C18 : Get up, get yourself together, and drive your funky soul - 2/3 {Bennett}
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Joey continua de l'éviter, le lendemain. Bennett l'aperçut bien au bout d'un couloir du collège, peu avant la pause déjeuner, mais il fut noyé par la foule et ne refit pas surface. Plus il jouait à ce petit jeu avec elle et plus elle voulait l'envoyer au diable. Lorsqu'elle finirait par le croiser, les excuses qu'elle avait préparées se seraient tellement décomposées qu'elles auraient un goût d'insultes.
Mieux valait encore ne pas le croiser du tout.
Elle se rendit de nouveau au Goodfellas après les cours, et fut presque heureuse de ne pas y trouver Danny. Il était tard, presque dix-neuf heures. Giuseppe, le commis de cuisine, prêtait déjà main-forte à la serveuse. Il emportait lui-même deux salades César à un couple près de la baie vitrée quand elle s'installa derrière le comptoir. Ne sembla pas saisir de quoi elle parlait, quand elle lui demanda s'il se sentait mieux. Et ne sembla pas comprendre davantage quand Bennett attrapa l'assiette d'antipasti qu'il tenait entre les mains pour l'apporter à une table à sa place.
« Avec les compliments de la maison, Monsieur Bobby », annonça-t-elle fièrement devant son regard interloqué.
En face de lui était assise une beauté de cinéma aux longs cheveux noirs. Elle portait une robe de soirée rouge et un collier en diamant qui scintillait au point d'aveugler quiconque s'aventurait à poser les yeux dessus. Peut-être était-ce même là l'effet escompté. Bennett comprit tout de suite qu'elle avait choisi le mauvais jour, la mauvaise heure, la mauvaise vie, probablement, pour mettre son plan à exécution, mais il était trop tard pour reculer.
« Ils embauchent les serveurs à la sortie du berceau, maintenant ? s'amusa Monsieur Bobby en s'adressant davantage à sa compagne qu'à la jeune fille. Tonton Danny te fait bosser en échange de bonbons ? J'espère que t'as bien négocié ton salaire. »
Changeant brusquement de ton, il bifurqua vers Bennett et elle eut bien du mal à reconnaître en lui l'homme qui, d'habitude, la gratifiait d'un clin d'œil et d'un sourire complices.
« Ramène ça en cuisine, tu veux ? On n'a rien commandé de tel.
— Mais c'est gratuit. »
Bobby partit d'un grand éclat de rire. Dans l'espoir de découvrir ce qu'il y avait de si drôle, Bennett osa un regard furtif vers celle qui, ce soir, partageait la compagnie de l'homme à la crinière de feu, mais cette dernière l'observait comme si elle n'avait jamais constaté autant de stupidité dans un seul être.
« Tout est toujours gratuit, ici, chérie, finit par lui expliquer Bobby lorsque cessa son hilarité. Te faut-il autre chose, ou pouvons-nous poursuivre notre repas en paix ? »
Bennett attrapa une chaise inoccupée, sur sa droite, et s'invita sans permission à la table de l'ami de son oncle.
« À vrai dire, il me faudrait bien autre chose. J'aimerais avoir votre avis sur la mort de Marco Rodriguez.
— Un gosse du coin, précisa-t-il à l'intention de la sylphide vêtue de rouge. Le pauvre a été assassiné il y a quelques jours. Une sale histoire, d'après ce que j'ai entendu. »
Il secouait la tête comme s'il trouvait réellement cela regrettable.
« C'est une tragédie, voilà ce que j'en pense, répondit-il à Bennett. Qu'est-ce que je pourrais en penser d'autre ? »
Elle haussa les épaules.
« Je ne sais pas. Certains n'y verraient pas simplement une tragédie, mais une injustice.
— Certains sont peut-être trop jeunes pour comprendre.
— Avez-vous entendu parler d'un incendie, récemment ? Un immeuble a brûlé à quelques rues d'ici et –
— Et la légende raconte qu'une gamine s'est jetée dans les flammes juste à temps pour réveiller un condamné à mort, oui », l'interrompit-il.
Il souriait, mais sa voix traînait des relents de menace.
« Un homme si perché, au moment des faits, qu'il aurait quitté ce monde sans douleur.
— C'est votre avis ? insista Bennett sans perdre de son assurance. Vous pensez qu'il aurait mieux valu qu'il meure ? »
Le sourire n'avait pas déserté les lèvres du vieil Irlandais.
« Je reviens dans une minute », murmura sa compagne d'une voix douce avant de se lever.
Il acquiesça en sa direction, d'un léger signe de tête. Bennett le regarda attraper le manche de sa fourchette et retint un cri lorsqu'il la planta à même la table, enfonçant les dents de métal dans le bois sur plusieurs centimètres, pile entre son index et son majeur. Elle n'ôta pas ses mains, pas derechef, elle ne recula même pas sa chaise. Elle se tint médusée, fascinée, par la précision de ce geste pourtant si colérique.
« Écoute-moi bien, petite. Je ne suis pas sûr d'aimer le ton de tes questions. C'est quoi, un devoir pour l'école ? T'as décidé que plus tard tu serais une grande journaliste ? La dernière fois que je t'ai demandé, tu voulais devenir cosmonaute. Je trouvais ça gonflé, et un tantinet irréaliste, mais tu sais quoi ? Je commence à me dire que t'envoyer dans l'espace ne serait pas une si mauvaise idée. »
Elle secoua la tête.
« J'ai changé d'avis. Je change beaucoup d'avis. Je crois que finalement, j'aimerais mieux être pompier.
— C'est ça, continue de chercher ta voie. Et si tu tiens tant que ça à raconter des histoires, écris donc des romans. »
Il se pencha vers elle. Fit trembler d'une pichenette le manche en métal de la fourchette.
