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L'eau se déverse à flot sur le bitume. Les phares de mon père peinent à éclairer les virages devant nous. Il est concentré, je le vois au pli entre ses sourcils poivre et sel. Malgré ses quarante-cinq ans, mon père reste un bel homme. Je vois les femmes le regarder où qu'on aille. Il ne fait rien pour pourtant, mais avec son corps athlétique, ses yeux bleus et ses cheveux blonds sauvages, elles sont attirées comme des abeilles. Mon frère aîné lui ressemble beaucoup, contrairement à Aiden et moi. Cheveux blonds toujours en bataille, de grands yeux bleus et un sourire ravageur. Jay a vingt-quatre ans, il est le plus bagarreur de la fratrie. Assez solitaire, il n'a jamais fait confiance à personne. C'est un peu un défaut de famille, aucun de nous n'est très sociable. Sûrement à cause de nos nombreux déménagements.

J'étais très jeune quand ma mère est morte. Ils n'en parlent jamais. Depuis son décès, on n'est jamais restés plus de deux ans dans la même ville. Mon père est devenu de plus en plus occupé par son travail, on ne le voyait plus qu'aux repas. Puis Jay l'a rejoint à la fin du lycée. On ne s'est plus retrouvés que tous les deux avec Aiden. Jusqu'à ce qu'il ai lui aussi l'âge de quitter le lycée, et qu'il me quitte moi aussi. Depuis, j'ai l'impression qu'ils me cachent quelque chose. Je les surprends à discuter à voix basse, à me lancer des coups d'oeil pour être sûrs que je ne les écoute pas, ils s'absentent souvent à des heures tardives et reviennent tâchés de boue et parfois même de sang. Ils font comme si de rien n'était, mais depuis un certains temps, ils ont l'air plus tendus et font moins attention.

Ma tête heurte la vitre à cause des irrégularités de la route. La nuit est tombée et on n'est toujours pas arrivés. Je soupire, cela fait une journée entière que l'on roule. On s'est arrêtés dans un restaurant en bord de route pour manger un bout sur le pouce. Mon dos me fait mal à force de rester assise et j'ai fais le tour de ma playlist au moins cinq fois. Je jette un oeil au GPS. Il indique qu'il nous reste moins d'une heure de route. Yes ! J'ai hâte de me jeter sur un lit douillet et de prendre une bonne douche bien chaude. L'avantage de déménager aussi fréquemment, c'est que l'on a apprit à ne garder que le strict minimum. Donc on n'a pas à déballer dix cartons chacun. Mon père préfère ne pas s'encombrer de meubles lourds et vieux, c'est pour ça qu'on loge uniquement dans des maisons déjà meublées. Ça nous évite aussi de trop nous attacher aux logements, ça devient moins personnel. Mais le problème, c'est qu'on n'a jamais eu de véritable chez nous. Quand je vois les filles des lycées où je vais, elles ont toujours vécu dans la même ville, elles y connaissent tout le monde, ont parcourut chaque centimètres carrés de leur ville, et finiront sûrement mariées avec leur voisin à trois rues de leurs parents. Si avec mes frères on arrive à avoir un bon ami, c'est déjà un exploit. Les phares de la voiture illuminent le panneau d'entrée de la ville:

« Bienvenue à Silverton, Comté de Marion, Oregon, 9 222 habitants ».

Youpi. L'Oregon, un état pluvieux et boisé. Ça va nous changer de la Californie et de ses plages. Remarque, on aura sûrement moins de bouchons. D'ailleurs, demain il faudra qu'on s'occupe d'acheter une voiture d'occasion avec mes frères. Eux deux vont bosser avec mon père, mais moi j'en ai besoin pour le lycée, et il ne faut pas traîner vu que je commence lundi. Encore une fois, je serai la nouvelle de l'école. On s'y habitue, mais être l'objet de tous les regards ce n'est pas trop ma tasse de thé. Mais je me dis que toute cette effervescence passera vite, au bout d'une semaine ils se lasseront de moi, l'ennuyeuse et anti-sociale Théa. La voiture s'engage sur un chemin de terre obscur, bordé des silhouettes interminables d'arbres sombres, et s'enfonce sur une centaine de mètres avant que le bâtiment n'apparaisse. En larges pierres apparentes grises et beiges, montée sur deux étages avec de grandes fenêtres aux cadrans noirs, cette maison dégage un charme certain malgré son évident manque de soins. La voiture s'arrête devant les escaliers en béton brut encadré de rambardes en fer noires, qui donnent accès à une épaisse porte en bois. Les phares restent éclairés, nous permettant d'admirer la bâtisse.

