Chapitre 26
Plongée dans le noir, assise sur le parquet rugueux, j'entends le claquement des Richelieus de mon père. Sa voix grave perce le silence donnant des ordres étouffés au chauffeur. Puis, la clef tourne dans la serrure, libérant un raie de lumière aveuglant.
-"Bonjour Evelyn, comment allez vous ? Pouvez vous marcher jusqu'au petit salon", me demande t'il son visage aussi froid qu'impassible.
Je ne dis rien, me contentant d'hocher la tête en signe positif. Pour le moment, j'ignore ce qu'il se passe, et surtout ce qui l'a décidé à me libérer. Je marche lentement dans les couloirs sombres de la demeure familiale, mon esprit alourdi par une série d'événements que je peine encore à comprendre.
La lumière vacillante des lustres projette des ombres inquiétantes sur les murs, créant une atmosphère oppressante mais l'ombre la plus inquiétante est celle de mon père. Il se tient derrière moi, le dos courbé, le regard froid et glacial, marchant comme un robot sans âme.
On dit que l'on sent quand quelque chose ne se passe pas comme il faudrait, mais là, je me sens comme une bête que l'on pousse à l'abattoir.
On s'arrête dans le petit salon, à côté de l'immense cuisine. Le grand mur en bois austère laisse entrevoir des étagères remplis de livre poussiéreux. Les canapés de la même couleur, trône devant une table basse rectangulaire, où sont servies deux tasses à thé.
Nous nous asseyons, l'un en face de l'autre, se confrontant chacun ne voulant détourner le regard. Je sens une tension palpable dans l'air, comme si chaque mot, chaque geste, chaque souffle portait un poids immense.
Mon père affiche une expression qu'il tente de rendre impénétrable, mais ses yeux trahissent une lueur inquiétante. Il n'a jamais été un homme aimant, mais aujourd'hui, quelque chose en lui semble encore plus sinistre.
-"Vous savez, Evelyn," commence-t-il, sa voix se fissurant légèrement, "la famille Shaffer a toujours été une dynastie de pouvoir et de contrôle. Nous avons traversé des épreuves plus dures que celles que vous avez endurées."
Je fixe ses mains qui continuent de s'entremêler nerveusement. Ses doigts, habituellement si sûrs et puissants, tremblent légèrement. Une veine palpite sur sa tempe, signalant une agitation intérieure qu'il ne parvient pas à dissimuler.
Pourquoi cette nervosité soudaine ? Un homme comme lui ne montre jamais ses faiblesses, sauf s'il y a une raison précise.
Mon regard dérive vers les tasses à thé sur la table. Elles sont identiques, parfaites, à l'exception de la théière en porcelaine blanche. Elle est d'un travail d'orfèvre très impressionnant mais un détail subtil attire mon attention : deux petits trous d'air sur la théière, presque invisible, mais suffisamment distinct pour éveiller ma curiosité.
C'est une création ingénieuse, propre à notre famille, toujours si soucieuse des apparences et des dispositifs secrets.
Je soupire intérieurement, presque déçue de la tournure des événements. Le sarcasme laisse un goût amer dans ma gorge.
Quelle mauvaise publicité cela ferait si mon père me tuait à coup de couteaux.
-"Je suis désolée Evelyn," répète mon père, sa voix s'adoucissant étrangement. "Je n'aurais pas dû vous priver de nourriture. Vous êtes une Shaffer et vous méritiez d'être traitée comme tel."
Ses paroles résonnent étrangement faux. Mon regard se porte à nouveau sur la théière, cette fois plus attentivement.
C'est une théière ancienne, que l'on appelait théière des assassins. Un mécanisme complexe et ingénieux permettrait de verser deux liquides différents, un empoisonné et l'autre inoffensif.
En bloquant un des trous, on peut contrôler le liquide qui sort, soit celui dans la chambre du haut, soit celui dans la chambre du bas.
Mon esprit travaille rapidement, analysant les implications de cette découverte. Si mon père utilise ce genre de subterfuge, cela signifie qu'il prévoit de verser un liquide pour lui, inoffensif, et un autre pour moi, potentiellement mortel.
C'est un stratagème astucieux, à la hauteur de ses machinations habituelles.
-"Dans ce cas, buvons au Shaffer" dis-je doucement, cachant ma méfiance.
Je prends la théière, observant chaque mouvement de mon père du coin de l'œil. Il garde son regard fixé sur moi, ses doigts toujours entrelacés de manière nerveuse. Avec précaution, je manipule la théière, couvrant le trou d'air de la chambre du haut, avec mon doigt pour le servir.
