C18 : Get up, get yourself together, and drive your funky soul - 1/3 {Bennett}
"Raise up!"
Bennett
Bennett ne cessait de tourner et retourner dans sa main ce nouvel objet magique en sa possession depuis la veille. Il ne détenait en réalité de magie que pour elle. C'était un téléphone portable datant d'une époque dont elle n'avait aucun souvenir et qui n'assurait que sa fonction première. Ted le lui avait confié – lui qui s'efforçait pourtant d'élever ses deux filles aussi loin des nouvelles technologies que possible – sans cacher sa déception : « s'il devait t'arriver quoi que ce soit, c'est moi que tu appelles, d'accord ? Ton oncle n'est pas ton contact d'urgence. Dans quelque univers que ce soit. » Bennett s'était retenue de sourire, parce que c'était précisément ce que Danny lui-même lui avait dit ce fameux soir, en allant la chercher à l'hôpital. « Je ne devrais pas être ton contact d'urgence. » Peut-être. Il était néanmoins le seul à ne jamais élever la voix sur elle, le seul à ne jamais critiquer ses choix, à l'encourager, à vrai dire, peu importait le chemin qu'elle décidait d'emprunter, quand Joan semblait trouver que même le rythme de sa respiration n'était pas tout à fait approprié et quand Ted... Eh bien en vieillissant, Ted devenait de moins en moins insensible aux commentaires de sa belle-sœur. Bennett devait-elle s'inquiéter à ce sujet ? Probablement.
Elle n'avait pas croisé Joey, aujourd'hui, et cela aussi l'inquiétait. Pardonner n'était plus aussi facile qu'avant, plus aussi évident. Ni pour elle, ni pour lui. Les querelles autrefois si vite oubliées laissaient maintenant des marques, des cicatrices, elles requéraient des explications, retenaient leur amitié en otage, exigeaient des rançons. Causaient moins de bruit, plus de dégâts. Du poison, voilà ce qu'elles étaient devenues. Elles piquaient sur l'instant, tuaient à petit feu. Bennett regrettait les explosions, les cris, les jeux de mains jeux de vilains qui réglaient dans un grand éclat de rire n'importe quelle dispute une bonne fois pour toutes.
Il était un peu plus de dix-sept heures quand elle se dirigea vers le restaurant de Danny. Décidant d'être sage, elle prit le car pour ne pas marcher seule dans la rue. L'arrêt était situé du côté de l'arrière-boutique, et elle aperçut son oncle dès sa descente du bus, en pleine discussion avec deux hommes qu'elle n'avait jamais vus auparavant. L'un était vêtu d'un costume trois-pièces extrêmement élégant, tandis que l'autre portait un jogging gris très large.
Danny semblait agité. Il fumait comme les jours de match des Red Sox et Bennett, depuis le trottoir, pouvait déjà discerner la ride qui se creusait sur le front de son père dès lors que quelque chose le perturbait ; sur le front de Danny, jamais.
Elle leva une main en le voyant tourner la tête dans sa direction, et son expression changea du tout au tout lorsqu'il la reconnut. Il inspira une grande bouffée de sa cigarette et envoya sa fumée sur l'homme en jogging qui s'était avancé vers lui, menaçant. Quand Bennett parvint à leur niveau, les deux inconnus avaient pris congé. Ne restait plus que son oncle sur le macadam.
« Depuis quand arrives-tu de ce côté-là, toi ?
— J'ai pris le bus pour ne pas quitter la foule. J'ai des règles strictes à respecter.
— Et tu les respectes vraiment ? Surprenant, mais tout à ton honneur. Maintenant rentre chez toi, tu veux ? »
Il avait levé une main devant lui, contre laquelle s'entrechoqua le corps de Bennett – qui déjà cherchait à s'engouffrer à l'intérieur des cuisines sans attendre sa permission .
« Pourquoi ? s'indigna-t-elle en retrouvant contenance. Pourquoi est-ce que tu m'interdis d'entrer ? Ted a pourtant accepté de –
— Oui, oui, je sais bien, mais il se trouve que mon commis est tombé malade alors je dois me charger de tout, aujourd'hui. Je n'ai pas le temps de jouer la baby-sitter.
— Tu n'as pas besoin de me surveiller, j'ai de quoi m'occuper. »
Elle tapota son sac. Elle avait apporté les aventures de Sherlock Holmes, mais il dut s'imaginer qu'elle faisait référence à ses devoirs et tant pis, tant mieux.
« De toute façon, si tu es tout seul en cuisine, comment se fait-il que tu sois là, dehors, au lieu d'être en train de travailler ?
— Parce qu'il est à peine dix-sept heures, madame la juge, j'ai un peu de marge avant que les premiers gros clients n'arrivent. Tu en as d'autres, des comme ça ? » Elle en avait des tas. « Non ? Tant mieux. Allez, file ! Du vent, du balai, j'te dis ! »
Bennett resta un moment bouche bée devant la porte qu'il venait de refermer sans douceur.
« Moi aussi j'ai été ravie de te voir, Oncle Danny », ironisa-t-elle sous cape avant de reprendre le chemin de sa maison.
À pied.
***
Elle ne réagit pas en entendant la poignée de sa porte se tourner. Il faisait nuit depuis longtemps et elle commençait à peine à trouver le sommeil. Pourquoi s'endormir était-il soudain devenu si compliqué ? S'était-elle déjà métamorphosée en adulte ? Elle n'avait pourtant rien senti. Une telle transformation pouvait-elle s'opérer à l'insu des gens ? Ou sans douleur ?
