Représailles
Devant Elisabetta pétrifiée, Leandru Venazzi sortit avec lenteur de la voiture. Il avait le visage terriblement contracté et il semblait sur le point d'exploser de colère. Prudemment, la jeune fille estima plus sage de quitter les lieux sans se faire repérer.
En rentrant chez elle, la benjamine des Casaleccia se dit qu'elle allait devoir rester cloîtrée un bon moment chez elle pour éviter de subir les foudres de Leandru. Elle ne put cependant cacher son trouble à sa grand-mère qui l'interpella dès son retour :
- Tu sembles inquiète ma chérie...
- Il est revenu.
- Il ?
- Leandru Venazzi.
La jeune fille cracha littéralement ce nom qu'elle haïssait plus que tout. Alba Casaleccia profita de l'absence de la mère d'Elisabetta pour avoir enfin la conversation qu'elle attendait depuis juillet. Sans réelle surprise, elle écouta sa petite-fille lui avouer qu'elle était responsable de la maladie de Leandru.
- Je n'imaginais pas que tu aurais un jour de telles idées Lisa. Pourquoi ne pas en avoir parlé ?
- Je...
- Je sais, tu en as fait une affaire personnelle à présent. Cependant, tu comprends que je dois mettre ton père, ton frère et ton oncle au courant ? Leandru va sans doute te considérer responsable de son retour au village.
- Et si j'avais menti à son sujet, c'est son odieux père qui n'aurait cessé de m'en vouloir. Ne dit rien à papa s'il te plait grand-mère. Il n'est pas bien, je ne voudrais pas...Il est dans sa chambre ?
- Oui. Le docteur Rocchini doit venir demain. Il dit qu'il a peut-être un traitement à base de plantes qui pourrait soulager sa douleur.
- Mais ça ne le guérira pas n'est-ce pas ?
- Lisa...
- Quand ? Combien de temps lui reste-t-il grand-mère ?
- Le docteur Rocchini n'en a aucune idée.
- C'est injuste ! Papa a toujours eu une excellente santé. Pourquoi lui ? Pourquoi maintenant ?
Elisabetta, qui n'avait pas pris la peine de retirer son manteau, s'enfuit de sa maison. Elle marcha sans vraiment regarder où elle allait et elle se retrouva sans le vouloir non loin du hameau de Stretta. La jeune fille ne vit pas qu'un homme, qui sortait du bar-tabac qui se situait à quelques mètres de là, appelait quelqu'un à l'intérieur du bâtiment. Et quand elle reprit le chemin de Convento, elle ne remarqua pas qu'une ombre la suivait discrètement.
En pleurs, Elisabetta s'assit un instant sur le muret de pierre qui bordait la route et elle observa la vallée face à elle. Puis, elle se rendit à l'arrière de sa maison où elle joua quelques instants avec H'Orsu. Elle allait rentrer lorsque son chien se mit à grogner. La jeune fille lui intima l'ordre de rester auprès d'elle puis, le cœur battant, elle scruta les alentours.
- J'ai passé une nuit complète à la gendarmerie de Bastia par ta faute. Ils m'ont traité comme si j'étais un voleur. Moi ! Alors que je voulais simplement pouvoir servir ma patrie. Et tout cela c'est ta faute !
Elisabetta regarda Leandru Venazzi s'approcher d'elle d'un air menaçant. Elle voulut crier mais elle fut incapable d'émettre le moindre son. Comme elle était en contrebas de sa maison, elle savait que personne ne pouvait la voir. Seul H'Orsu pouvait la défendre contre cet odieux personnage. Pour une fois, la jeune fille ne put cacher son désarroi devant son ennemi :
- Pourquoi ne me laissez-vous donc pas tranquille ? Mon père est mourant, mes frères ne nous donnent aucune nouvelle et votre père m'a accusée d'être responsable de votre disparition. J'en ai assez ! Je ne vous ai rien demandé mais vous persistez à vous acharner contre moi. Laissez-moi ! Partez avant que je ne lâche mon chien sur vous !
Un instant déstabilisé par les pleurs d'Elisabetta, Leandru se reprit très vite :
- Tu n'oserais quand même pas...
Le jeune homme n'eut pas le temps de terminer sa phrase : H'Orsu se précipita sur lui et il fut obligé de s'enfuir. Il évita de justesse la morsure du chien et il se jura qu'il aurait un jour sa revanche. La détresse d'Elisabetta ne l'avait même pas touché. Son père était mourant ? Allons donc, il était en pleine forme la dernière fois qu'il l'avait vu. Elle jouait la comédie à n'en pas douter.
A Bastia, il n'avait pas fallu longtemps pour que la rumeur de l'arrestation de Leandru ne se propage en ville. Antoine Venazzi possédait de nombreuses entreprises dans et en dehors de la ville et très vite, certains de ses clients crurent les bruits colportés par ceux qui avaient vu l'arrivée du jeune homme dans les locaux de la gendarmerie. Ainsi, selon deux hommes, Leandru Venazzi avait été arrêté pour avoir tenté de se rendre en Allemagne afin d'y rejoindre l'armée.