Je le fais lentement, surveillant les signes de son irritation et de sa terreur, son visage se fronce, se ridant de colère. Il sait que j'ai compris mais ne bronche pas, il pense encore qu'il peut renverser la situation.
Mais je suis la digne fille de mon père, un tel stratagème ne marchera pas sur moi.
Une fois sa tasse remplie, je relâche le trou d'air, pour appuyer discrètement sur l'autre et verser le deuxième liquide dans ma propre tasse.
Je pose la théière, maintenant convaincue de la nature du piège. Il avait prévu un thé empoisonné pour moi et un inoffensif pour lui. Je prends ma tasse et la porte à mes lèvres, observant attentivement sa réaction.
Il ne peut masquer l'irritation qui traverse son visage en sentant son plan lui échapper entre ses doigts. Cette expression, je l'ai déjà vu sur beaucoup de visages...
Elle pourrait être presque reproduite à la perfection part n'importe lesquels des Shaffer.
Et elle aurait pu être parfaite si elle ne manquait pas d'une touche de désespoir.
Il est là le piège.
Mon père savait que je me rendrais compte que la théière est empoisonnée.
Et il sait aussi que le seul moyen que je sache lequel de ces liquides est un poison, c'est de lire en lui. Alors quand un Shaffer est acculé, il ne lui reste que : le bluff.
A trop imiter à la perfection, l'imitation en vient à manquer de réalisme.
Après ces déductions, j'attrape son verre sous son regard complétement ébahie et prends une gorgée, sans quitter ses yeux des miens. Mon cœur bat la chamade, mais je garde mon visage impassible.
La tension dans la pièce est palpable, chaque seconde qui passe semble éternelle. J'attends, observant chaque micro-expression sur son visage, chaque signe de frustration ou de satisfaction.
-"Nous devons rester unis, quoi qu'il arrive, n'est ce pas père ?", je lui demande en sirotant tranquillement le thé.
Il ne dit rien, mais je vois une lueur d'incertitude dans ses yeux. Il sait que j'ai compris son stratagème, mais il ne peut rien faire. Pas maintenant. Pas sans exposer ses véritables intentions et s'heurter à un potentiel scandale quand je serais morte.
-"Alors dites moi pourquoi vous essayez de me tuer ?", je lui demande cash, les jambes croisées.
Immédiatement ses yeux s'agrandissent et il envoie valser la théière d'un revers de la main. Ses bras tremblent et il se tient debout, flageolant, ses convictions semblant bien lointaines. Son stratagème était si bien ficelé que jamais je n'aurais pu croire qu'il doutait autant.
-"Evelyn, tu dois comprendre... Je n'ai pas le choix... Je voulais que ça se fasse sans douleur, que tu ne ressentes rien", dit t'il à contre cœur sa voix rauque, désespérée.
J'écarquille les yeux en voyant une larme rouler le long de son visage. Ses traits retenu crispés, par toutes les années sont enfin détendus, laissant couler toutes ses émotions intarissables. Il pleure des torrents comme s'il n'avait jamais pleuré, et son visage est strié par le désespoir et la crainte.
-"Tu sais je suis devenue un monstre. Je pensais que ma condition enlèverait mes douleurs et que j'atteindrais plus rapidement mon objectif. C'est ce qu'on m'avait promis", hurle mon père son front se tendant de haine entre ses larmes, " Mais la vérité c'est que cette condition est une malédiction. Plus le temps passe, plus les émotions reviennent bien plus fortes que jamais, et tu les enfouies bien profondément, en te bernant d'illusions, pour ne plus sentir cette horrible culpabilité qui te ronges", continue Matthias, en enfonçant son visage entre ses mains.
Je me mords la lèvre, le cœur battant à tout rompre, mon cerveau essayant d'analyser les informations qu'il m'envoie. Mon père s'adosse à la cheminée, attrapant un couteau, d'une lame affutée.
-"De quoi parles-tu ? On trouvera une solution ensemble" je crie, tentant de maintenir une distance entre nous.
La panique s'installe dans mon esprit, voulant annihiler tout comportement logique. Quand je vois ce reflet argenté de la lame, je tremble à l'idée qu'elle puisse me transpercer.
Je n'ai pas pu arriver jusqu'ici pour mourir maintenant !
-"Si je ne te tue pas, je mourrai", dit-il, sa voix se brisant sous le poids de l'émotion.
Puis, Matthias pousse un cri guttural et se jette sur moi. Le monde semble ralentir alors qu'il franchit en quelques foulées l'espace qui nous sépare. Mon cœur bat à tout rompre, et une bouffée d'adrénaline envahit mon corps.
