute anticipait-elle les folles idées qui germaient sans peine dans l'esprit de sa nièce ; sans doute aurait-elle pu aussi deviner que Danny enseignerait à Bennett et Joey comment crocheter n'importe quelle serrure avec n'importe quel objet pointu. Ce secret était néanmoins trop précieux, trop spécial pour être ébruité bêtement, et Bennett évitait de faire usage de son talent sous son toit. Si Joan l'apprenait, elle serait capable de remplacer toutes les entrées de la maison par des portes blindées contrôlées par une intelligence artificielle ne répondant qu'à sa voix.

Non.

Elle serait capable d'assassiner Danny. Meurtre parfait, zéro cadavre, grand sourire.

Plutôt que de traverser tout simplement la chambre de sa tante, Bennett devait donc, pour sortir en cachette, poser un pied sur le rebord du toit, puis l'autre, avancer avec précaution sur sa gauche, contourner l'angle du mur – c'était le passage le plus délicat –, attraper les rambardes en métal du fameux escalier de la délivrance, puis se hisser sur la plateforme. Et enfin, descendre les marches d'un pas de fée, le souffle court mais les lèvres étirées d'une oreille à l'autre.

« Trente-huit secondes. Tu te ramollis. »

Se renfrognant derechef, Bennett le repoussa d'une petite tape dans l'épaule.

« Mais tu ne m'as pas prévenue que tu me chronométrais !

— Je te chronomètre à chaque fois, se défendit-il. Je ne m'en aperçois même plus, c'est un réflexe, une voix compte toute seule dans ma tête. Et là, la voix est en train de me dire que tu te ramollis. Même la vieille Joan aurait été plus rapide.

— Je n'étais pas concentrée, se justifia la fillette, je ne suis pas d'humeur.

— Et c'est précisément pour ça que je suis là. Viens, on va s'asseoir sur le trottoir. Légalement il vous appartient, et donc techniquement tu ne seras pas vraiment sortie de chez toi. »

Son raisonnement lui déroba un sourire sincère.

Peut-être qu'Alyssa se trompait.

Peut-être qu'un jour, Joey serait finalement accepté dans une université.

Peut-être bien qu'il deviendrait avocat.

Les enfants prirent place sous un réverbère et Joey retira de son sac plusieurs comic books et deux pots de crème glacée saveur pistache. Il tendit à Bennett une cuillère assortie d'un exemplaire de Batman.

« Tu as fait un détour par ta cuisine ? s'étonna-t-elle. Au beau milieu de la nuit ?

— Tu parles que je suis passé par la cuisine, j'ai même emprunté la porte principale pour sortir. Je me suis servi des clés et tout, ajouta-t-il en tapotant la poche de son jean pour les faire cliqueter. Mes parents ont augmenté la dose de leurs somnifères. Tous les deux. King Kong pourrait sauter sur un trampoline dans le jardin qu'ils ne l'entendraient pas. C'est génial. » Il frappa sa glace du dos de sa cuillère, attendant qu'elle fonde. « Il paraît que c'est comme ça qu'on sait qu'on est devenu adulte. Quand on est exténué mais incapable de fermer l'œil.

— Ce n'est pas ce que dit Ted. Il dit qu'on devient adulte quand on recommence à avoir peur. Je n'ai jamais compris ce que ça voulait dire.

— Normal, tu n'as jamais eu peur de rien.

— Tu sais ce qu'on devrait faire ? On devrait demander à Alyssa. Elle devrait pouvoir trancher sur la question puisqu'il paraît qu'elle est passée de l'autre côté. »

Bennett enfonça avec force sa cuillère dans le pot et manqua de peu de lui tordre le manche.

« En fin de compte, lança Joey en l'observant torturer sa crème glacée, je ne pense pas que tu sois d'humeur pour un Batman, on va faire un échange. Tiens, prends l'Archie Comics. » Il sembla hésiter, mais en voyant Bennett recommencer enfin à sourire, ajouta sans trembler : « Alyssa a un petit ami. Clayton Quelquechose. Je les ai vus s'embrasser devant le lycée il y a trois ou quatre semaines. Je n'ai pas voulu t'en parler parce que j'ai eu peur que ça te fasse de la peine.

— Clayton Morrisson, tu dis ? Je le connais. Il s'occupe du jardin du château violet un dimanche par mois. »

Ce que Bennett et Joey désignaient communément comme « le château violet », c'était la maison de l'un des voisins, qui se démarquait des autres par sa tourelle mauve, fière et majestueuse.

« Eh bien de toute évidence il ne s'occupait pas uniquement du jardin, railla Joey en feuilletant sa bande dessinée. Tu n'es pas triste ?

— Non. » Si. « Je l'aime bien, il est gentil. » À chaque fois qu'il venait il la gratifiait d'un salut militaire et d'un sourire si beau, si pur, qu'elle sentait ses joues s'enflammer. « Attends une minute, il est ami avec Marco Rodriguez, pas vrai ? Enfin il l'était ?

— Oui, ils étaient dans la même classe. Ils traînaient parfois ensemble au skatepark, je les voyais souvent. Il avait toujours de bons conseils. Marco, précisa-t-il avec regret.

— Tu penses qu'il sait quelque chose ? Clayton, je veux dire. Au sujet de la mort de Marco.

— Je ne sais pas, peut-être. Tu n'as pas l'impression que tout le monde sait quelque chose ? Je crois qu'ils refusent juste de partager leurs infos avec nous.