La famille Venazzi étant ouvertement hostile au gouvernement français, le raccourci avait été facile à faire et les conséquences pour le clan ennemi des Casaleccia furent immédiates. Alors que Leandru tournait comme un lion en cage dans sa cellule, plusieurs clients importants d'Antoine Venazzi proclamèrent qu'ils ne voulaient plus traiter avec lui et qu'ils se tourneraient vers l'Italie toute proche.
Les finances du clan n'étaient déjà pas brillantes, et cet incident risquait d'être fatal à toute l'activité économique développée par Antoine Venazzi. Leandru, qui avait bien compris que son père était au bord de la débâcle, avait tout mis sur le dos d'Elisabetta. Cette peste était la cause de bien des soucis et il n'en pouvait plus. A présent, sa famille presque ruinée, il n'aspirait plus qu'à une seule chose : se venger.
Antoine Venazzi avait tenté de cacher à son plus jeune fils les nouveaux déboires financiers auxquels ils devaient faire face mais Leandru avait surpris une conversation entre ses parents et sa haine envers Elisabetta Casaleccia s'était encore renforcée.
Non contente de démolir chaque jour un peu plus la réputation de sa famille, la jeune fille avait développé avec sa mère et sa grand-mère de nouvelles activités et l'emprise des Casaleccia sur le village et les alentours semblait à nouveau aussi importante que cent cinquante ans auparavant.
Un mois après son retour de Bastia, Leandru apprit qu'un atelier de tissage et tricotage de laine de brebis corse avait été ouvert au village et que toutes les femmes des villages environnants y accouraient pour y acheter écharpes, capes, pulls, gilets, coussins, tapis décoratifs ou encore des couvertures. Trois femmes avaient même été engagées pour faire face à l'afflux de commandes.
Alors que l'empire des Venazzi s'effondrait peu à peu, le clan Casaleccia lui, retrouvait son lustre d'antan. Leandru en oublia presque la guerre et le conflit qui opposait la France à l'Allemagne jusqu'à ce que le gouvernement français instaure l'interdiction de consommer de la viande le vendredi, de vendre du bœuf les lundi et mardi à l'exception du porc, du cheval ou de la chèvre. Mais très vite ses préoccupations se centrèrent à nouveau sur le clan Casaleccia. À la fin du mois de janvier, il apprit avec son père, que leur nouvelle demande au sujet de leur exploitation viticole avait été refusée encore une fois. Leandru savait qu'il ne fallait pas chercher bien loin : Alba et Dumé Casaleccia étaient forcément liés à ce refus.
Dans le même temps, le jeune homme constata que l'atelier de tissage ouvert par les ennemis de sa famille n'était plus cantonné à une petite pièce de leur demeure mais qu'il avait été déplacé dans une vaste habitation du village, autrefois laissée à l'abandon, et qui avait été rénovée pour l'occasion.
Par une froide journée ensoleillée, Landru fini par croiser à nouveau Elisabetta dans les rues du village. Son sang ne fit qu'un tour : la jeune fille marchait fièrement, comme si elle voulait narguer toutes les personnes qu'elle croisait sur son chemin et Leandru l'interpréta comme une nouvelle provocation à son égard. C'en était trop pour le plus jeune des Venazzi.
Le lendemain matin, Elisabetta fut surprise de ne pas voir accourir vers elle son fidèle H'Orsu. Elle siffla, l'appela mais le brave chien ne se montra pas. Inquiète, elle se rendit dans le verger situé en contrebas de sa maison et lorsqu'elle arriva à quelques mètres de l'entrée, elle se figea. Une partie de la clôture qui en délimitait le périmètre était totalement détruite, de nombreuses branches avaient été cassées et gisaient au pied des arbres et la terre était labourée comme si un troupeau de cochons était passé par là.
Elisabetta avança parmi les arbres dont certains troncs portaient des lacérations faites vraisemblablement au couteau et la jeune fille n'eut aucun doute sur l'identité de celui qui avait commis toutes ces dégradations. La jeune fille s'arrêta lorsqu'elle remarqua une masse brune au pied d'un poteau de bois à moitié arraché de terre. Elle se précipita vers elle et poussa un cri en découvrant qu'il s'agissant d'H'orsu. L'animal était couché sur le flanc, la langue pendante, et lorsqu'Elisabetta le caressa doucement, elle hurla en constatant que sa main s'était couverte de sang.
Le brave chien ne bougeait plus et, en comprenant que son fidèle compagnon était mort, Elisabetta se jura que sa vengeance serait terrible. Leandru Venazzi allait souffrir, elle le ferait ramper à ses pieds, elle le détruirait psychologiquement, elle le forcerait à quitter le village définitivement.
