Filature et... préjugés ?
IMAGINE :
L'île est silencieuse à l'exception d'un vent léger. L'air embaume une odeur à la fois singulière et répandue. On y sent le sol encore humide, l'écorce imprégnée d'eau et les feuilles à présent caressées par les dernières gouttes. Une senteur de pluie, celle qui s'est abattue il y a moins d'une heure sur le Pays Imaginaire. La température caniculaire de ces derniers jours a laissé place à une fraîcheur salvatrice. Tous les garçons perdus sont couchés et endormis, mais parle-t-on également d'une certaine fille perdue ? Manifestement non. Ses baskets souillées par la terre noire où les végétaux, du plus petit au plus imposant, enfouissent leur racines, elle s'offre ce qu'elle se plaît à appeler "une escapade nocturne". Cette petite sortie n'a pas pour utilité d'apprécier la beauté du paysage. Encore moins de digérer le repas pris en soirée. Non, plus... trépidant que cela. Peut-être davantage dangereux également, elle n'en est pas encore certaine. Ce que Léonie fait lors de ces promenades ressemble furieusement à de la filature et de l'espionnage. Silencieuse comme un chat, elle suit le fameux Peter Pan, le chef de l'endroit. Chaque nuit, il sort de sa cabane aux alentours de 3h00 et s'absente si longtemps que la jeune fille, en quelques insomnies durant lesquelles elle l'a aperçu, en est venue à se poser des questions. Depuis deux semaines maintenant, elle quitte son lit aux mêmes heures pour tenter de découvrir le secret du dirigeant de cet endroit à la fois fascinant et dangereux. Aujourd'hui ne fait pas exception. Léonie a eu la précaution fort avisée de laisser quelques mètres de distance entre "sa cible" et elle. Elle a failli être débusquée les trois premières nuits tant elle en était demeurée proche et ne tient pas à tout faire rater après tant d'efforts. Mais Peter marche bien plus vite et connait chaque piège du chemin par lequel il traverse la jungle de l'île. Si lui, pour sa part, pourrait aisément emprunter ce sentier les yeux bandés, il n'en va pas de même pour l'espionne en herbe. Au moindre faux pas, c'est la catastrophe assurée pour elle. Une branche qui craque, un pied qui se pose dans un trou et la fait trébucher avant de s'étaler au sol, ... La plus infime erreur de discernement et ce sera des explications très compliquées à fournir qui pourraient la faire tomber, cette fois au sens figuré. Peter est fourbe, machiavélique, mystérieux. Il ne fait pas de cadeaux aux traîtres ni à ceux qui fourrent leur nez dans des affaires qui ne les regardent pas. Il est Pan, le gamin capricieux pourtant si vieux. Celui qui ne veut pas grandir et est prêt à tout les sacrifices pour y parvenir. Il n'est pas là pour faire des fleurs. "L'île en est déjà suffisamment parsemée", comme il se plaît à l'ironiser. Dans son monde, tout n'est qu'apparences, faux-semblants et coups de couteau dans le dos, presque immanquablement de sa part. Il ne fait jamais confiance, même à son lieutenant. Il met en confiance pour mieux manipuler. Tirer les ficelles, c'est le plus savoureux de l'ensemble des privilèges qu'il se réserve déjà. Tous les humains sont ses pantins. Félix croit peut-être qu'il est privilégié, mais de bras droit, le blond ne possède que le nom. Dans l'esprit de Peter, il n'est rien de plus que le plus docile de ses sous-fifres. Il ne lui délègue pas de tâches importantes, il se débarrasse seulement de celles qu'il trouve gênantes. Peter Pan ne partage pas, il se réserve tous les droits, tous les plaisirs. Tout ce qu'il semble donner ou transmettre n'est qu'illusion. Il n'est pas le type de personnes qui offre ou apprend, il est celui qui s'accapare, prend tout comme il le veut. Il est le roi du pays imaginaire, "le souverain absolu de droit magique", serait-il tenté de dire. Personne ne lui arrive à la cheville, personne ne partage son pouvoir. Même si ses garçons le pensent, personne chez lui ne prend du galon. Chacun en perd pour ne plus être que les outils de sa réussite. Il se sert de ses troupes comme il se sert de l'eau fournie par Neverland pour boire. Oui, voilà qui est une bonne image. Il se sustente en gloire et en pouvoir à la sueur du front des garçons perdus. Tandis que ces pensées cheminent dans l'esprit de Léonie, tout fini par se mélanger. Ses craintes, sa concentration, son dégoût, ses réflexions, sa fatigue. C'est la débandade. Elle trébuche comme elle le redoutait. La jeune femme ne tombe pas, mais ses pieds, en s'emmêlant dans les racines en en faisant bouger l'épaisse couche de feuilles, a produit un bruit monstre. Vite, elle se cache derrière un arbre, tandis que Peter fait volte-face. Les yeux du dirigeant du Pays Imaginaire accrochent un rayon de lune. Ils brillent comme ceux d'un fauve qui chasse, pense soudain Léonie. Elle s'aplatit contre le tronc autant qu'elle le peut. Tant et si bien que l'écorce rugueuse lui en meurtrit le dos. Elle serre les dents. Elle ne doit pas faire de bruit. Elle doit découvrir ce qui se trame sans elle-même être découverte. Elle ne s'en rend pas compte, mais sa respiration devient plus forte, beaucoup trop audible. Elle se risque finalement, après de longues et angoissantes secondes, à jeter un rapide coup d'oeil sur le côté du tronc, par dessus son épaule, vers le sentier invisible. Peter n'est plus là. Elle pense qu'elle l'a perdu, qu'il est reparti en marchant plus vite et qu'elle devra réitérer sa filature le lendemain pour finalement espérer trouver quelque chose. Dépitée, la jeune femme s'apprête à jurer. Mais les mots meurent dans sa gorge quand elle sent la pointe acérée d'un poignard posée contre sa nuque, à travers l'épaisseur de sa chevelure.