— C'est dans la famille depuis quelques générations, dit simplement mon père.

Il ouvre la portière sans en dire plus, et nous siffle pour qu'on lui emboîte le pas. On s'empresse tous trois de détacher nos ceintures et de descendre du 4x4. On débarrasse les quelques sacs qu'on a emporté, et talonnons notre père dans l'entrée de la maison. Il tâtonne des deux côtés de la porte et fini par trouver l'interrupteur. La lumière nous éblouit quelques secondes, puis nos yeux s'accommodent et on peut admirer l'intérieur sobre et spacieux. Nous faisons face à un large couloir aux tapisseries ivoires, sur le côté gauche se trouve un escalier droit en bois, qui donne sur le premier étage. Un vieux tapis bordeaux recouvre le parquet foncé le long du couloir. Mon père dépose son vieux bombardier marron dans un placard que je n'avais pas remarqué sur la droite, puis s'enfonce dans le couloir, éclairant au fur et à mesure les imposants lustres à pampilles étincelants. Jay et Aiden balancent leurs vestes dans le placard, et se bousculent pour passer en premier dans l'escalier, se disputant pour avoir la plus grande chambre. J'esquisse un léger sourire et dépose à mon tour mon bombardier dans le placard. Je préfère rejoindre mon père au bout du couloir que de me mêler à la dispute de mes frères. J'y découvre une cuisine aménagée rustique aux placards blancs et aux plans de travail en chêne foncé. Mon père est appuyé à l'encadrement d'une porte-fenêtre, donnant sur un jardin ouvert sur le bois qui nous entoure. Il semble pensif, complètement perdu dans ses souvenirs. Je traverse la cuisine sans bruit et lui caresse doucement le dos. Ça le sort de ses songes.

— Tu es déjà venu ici ? je lui demande lorsqu'il me toise.

Il replonge son regard dans l'obscurité. Je me demande s'il compte me répondre ou m'ignorer, mais il inspire profondément.

— Il y a longtemps, avec ta mère.

Il marque une pause. Je pince les lèvres, il n'aime pas parler de ma mère, ça le rend toujours triste. D'habitude j'évite toujours le sujet, mais là j'ai fais une boulette. Généralement, il n'est pas très bavard quand son nom tombe sur la table.

— Vous n'étiez même pas nés, tes frères et toi.

Un demi-sourire se dessine et forme une fossette sur sa joue. Ses yeux brillent d'un souvenir heureux.

— Elle adorait cet endroit.

Je ne sais pas quoi dire. J'aimerais en savoir davantage, mais j'ai peur de dire le truc de trop. Alors je préfère me taire et lui sourire. Il passe son bras autour de mes épaules et me serre contre lui. Il sent la transpiration dû au trajet, la menthe et le vieux cuir. Cette odeur me fait sentir chez moi. Ma place est ici, avec mon père et mes frères, où qu'on soit. La pluie a cessée et a laissée place à une agréable brise fraîche. Mon col roulé marron me tient juste assez chaud pour que je ne frissonne pas sous cet air humide. Je ferme les yeux et savoure cet instant de paix avec mon père.

Le chahut de mes frères se rapproche, et bientôt ils débarquent dans la cuisine, me cherchant des poux à coup de chatouilles ou en me frictionnant les cheveux. Puis ils se remettent à se taper dessus pour savoir qui pisse le plus loin. On fini par s'installer à table, pour manger en vitesse quelques boîtes de conserves qu'on avait en réserve. Aucun de nous n'a envie de cuisiner après tout ce trajet.

Une fois dans ma nouvelle chambre, je pousse un long soupir. La pièce est simple et élégante. Les murs sont d'un beige soutenu illuminé par la lumière chaude qui se dégage d'un lustre suspendu au centre d'une rosace blanche. Elle dispose d'un grand dressing, et d'une salle de bain lumineuse qui comprend une douche italienne et une baignoire en forme d'oeuf, ainsi qu'un meuble supportant une épaisse vasque en faïence surplombée d'un large miroir. Le lit est si confortable que la flemme s'empare de moi. Je me déshabille en deux en trois mouvements, puis me glisse sous les couches de draps et couvertures chaudes. J'ai les yeux qui piquent, quelques larmes s'échappent de mes paupières avant que je sombre.

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