La jeune fille resta un long moment agenouillée à côté d'H'orsu jusqu'à ce que Matteu la rejoigne. Horrifié, il découvrit à son tour l'état du verger et il supposa que le chien s'était battu avec un petit troupeau de sangliers. Sa sœur ne le contredit pas car elle ne voulait pas qu'il comprenne qu'elle échafaudait dans sa tête un plan pour se venger de Leandru Venazzi.
Elisabetta passa le reste de la journée à errer dans sa maison comme une âme en peine. Son père lui avait amené H'Orsu alors qu'il n'était qu'un tout petit chiot : elle l'avait élevé et dressé. Il était toujours à ses côtés lorsqu'elle partait dans la montagne ou le maquis. Le vide qu'il laissait était immense.
Quelques jours après son horrible découverte, Elisabetta eut la surprise de recevoir du facteur quatre enveloppes solidement attachées entre elles par une corde rêche. En reconnaissant l'écriture de la première d'entre elles, la jeune fille bondit de joie. Elle détacha rapidement la corde et elle examina les trois autres enveloppes. Avec un petit sourire, elle remercia silencieusement le facteur pour son erreur.
Sa mère et sa grand-mère, occupées à la cuisine, ne l'entendirent pas grimper les escaliers pour se rendre dans sa chambre. Elisabetta ferma doucement la porte à clé puis, elle ouvrit l'enveloppe sur laquelle il était indiqué :
Monsieur Leandru Venazzi,
Stretta – Merusaglia
Corse
France
La jeune fille savait qu'elle risquait beaucoup mais elle voulait en apprendre plus au sujet de son ennemi et, au vu de ce qu'il avait osé lui faire, elle ne ressentait aucun scrupule à lire son courrier personnel.
Cher Leandru.
Me voilà donc à Paris depuis presque six mois. Je dois bien avouer que notre belle île me manque et que les immenses avenues de la capitale n'ont pas les mêmes attraits que les petites ruelles de Corti. Je suis hébergée chez mon oncle qui tient une quincaillerie réputée et tous les jours, après mes cours, je l'aide dans la gestion de son magasin.
Ma tante m'a emmenée à l'opéra et au cinéma et nous faisons régulièrement de longues promenades au Jardin des Tuileries mais cela ne remplacera jamais le maquis. Je ne m'ennuie pas mais je me demande si je suis faite pour les études. Nous sommes un petit groupe de filles très soudé en faculté de pharmacie mais je n'arrive pas à imaginer passer autant de temps si loin de chez moi.
Je m'inquiète de ne pas avoir de nouvelles de votre part. J'ai appris le départ de vos frères pour rejoindre le front et j'ai chaque soir une pensée pour eux dans mes prières. Mon père aimerait inviter votre famille pour un dîner lorsque je serai, brièvement, de retour à la maison au mois d'avril prochain.
Je sais que ma question est inconvenante mais je me dois de vous la poser : m'aimez-vous Leandru ? J'avais cru comprendre que vous n'étiez pas opposé à notre futur mariage mais votre silence et le peu d'intérêt que vous marquez à mon égard me peinent. Je me dois également de vous dire que j'ai rencontré un étudiant en médecine avec lequel j'ai sympathisé. Nous avons des amis communs et nous nous voyons régulièrement après les cours tous ensemble.
J'ai appris récemment qu'il semble avoir des sentiments pour moi et cette révélation me trouble. J'ai pris la décision de ne plus fréquenter ses amis avant d'avoir une réponse franche et honnête de votre part. Je sais que mon père tient beaucoup à l'union de nos deux familles mais je ne veux pas être malheureuse et je ne veux pas vous imposer ma présence à vos côtés si vous ne la souhaitez pas.
Votre dévouée,
Silvia.
Elisabetta fut assez étonnée par le contenu de la lettre car il allait à l'encontre de tout ce qu'elle avait entendu au village. Manifestement, ce n'était pas le grand amour entre Leandru et la jeune fille qu'il était censé épouser. L'avait-il réellement laissée sans nouvelle depuis si longtemps ? Elisabetta savait que la distribution du courrier était perturbée mais cela ne pouvait tout expliquer.
Qu'allait-elle pouvoir faire de toutes ces informations ? La réponse lui vint assez vite : la plus jeune des Casaleccia prit une feuille de papier sur son bureau puis elle rédigea une courte note qu'elle glissa dans l'enveloppe qu'elle referma avec précaution.
Puis elle cacha la lettre et l'enveloppe parmi ses vêtements et elle rejoignit Louise et Alba Casaleccia dans la cuisine.
- Nous avons reçu des lettres !
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Et là, je crois que vous allez bien détester ce cher Leandru non ?
Que pensez-vous qu'Elisabetta va faire pour se venger ?
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