- Un seul geste brusque et tu le regretteras amèrement, Léonie, l'avertit la voix de Peter, dans son dos. Ce serait dommage d'entailler un si beau cou, tu ne crois pas ? ajoute-t-il d'un ton narquois.
Pour l'instant, il n'applique pas assez de pression pour la blesser, malgré la lame plutôt aiguisée. Mais l'un comme l'autre sait que l'éternel jeune homme gère son poignard à la perfection. Un mouvement de poignet subtile ou même un doigt qui se déplace selon un certain angle sur le manche de l'arme et la menace se transformera en une action tangible. Malgré ses jambes flagolantes et la sueur froide qu'elle sent perler sur son front et couler dans son dos, l'apprentie espionne trouve la force de lâcher un : - Eh merde.
- Juron de circonstence au vu de tes talents d'enquêtrice, raille ouvertement Pan, écartant d'un revers de lame désinvolte quelques mèches de cheveux de la nuque de Léonie.
Un frisson d'angoisse parcourt la jeune femme de la tête aux pieds.
- Qu'est-ce que ça peut te foutre ? ricane-t-elle nerveusement.
- Allons, allons, murmure son interlocuteur, toujours aussi moqueur.
Le ton de sa voix est calme, trop calme. Le genre de sérénité qui annonce l'approche de la tempête, voire directement son début. Peter continue à adopter le comportement qui suit sa ligne de conduite habituelle. Il feinte, use de petits tours et de menaces. Il fait mine d'être calme, mais sa colère, à défaut d'être froide, est souvent une rage noire. Il marque une longue pause, comme pour se ménager un suspense, à tel point que Léonie commence à se demander si ce personnage pas banal n'a pas un réel soucis mental.
- Je songerais à rester polie, si j'étais toi. N'oublie pas qui est armé et qui est vulnérable, ici.
En un accès de colère mystérieux probablement dû à la tension qu'elle sent monter en elle, la jeune femme exprime ce qu'elle a pensé plus tôt. En une version... bien moins délicate : - Ah, quand même, tu as retrouvé l'usage de la parole ! Je commençais à croire que les rares neurones qu'il te restait venaient de mourir de désespoir un à un devant ta stupidité.
Elle se stoppe après ce mot et se mord la lèvre inférieure, jurant en son for intérieur. À croire qu'une partie d'elle-même tient à mourir de la main de Peter Pan, dans un coin paumé du Pays Imaginaire ! Si elle ne risquait pas de recevoir un coup de poignard de ce taré suspicieux posté dans son dos, elle se frapperait le front du plat de la main. Si Léonie pouvait faire volte-face, elle verrait que les yeux de Peter lancent, pendant un bref instant, des éclairs menaçants. Mais le jeune homme se reprend rapidement et opte pour son habituel comportement désinvolte.
- Quand je considère un bref instant la façon dont tu comportes, j'aurais plutôt tendance à croire que c'est toi qui es idiote, réplique le chef du Pays Imaginaire, moqueur.
Alors que Léonie s'apprête à lui répondre d'un ton acerbe d'aller se faire voir, il enchaîne sans lui laisser le temps de parler : - Cependant, même si ton courage vire dangereusement à l'inconscience, je dois tout de même reconnaître que tu es brave.
Il marque une courte pause avant d'ajouter avec une douceur qui surprend son interlocutrice : - Alors... tu voulais voir où j'allais et pour quelle raison ? Je vais te le montrer.
Ôtant la pointe de son poignard de la nuque de la jeune femme, il lui saisit délicatement le poignet et l'entraîne à sa suite. Elle est toujours tellement surprise qu'elle ne pense même pas à se dégager.
***
- ... et c'est de cette façon que j'ai perdu ma femme à tout jamais, achève Pan avec une voix où l'on sent toute sa douleur.
Il désigne la croix de bois qui marque l'emplacement de la tombe symbolique de sa femme. En effet, il a expliqué à Léonie qu'aucun corps ne repose là : c'est un moyen qu'il a trouvé pour avoir un lieu calme et reculé où se recueillir. Peter a aussi dit qu'il n'avait pas choisi cet endroit par hasard. Il a choisi d'honorer la mémoire de son épouse sous l'étoile la plus visible de sa constellation favorite.
Les joues baignées de larmes, Léonie le regarde sans parvenir à articuler un seul mot.
- Je suis... vraiment désolée de ce qu'il s'est passé, parvient-elle finalement à dire, tout en lui prenant doucement la main.
- C'est gentil de ta part, mais tu n'y es pour rien, répond Peter en prenant délicatement son autre main.
D'un élan commun, ils posent leurs fronts l'un contre l'autre. En regardant leurs mains entrelacées, la jeune femme se pose mille questions. Et si elle avait eu tort ? S'il était finalement quelqu'un de plus sensible qu'elle ne le croyait ? Si ces sentiments qu'elle ressentait pour lui et qu'elle tentait de réprimer depuis plusieurs mois pouvaient finalement aboutir à quelque chose... de beau ?
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