— Et ton père ? À tout hasard il ne serait pas le juge de ce procès, si ? »

Les yeux rivés sur une vignette dans laquelle le justicier de Gotham envoyait son poing dans la figure du Pingouin, Joey ne retint pas un rire.

« Mon père ? Tu penses vraiment que mon père me parle de ses affaires en cours ? Si l'accusé est un gros poisson il est peut-être dessus, oui. Mais c'est difficile à affirmer. D'après ce que j'ai compris, il est devenu si insupportable ces derniers mois que les avocats le fuient comme la peste. Ils magouillent comme ils peuvent pour éviter de tomber sur lui. Bennett, pardon mais il faut que je te demande, reprit-il au bout d'un moment, faisant éclater leur bulle de silence entre deux planches de dessins, si tu tenais tant à monter ta Brigade...

— Comment ça, "tenais" ? Pourquoi tu t'exprimes au passé ?

— Pardon, oui, tu as raison, je croyais que... Enfin je croyais qu'avec... Bref, si tu tiens autant à monter cette Brigade, est-ce que c'est pour découvrir... Enfin, est-ce que c'est... » Il inspira un bon coup. « Est-ce que c'est en rapport avec ce qui est arrivé à ta mère ?

— Mais non, patate » répliqua Bennett du tac au tac.

Pourquoi cela sonnait-il tant comme un mensonge ? Ce n'était pas un mensonge.

« Si je tiens autant à la Brigade, c'est parce que j'ai senti que la ville en avait besoin. Et de toute évidence, poursuivit-elle juste à temps pour court-circuiter les railleries à venir de Joey, j'avais raison. »

***

Bennett rejoignit Joey dès la sortie des classes, le lendemain matin.

« On va chez Danny ? le pressa-t-elle en passant un bras sous le sien.

Non. » Joey se dégagea de son emprise sous son regard étonné. « Hors de question.

Hors de question, singea-t-elle sur le même ton en réajustant son bandeau dans ses cheveux. Qu'est-ce qu'il t'arrive ? Tu me fais honte, Joey.

— Ce qu'il m'arrive, à moi ? Tu n'as pas le droit d'aller là-bas, tu te souviens ? Tu n'as même pas le droit de sortir. T'es censée rentrer chez toi directement après l'école. Du coup, j'ai dit à Micky que j'irai échanger des balles avec lui.

— Tu échangeras des balles avec lui demain. Il ne va pas être kidnappé par des extraterrestres dans la nuit, si ? Là, on va chez Danny. S'il te plaît, Joey. Appel de la Brigade. »

La fillette tendit une main pour attraper la sienne, et son ami de toujours se débattit de nouveau.

« Bennett, arrête ! C'est dangereux d'être dehors en ce moment.

— Ah oui ? » Ce fut au tour de la jeune fille de perdre son calme. « Si c'est si dangereux, comment se fait-il que tu puisses aller jouer sur le terrain de baseball avec Micky pendant que moi je serais obligée de rester coincée à l'intérieur ?

— C'est différent.

— Différent comment ?

— Eh bien, pour commencer, Micky et moi n'avons pas à répondre de nos actes à la reine des Enfers en personne. Ensuite...

— Ensuite, quoi ? Tu ne vas quand même pas m'expliquer que vous êtes des garçons et que par conséquent vous sauriez vous défendre, si ? »

Joey leva les yeux au ciel.

« Ouais, voilà, c'est ça. C'est exactement ce que j'aurais dit, si j'avais voulu que tu me courses dans toute la ville. C'est quand même pas croyable, s'exclama-t-il après une courte pause, plus agacé encore, est-ce que tu ne pourrais pas juste attendre quelques jours, quelques semaines, le temps que les choses reviennent à la normale ? Te plier aux nouvelles règles de façon purement transitoire ? Hein ? Ton impatience finira par te tuer.

— Joey, la Brigade ne pourra rien faire si elle ne dispose pas d'informations. Et tu sais qui peut nous donner des informations ?

— Danny, répondit-il à regret.

Exactement. » Un sourire illumina les traits de la jeune fille, mais ne se propagea pas jusqu'à ceux de son ami. « Danny, l'adulte indigne de ce nom.

— Joan va te découper en morceaux. »

Probable, en effet. Des morceaux si petits qu'elle n'aurait aucun mal à les dissimuler dans ses lasagnes du dimanche.

« Ce qui est bien la preuve que le danger, pour moi, se trouve à l'intérieur, pas à l'extérieur. »

Un air satisfait collé au visage, elle pencha la tête d'un côté, scrutant le garçon de haut en bas. Ce dernier avait plongé ses mains dans les poches de son blazer, et faisait rouler un caillou sur le trottoir du plat de sa chaussure. Fuyant son regard.

« Tu sais quoi ? Je vais chez Danny, avec ou sans toi. »

Joey resta statique un moment. Observa Bennett qui s'éloignait, sa jupe virevoltant à chacun de ses mouvements. Celle-ci ôta avec impatience son bandeau trop serré de sa tête et ébouriffa ses cheveux en reprenant vie tel un animal sauvage. Ce faisant elle s'autorisa un micro-regard en arrière en direction de son meilleur ami. Si les rôles étaient inversés, eIle n'envisagerait pas une seule seconde de ne pas l'accompagner, pas une seule petite seconde. Sans lui rien n'était jamais aussi drôle.

Et lui, alors ? Allait-il vraiment l'abandonner (lui aussi) ?

Non.

Lorsqu'elle ne fut plus qu'un petit point blanc et bleu au bout de la rue, il s'élança à sa suite. Râlant de toutes ses forces.

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