Retour à Merusaglia
Le village n'avait pas changé. Pourtant, Leandru avait l'impression qu'il l'avait quitté il y a une éternité, peut-être à cause des circonstances de son départ qui s'apparentait plus à une fuite.
A Bastia, personne n'avait été présent pour l'accueillir et il en déduisit que sa famille n'avait pas reçu ses lettres.
Du port, il rejoignit la place Saint-Nicolas qu'il traversa ensuite et il entra dans le petit bureau que son père avait installé dans un immeuble avoisinant.
Il fut soulagé en constatant que l'un des meilleurs amis de son père s'y trouvait et ce dernier manqua d'avoir une attaque lorsqu'il reconnut le jeune homme.
- Oh Signore ! Oh Vergine ! Leandru, c'est bien toi ? Cumu va?
- Sò bè Iviu.
- Ton père... ton père a bien cru qu'il ne te reverrait jamais. Nous te croyions détenu en Allemagne !
- J'ai envoyé des lettres pourtant.
- Entre le continent et la Corse,...
- Je sais.
- Tes frères vont être fous de joie.
- Mes frères ?
- Ils sont rentrés il y a trois jours à peine avec les trois Casaleccia. Ils ont été évacués en Angleterre. Leandru, il faut que tu saches... Paul...
- Il est mort. Il est mort à Dunkerque. J'étais à ses côtés.
- Oh mon garçon, je suis tellement désolé ! Mais je parle et toi...il faut que tu rentres chez toi ! Je vais te conduire au village.
Leandru se rendit d'abord au Palais des Gouverneurs pour annoncer son retour au pays puis il ne dit rien pendant une bonne partie du trajet qui le menait chez lui. Il contempla avec émotion le paysage, ce paysage qui lui avait tant manqué.
Il songea également aux Casalecccia qui avaient eu la chance de rentrer tous chez eux. Il ne les avait pas vu à Dunkerque mais manifestement, ses frères avaient croisé Charles, Pasquale et Filippu.
Iviu arrêta sa voiture à un kilomètre environ du premier hameau de Merusaglia.
- Il vaut mieux que je prévienne ton père avant qu'il ne te voit. Il pourrait se sentir mal.
Leandru fit un petit signe de tête puis il regarda l'ami de son père partir en courant vers le village.
Il me mit pas longtemps à revenir.
- Ils sont tous au bar-tabac. Ah ils t'attendent avec impatience.
Quelques minutes plus tard, le jeune homme tombait dans les bras de ses parents en retenant difficilement ses larmes.
Puis ses frères le prirent chacun à leur tour pour une accolade qui semblait ne plus vouloir finir. Le propriétaire du bar offrit un verre à toute la clientèle présente et ce n'est qu'une heure plus tard que tout le clan Venazzi quitta les lieux pour retourner à Stretta.
Leandru s'apprêtait à suivre son père lorsqu'il remarqua à une centaine de mètres la silhouette d'une jeune fille qui s'approchait du bar-tabac.
D'abord incertain, il fronça les sourcils lorsqu'il reconnut Elisabetta.
La benjamine des Casaleccia avait grandi, elle avait perdu son visage enfantin et ses cheveux déjà très long lui arrivaient à hauteur de ses hanches.
Elle avait toujours le regard fier et la stature bien droite mais Leandru la trouva changée, terriblement changée sans pouvoir mettre le doigt sur ce qui le troublait le plus. En la voyant s'approcher lentement, il comprit que l'arrogance dans ses yeux avait disparue et qu'un voile de tristesse l'avait remplacée.
Leandru frissonna bien malgré lui en remarquant la robe noire et le fichu de la même couleur que portait Elisabetta : elle était en deuil et le jeune homme savait qu'il ne s'agissait pas de l'un de ses frères puisque Iviu lui avait dit qu'ils étaient tous revenus.
Alors qui ? La vieille Alba ? C'était probable. Après tout, elle avait déjà quatre-vingt-sept ans.
Elisabetta le dévisageait avec un certain malaise puis, elle jeta un coup d'œil derrière elle comme pour s'assurer qu'elle était seule et elle s'avança vers Leandru.
Elle s'arrêta à quelques mètres de lui et sans trop oser le dévisager elle murmura :
- Je suis sincèrement désolé pour votre frère.
- Il est mort au combat, en se battant pour la liberté de notre pays.
Gabriel, François et Jean sont rentrés...
- Oui. Ils...ils ont eu le temps de faire leurs adieux à mon père.
- Leurs...adieux ?
Leandru observa alors attentivement Elisabetta et il comprit : ce n'était pas Alba qui était décédée mais Dumé. Il eut alors envie de prendre la main de la jeune fille en signe de compassion mais il se retient en voyant arriver Gabriel rapidement.
