Le printemps avait fait son retour sur la Corse et les températures, pour un mois de mars étaient exceptionnellement élevées.

Elisabetta, qui n'avait plus revu Leandru depuis deux mois, avait pris la peine de se regarder régulièrement en sous-vêtements dans le grand miroir de sa chambre à la recherche du moindre indice pouvant lui indiquer qu'elle allait avoir un enfant. Et à chaque fois qu'elle posait sa main sur son ventre toujours aussi plat, elle ne savait plus très bien si elle était déçue ou rassurée.

Elle n'était cependant pas la seule à guetter si son corps changeait : Alba Casaleccia observait attentivement sa petite-fille à la recherche des signes annonciateurs d'une grossesse. Mais rien ne se produisait et la vieille femme devait bien reconnaître que ce n'était peut-être pas plus mal pour Elisabetta.

Après tout, elle allait seulement avoir dix-huit ans et même si Leandru et elle faisaient preuve d'une très grande maturité pour leur âge, Alba ne voulait pas qu'ils deviennent parents trop tôt. De manière totalement inattendue, la doyenne des Casaleccia avait rencontré Rose Venazzi près de la fontaine au début du mois. Discrètement, elles avaient échangé quelques nouvelles : c'est ainsi qu'Alba apprit qu'Elisabetta et Leandru s'étaient revus en janvier et que Rose accueillit avec soulagement la confirmation que son petit-fils n'allait vraisemblablement pas encore devenir père.

Chez les Casaleccia, l'heure était au changement : Elisabetta ayant rapporté à sa mère et ses frères que de plus en plus de gens manifestaient le désir de voir les produits de leur exploitation se vendre à Corti, Gabriel avait émis l'idée d'ouvrir un commerce dans la cité...

La famille possédait assez de fromages et de charcuterie en réserve et il suffisait de produire sur place liqueurs, confitures, biscuits et gâteaux pour avoir un assortiment diversifié et plaisant au plus grand nombre.

Les premières discussions s'étaient soldées par des échecs : les trois frères Casaleccia se voyaient bien déménager à Corti mais aucun n'était prêt à laisser leur mère, leurs deux sœurs même si Letizia était mariée, et leur grand-mère seules à Merusaglia.

De plus, Louise avait indiqué qu'il fallait au moins qu'Elisabetta ou elle habite également sur place puisqu'elles géraient avec Alba toutes les productions familiales.

Naturellement, Gabriel avait refusé et les débats s'étaient arrêtés là. Mais Louise Casaleccia n'avait pas abandonné l'idée et elle finit par obtenir, à son grand étonnement, le soutien de Matteu.

Ce dernier avait un peu délaissé sa famille pour prospecter dans la région et il avait justement fait de fréquents allers et retours entre Merusaglia et Corti. A la fin de l'automne 41, il avait fait la connaissance de Carla, une jeune fille, d'un an sa cadette, dont le père possédait un restaurant à Corti.

Les deux jeunes gens s'étaient revus à plusieurs reprises et Matteu avait l'intention de demander au père de Carla l'autorisation de l'épouser.

A vingt-deux ans, Matteu aspirait à fonder une famille et à avoir sa propre maison. Le projet de Corti lui permettrait non seulement de continuer à faire fructifier l'exploitation familiale mais également de passer du temps avec Carla

Elisabetta insista à son tour pour se rendre dans la capitale historique de la Corse car, en se promenant non loin du bar-tabac de Merusaglia, elle avait entendu une conversation très intéressante entre Pasquale Venazzi et l'un des employés de son père.

Le clan ennemi des Casaleccia songeait à créer un dépôt de vins à Corti, une sorte de première base pour ensuite tenter de progresser vers Aiacciu.

Et pour le gérer, Antoine Venazzi avait songé à son plus jeune fils, qui avait déjà de nombreux contacts en ville.

Elisabetta présenta ses arguments à Gabriel : ses connaissances des différentes recettes que Louise, Alba et elle réalisaient chaque jour, les contacts qu'elle avait noués au marché de Ponte Leccia, sa capacité à pouvoir effectuer de nombreuses tâches tout au long de la journée et surtout son aptitude à pouvoir tenir des livres de comptes et à assurer un suivi scrupuleux des ventes.

Matteu, qui n'avait pas envie que sa petite sœur découvre que ses raisons de quitter Merusaglia étaient surtout d'ordre sentimental, grogna quelques instants mais Louise, Alba, Letizia et François reconnurent qu'Elisabetta était sans doute le meilleur atout de la famille et la décision fut prise à l'unanimité.