Probablement pas.
Et le moment venu, Bennett se battrait de toutes ses forces pour ne pas être arrachée à son enveloppe corporelle.
« Bennett ? », l'appela une voix en chuchotant. La voix de sa sœur. « Bennett, tu dors ? »
L'intéressée laissa échapper un son qui ressemblait aussi peu à un « oui » qu'à un « non ». Alyssa pénétra à l'intérieur de sa chambre, grimpa sur son lit, et se glissa derrière elle. Cela faisait des semaines qu'elle ne s'était pas immiscée ainsi dans sa nuit. Dans sa vie. Des mois, peut-être.
« Je suis désolée, murmura-t-elle en l'entourant de ses bras, et cet aveu de culpabilité envoya une telle décharge le long de la colonne vertébrale de Bennett que cela la réveilla d'un coup.
— De quoi ?
— J'essaie seulement de te protéger, déclara Alyssa comme si cela répondait à sa question.
— Alors c'était toi. »
Bien sûr. Elle aurait dû y songer.
« Clayton m'a reconnue le jour de l'incendie, et il te l'a dit. »
Clayton Morrisson, le soldat du feu amoureux de sa soeur. Le menton d'Alyssa heurta doucement le crâne de sa cadette quand elle acquiesça en silence, avant de poursuivre :
« Et je l'ai dit à Tante Joan.
— À Tante Joan ? » Bennett faillit s'étrangler avec sa propre salive. « Pas à Ted, mais à Tante Joan ? Super, j'ignorais que ma sœur souhaitait ma mort mais je tâcherai de m'en souvenir.
— Puisque je te dis que j'essayais de te protéger, lui répliqua l'intéressée en riant et en la serrant plus fort. Et c'est toi, qui as failli me tuer. J'ai frôlé la syncope quand Clayton m'a raconté cette histoire. Tu l'as sacrément impressionné, d'ailleurs, tu sais. Tu m'as flanquée une sacrée trousse, mais lui il trouvait ça incroyable. »
Bennett sentit ses joues s'empourprer et se réjouit qu'elles soient toutes deux plongées dans l'obscurité.
« Tu l'aimes bien ? demanda-t-elle à Alyssa.
— Je l'aime beaucoup. Il est gentil, et courageux, et drôle, et il connaît par cœur toutes les répliques de F.R.I.E.N.D.S. » Une autre vieille série télévisée dont leur mère ne ratait jamais un épisode. « Et il te plairait aussi, si tu passais un peu de temps avec lui. Il a même dit qu'il te ferait visiter la caserne des pompiers, si tu en as envie, quand les choses se seront calmées et que tu auras retrouvé ton droit de sortie.
— Vraiment ?
— Vraiment. Il est pompier volontaire depuis un an et il y passe toutes ses soirées, en ce moment. Je crois que ça l'aide à se sentir utile, depuis ce qui est arrivé à Marco. Il ne l'admet pas devant moi mais sa mort l'a complètement chamboulé. Elle nous a tous chamboulés, en réalité. Il y a une drôle d'ambiance, au lycée, depuis qu'il n'est plus là. »
Bennett se retourna sur le dos, tendit un bras pour allumer sa lampe de chevet – une nouvelle, puisque celle qu'elle avait cassée ne pouvait pas être réparée – et se perdit dans la contemplation du plafond blanc comme s'il détenait les réponses à toutes ses questions.
« Ce Clayton, finit-elle par déclarer, il pourrait te convaincre de rester à Boston ?
— Bennett, soupira Alyssa, c'est mon rêve d'aller étudier sur la côte ouest, et tu le sais.
— Oui, mais je pensais que peut-être –
— Que peut-être j'abandonnerais mon rêve pour un garçon ? »
Bennett haussa les épaules : n'importe quelle raison ferait l'affaire, aussi stupide soit-elle.
« Pour un garçon qui connaît par cœur les répliques de F.R.I.E.N.D.S.
— C'est vrai, acquiesça sa sœur en riant, je dois bien admettre que ça compte. Mais je n'exclue pas de réussir à le convaincre de me rejoindre à Los Angeles. Au bout d'un moment on a tous envie de s'en aller, tu sais. Tu comprendras quand il sera temps pour toi de choisir une université.
— Je sais très bien où j'irai, lui assura Bennett. J'irai étudier à Cambridge. Ou peut-être à Oxford.
— En Angleterre ? Et tu oses me reprocher mes choix ? s'amusa Alyssa. Tu nous quitterais pour passer ta vie dans des flaques d'eau ?
— Mais j'adore les flaques d'eau !
— T'es au courant que passé un certain âge il n'est plus vraiment accepté de sauter dedans à pieds joints, hein ?
— Tante Joan te dirait même que ce n'est pas très distingué pour une demoiselle, surenchérit Bennett, et ce peu importe son âge. Mais moi je sauterai dans les flaques d'eau de Cambridge. Ou d'Oxford. Et plus tard encore, je rentrerai à la maison – parce que je finirai par rentrer à la maison, bien sûr – et je sauterai dans celles de Somerville, quand bien même je serai devenue si vieille que mon dentier manquera de tomber à chacun de mes sauts. »
Alyssa la qualifia d'idiote et bientôt elles ne purent plus s'empêcher de rire, épaule contre épaule.
Comme avant.
***
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