- Il est mort il y a deux jours. Il... il était gravement malade.
Dans un souffle et sans pouvoir retenir ses larmes, Elisabetta fixa son ennemi le regard sombre :
- S'il n'avait pas eu tant d'ennuis avec votre famille, il serait peut-être encore en vie. Tout est de votre faute !
Leandru ne put répondre car la jeune Casaleccia fit demi-tour et s'enfuit en pleurant.
Elle ne s'arrêta même pas en passant devant son frère aîné. Ce dernier, pensant que Leandru lui avait dit quelque parole déplacée, fonça vers le benjamin des Venazzi.
- Qu'as-tu encore fais pour qu'elle s'enfuie de la sorte ?
- Rien...je...elle m'a dit qu'elle était désolé pour Paul et puis...elle a évoqué le décès de votre père en me crachant que nous en étions responsables.
- Il vaudrait mieux qu'aucun de vous ne vienne à l'enterrement.
Gabriel présenta ensuite du bout des lèvres ses condoléances pour le décès de Paul puis il se dépêcha de rejoindre sa petite sœur.
En soupirant, Leandru regagna lentement Stretta.
- Qu'est-ce que cette gamine te voulait encore ?
Le jeune homme se tourna vers Charles qui l'avait apostrophé tandis qu'ils marchaient d'un pas rapide vers leur demeure.
- Me présenter ses condoléances.
- Oh, c'est étonnant de sa part.
- Je ne savais pas que Dumé était malade.
- Moi non plus. Au moins, nous aurons la paix à présent.
Terriblement heurté, Leandru s'arrêta net :
- Comment peux-tu dire une chose pareille Charles ?
- Parce que ça te choque ?
- Jamais je ne me réjouirai de la mort d'un homme. D'un allemand peut-être mais pas d'un habitant de Merusaglia.
- On dirait que la guerre t'a fait perdre la raison petit frère.
- Au contraire, elle m'a ouvert les yeux. Toi aussi tu t'es battu à Dunkerque. Toi aussi tu as vu nos compagnons mourir sous tes yeux. Comment peux-tu rester insensible à tout cela ?
J'ai vu des hommes et des femmes mourir, des civils qui n'avaient rien demandé. Une jeune fille est morte dans mes bras, deux gamins ont perdu leurs parents à cause des Boches. Et tu me demandes de me réjouir parce que les Casaleccia ont perdu leur père ? Non, je regrette Charles mais ça,...je ne peux pas.
Tu penses que tu serais ravi d'apprendre que Gabriel se moque de toi si papa nous quittait ?
- Je pense que tu devrais venir t'installer avec Angèle et moi à Ponte Leccia. Papa aimerait que j'administre le domaine et je vais avoir besoin de quelqu'un pour me seconder et surveiller nos employés.
Leandru ne dit rien : ce n'était peut-être pas une mauvaise idée de quitter le hameau quelques temps. Etant donné qu'Elisabetta était bouleversée par la mort de son père, ce n'était vraiment pas le moment pour essayer d'avoir une franche conversation avec elle.
Deux jours plus tard, le jeune homme déballa ses affaires dans la chambre que lui avait attribuée son frère.
Charles voulait que Leandru réfléchisse au moyen d'étendre le nombre de leurs clients : si à Bastia et sa région, Antoine Venazzi écoulait facilement la production du domaine de Rogliano, il n'avait aucun client dans le Nebbiu ou la Balagne.
Le jeune homme songea qu'il pouvait déjà installer un point de vente à Corti qui n'était distant que de vingt kilomètres. Sa tante Teresa qui tenait un restaurant avec son mari pourrait écouler une partie de la production et, grâce au bouche-à-oreille, permettre de faire connaître le domaine de Ponte Leccia.
Une semaine après son retour, Leandru se dit que son frère et son père avaient eu une bonne idée : se replonger dans le travail et les affaires familiales lui permettaient de ne plus penser aux cinq derniers mois.
Il n'avait cependant pas oublié sa promesse et dès le lendemain de son installation dans le nouveau domaine viticole de son père, il écrivit une très longue lettre à Juliette et Marius.
-----------------
Lexique :
Oh Signore ! : Seigneur Jésus
Oh Vergine ! : Sainte Vierge
Cumu va? : comment vas-tu ?
Sò bè : je vais bien
Iviu : prénom corse signifiant Yves
--------------------------
Je sais, j'avais dit plus de morts. Ah non j'ai pas dit ça en fait !!! MDR
Bon, après, Dumé était malade, il aura eu moins eu la joie de revoir ses fils (vous voyez je ne suis pas si mauvaise que cela...)
Bon, Leandru s'en va à Ponte Leccia, un peu raté pour se rapprocher d'Elisabetta non ?
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top