« C'est moi, le gentil de la famille. Si tu t'entêtes à fouiner de la sorte, à insinuer » – le s siffla tellement que Bennett s'attendit presque à voir émerger de sa bouche la langue fourchue d'un serpent –, « oui, à insinuer des choses, à colporter des rumeurs, t'auras l'occasion d'en rencontrer des membres beaucoup moins sympathiques, beaucoup, beaucoup moins compréhensifs. Des gens qui ne font pas tellement de différence entre quelqu'un comme toi, et quelqu'un comme le regretté Marco Rodriguez. Quel âge avait-il, de toute façon ? Ce n'était qu'un gamin. Comme toi. Un gamin qui jouait dans la cour des adultes. Comme toi. »
Nouveau coup sur la fourchette. Plus fort, cette fois.
« Entiendes ? »
Bennett laissa retomber ses mains sur ses genoux.
« Holà, holà, que se passe-t-il par ici ? », demanda la voix de Danny alors que sa nièce s'apprêtait à hocher la tête, à acquiescer, à succomber aux menaces.
Et à s'enfuir en courant, le plus loin possible.
Sentir la présence de son oncle dans son dos lui insuffla de nouvelles forces. Elle fixa Robert Caan droit dans les yeux et refusa de le quitter du regard.
« Bennett, mon lapin, pourquoi t'es assise ici, qu'est-ce que tu fiches ici ? », insista le propriétaire des lieux.
Les épaules de la fillette s'affaissèrent dès lors qu'elle comprit qu'il ne la soutiendrait pas. Pire : il donnait presque l'impression de céder à une certaine forme de panique. Pour la toute première fois de son existence.
« Tu vois bien que tu embêtes Monsieur Bobby.
— Oh non, voilà un bien grand mot. Disons qu'elle perturbe un chouïa mes plans, voilà tout. Je dîne avec Paloma, ce soir, et je crois qu'elle s'est un peu vexée. Tu la connais, elle préfère être au centre de l'attention – nous sommes jeudi, après tout, et le jeudi c'est son jour – alors je vais devoir me rattraper tout à l'heure, si tu vois ce que je veux dire. » Il adressa à son oncle un clin d'œil sournois. « Ta nièce est un sacré phénomène, tu sais. Elle avait beaucoup de questions.
— Beaucoup de..., répéta Danny avant de se figer. C'est une fourchette, là, dans ma table ? Pas sur ma table, hein, mais dans ma table ? » Il passa une main sur son visage et elle s'immobilisa devant sa bouche tandis qu'il marmonnait la même phrase en boucle : « Non mais je rêve.
— Tu sais comment sont les enfants, mon vieux. Ils s'amusent avec des objets dangereux qu'ils croient inoffensifs, ne font pas attention, et au bout d'un moment, font preuve de maladresse. À leurs risques et périls. Si on n'était pas là pour les surveiller, ils auraient l'espérance de vie d'un papillon de nuit, pas vrai ?
— Monsieur Bobby, commença Bennett, mais son oncle glissa ses énormes bras sous ses aisselles et la souleva de sa chaise.
— Monsieur Bobby aimerait bien terminer en paix son dîner romantique », conclut-il pour elle.
La fillette s'offusqua de sa brusquerie ; il posa une main faussement affectueuse sur le sommet de son crâne pour la maintenir fermement en place.
« Tiens, d'ailleurs voilà Paloma qui revient. Cette femme est d'une beauté... À chaque fois que je la vois, Bobby, je me demande si je suis mort dans mon sommeil et si j'ai atterri au paradis. »
Bobby éclata de rire pour la deuxième fois de la soirée. Et pour la deuxième fois de la soirée, Bennett sentit les vibrations sonores secouer le sol et les spasmes se propager de la plante de ses pieds jusqu'aux pointes de ses cheveux.
« Quel jour étrange ce devait être, Danny-boy, quel jour étrange ce devait être. J'aurais aimé être là.
— De quoi est-ce que tu parles ? Quel jour ?
— Celui où tu t'es convaincu que tu finirais au paradis. »
L'oncle de Bennett sourit de toutes ses dents, ce qui ne se produisait jamais lorsque son amusement était sincère. Paloma s'excusa pour son absence et se dirigea vers Danny pour le saluer d'une bise sur la joue. Puis tout se déroula très vite. Il souhaita à ses deux clients de passer une magnifique soirée, éloigna Bennett de leur table autant que possible, la poussa avec tellement de vigueur qu'elle ne vit plus ses pieds toucher le sol.
Peut-être bien qu'à ce moment précis, elle parvint enfin à voler.
« Jess ? Jessica ! appela-t-il sa serveuse en sortant un trousseau de clés de la poche de son pantalon. Tiens, ce sont les clés de ma voiture. S'il te plaît ramène cette demoiselle chez elle tout de suite. Elle te guidera.
— Mais enfin, Oncle Danny, pourquoi est-ce que tu réagis comme ça ?
— Si tu poses la question, c'est que tu n'es pas aussi maligne que tu crois l'être. » Il faillit bien la planter là sans plus d'explications, mais revint finalement sur ses pas, la voix chargée d'une colère qu'elle ne lui connaissait pas. « Je ne sais pas ce que tu t'imagines, au juste, mais comprends bien une chose, une seule chose, Bennett, avant qu'il ne soit trop tard : on n'a pas neuf chances, à cette maudite loterie, ça ne marche pas comme ça. Un seul essai par personne. Et quand tu perds la lumière s'éteint. Point barre, tu m'entends ? Y'a rien d'autre à espérer. La lumière s'éteint. »
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