Je me lève d'un bond, évitant de justesse la première attaque. Le couteau s'enfonce dans le dossier du canapé, manquant de peu sa cible.
Mon père retire violemment la lame, et là ses yeux bleus, se changent en deux grands yeux rouges. Ses canines se mettent à pousser d'un blanc impeccable et son visage se déforme de haine.
Mon esprit refuse de comprendre, de croire à ce que je vois. Les vampires, c'est des histoires pour faire peur aux enfants, pas une réalité qui se dresse soudain devant moi. Chaque fibre de mon être hurle que je dois fuir, mais mes jambes sont comme ancrées au sol, paralysées par la peur.
La transformation s'est opérée en un instant, comme un cauchemar qui prendrait vie sous mes yeux. Les souvenirs d'une enfance protégée et aimée se brouillent, remplacés par cette vision d'horreur. Je suffoque, cherchant désespérément une échappatoire dans la pièce. Mon regard se pose sur la porte, mais la distance qui nous sépare me semble un gouffre infranchissable.
Je reste tétanisée un instant, les yeux écarquillés, incapable de réaliser ce qu'il se passe sous mes yeux. Et pourtant je suis bien obligée de l'admettre : les vampires existent. Et mon père est l'un d'entre eux.
Je n'ai pas le temps de me familiariser à cette idée, qu'il balance de nouveau l'arme vers moi, et je trébuche sur la table basse, en hurlant de terreur. Le verre des bibelots éclate sous mon poids, coupant mes mains et mes avant-bras.
Je crie de douleur mais ne perds pas une seconde. Rampant sur le sol, je cherche à me relever, le sang tachant le tapis sous moi. Je le sens se lécher les babines et se délecter de l'odeur de rouilles qui flottent dans la pièce. Il n'a plus rien du père qui pleurait, il y a quelques instant à peine.
Il me saisit par les cheveux, me tirant en arrière. Une douleur aiguë me transperce le cuir chevelu. Je tente de me dégager, frappant aveuglément en arrière. Ma main rencontre le visage de Matthias, mes ongles griffant sa joue.
Avant que je puisse réagir, mon père est repoussée, d'une force inhumaine, s'écrasant contre le mur d'en face. Une silhouette masculine vêtu d'un costume parfaitement ajouté au teinte rouge et noir. Un fil de montre a gousset pend de son veston.
-"Excusez moi du retard, j'avais une affaire urgente aux Midnight Elysium", s'excuse t'il en susurrant presque à mon attention.
Je reconnais immédiatement, sa voix charismatique, son accoutrement et son ton pouvant sembler détaché.
Nikolay Blackwood.
A peine a t'il prononcé sa phrase qu'il s'est déplacé d'une vitesse si rapide, que j'ai l'impression qu'il s'est téléporté. Sa main enserre le coup de mon père, ses propres pupilles rouges scintillant dans le petit salon.
Alors lui aussi... ?
Je titube, essayant de trouver une issue pour partir.
Après avoir fini de s'entretuer, ils vont venir boire mon sang ?
Un frisson me parcourt en me rappelant que j'ai osé le menacer.
-"Je ne te laisserai pas faire, Matthias" ordonne Nikolay, sa voix profonde et autoritaire.
Les pupilles de mon père oscille entre le bleu et le rouge, ne pouvant s'empêcher de me regarder doucement en sentant mes tremblements et ma peur.
-"Tu ne comprends pas, Nikolay", répond mon père, la voix tremblante. "Si je ne la tue pas, Zachaeus me tuera. La marque... elle va me détruire."
Je me sens tellement impuissante et dans l'incompréhension. Je n'ai jamais senti la situation m'échapper autant que celle ci. Tout ce que je croyais vrai, tout ce que je pensais : les falsifications de compte, ma mère, Nikolay qui poursuit Lyssandra...
Comment pouvais je être si proche et si loin de la vérité en même temps ?
Je suis face à une réalité que mon cerveau cartésien peine à ingérer et pourtant, les monstres des comptes de fées arpentent les rues la nuit.
Je me relève doucement, expirant pour essayer de garder mon calme et chasser ma peur.
-"Je veux tout savoir. Si ma vie est en jeu, j'estime en avoir le droit", je lance dans leur direction sous leur regard surpris.
*************
Bonjour à tous,
Les destins se lient petit à petit, les personnages évoluent...
Nikolay semble aider Evelyn pour une raison inconnue !
Et Lyssandra n'a pas réussi à arriver à temps...
Merci à vous d'avoir lu ce chapitre !
Lunarae.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top