Matteu, pour ne pas provoquer la colère de sa mère, accepta également même s'il aurait préféré que sa sœur reste à Merusaglia. Il s'était éloigné d'elle depuis les altercations qu'ils avaient eues lorsqu'elle l'avait soupçonné, à juste titre, de trafiquer les registres de leurs productions de charcuterie et il savait que tôt ou tard, Elisabetta finirait par découvrir la vérité.

Louise convint avec ses deux enfants qu'ils déménageraient uniquement lorsqu'ils auraient trouvé la maison idéale et Matteu fut chargé de se rendre à Corti pour visiter toutes les demeures et les commerces qui étaient à vendre.

De son côté, Elisabetta cherchait par tous les moyens à revoir Leandru. Chaque semaine, lorsqu'elle se rendait au marché de Ponte Leccia, elle prétextait faire un tour des quelques marchants pour développer l'affaire familiale mais en réalité, elle voulait s'approcher au plus près de l'endroit où Charles Venazzi proposait la production du domaine viticole en espérant y voir l'homme qu'elle aimait.

Ce que la jeune fille ignorait c'est que, depuis l'incendie qui avait coûté la vie à son frère, Antoine Venazzi préférait que son fils, lorsqu'il ne séjournait pas à Merusaglia, reste exclusivement dans la propriété de Ponte Leccia avec deux employés à ses côtés.

Bien évidemment, Leandru n'appréciait pas cette surveillance rapprochée qui l'empêchait de vagabonder comme il le voulait et  qui l'empêchait surtoutd'organiser des retrouvailles avec Elisabetta.

Mais un jour, Charles, qui était souffrant, demanda à son frère d'accompagner Angèle au marché et Leandru eut toutes les peines du monde à cacher sa joie.

Il aida sa belle-sœur à installer les différentes bouteilles qu'ils allaient proposer aux acheteurs potentiels puis il indiqua à Angèle qu'il allait faire le tour de la ville pour aller voir deux ou trois personnes qui allaient l'aider pour la gestion du futur dépôt de Corti.

Naturellement, le jeune homme avait d'autres intentions et lorsqu'il s'approcha de l'endroit où Elisabetta était installée avec sa mère et Matteu, il eut toutes les peines du monde à ne pas courir vers la jeune Casaleccia.

Cette dernière repéra très vite le benjamin des Venazzi. Elle informa son frère qu'elle allait profiter du calme sur le marché pour aller saluer deux autres marchands.

Matteu, qui, lui, attendait impatiemment l'arrivée de Carla et de sa mère, accepta sans protester.

Elisabetta ne chercha pas à comprendre l'attitude de son frère et elle essaya de ne pas adopter un pas trop rapide pour s'éloigner.

Lorsqu'elle fut hors de vue et sachant que Leandru la suivait de loin, elle se rendit sur les rives du Golo où elle savait qu'ils seraient cachés par la végétation.

La jeune fille ne dut pas attendre longtemps : Leandru se précipita vers elle pour la faire tournoyer dans ses bras puis, il l'embrassa avec douceur.

Excités tous les deux par leur projet respectif, ils parlèrent simultanément :

- J'ai une nouvelle très importante...

- Il faut que tu saches quelque chose...

Ils éclatèrent de rire puis Leandru laissa Elisabetta lui expliquer ce qui avait été décidé dans sa famille.

- Alors...il sera plus facile pour nous de nous voir. Corti est bien plus grande que Ponte Leccia et je connais toutes ses petites ruelles. Matteu ne pourra jamais te suivre partout et il ne pourra pas te surveiller toute la journée.

Lisa...je crois...je crois que nous devrions parler à ma tante. C'est la plus âgée après mon père, la plus...réfléchie, la plus calme aussi de la famille. Si ma grand-mère t'a acceptée, je sais que ma tante le fera aussi et...lorsque nous informerons nos deux clans, je peux t'assurer que si nous l'avons de notre côté, les choses seront sans doute plus simples. Du moins, pour ma famille.

Leandru indiqua ensuite à Elisabetta ce que son père avait décidé :

- Je n'étais pas spécialement motivé car cela allait m'éloigner de toi mais finalement, nous serons à nouveau au même endroit toi et moi.

- J'accompagne Matteu dans deux jours à Corti. Il pense avoir trouvé l'endroit idéal.

- Tu connais l'adresse ?

- Oui. La maison est située rue Santiaggi

- Oh mais...ce n'est vraiment pas loin de chez ma tante !

Par contre, mon père a trouvé un bâtiment dans la ville basse, ce n'est pas encore trop loin mais il sera plus facile pour nous de nous retrouver dans la vieille ville. Tu n'imagines pas le nombre d'endroits où nous pourrons nous voir en toute tranquillité.

Est-ce que tu crois que tu pourras t'absenter quelques instants lors de ta visite ?

- Non. Matteu veut juste avoir mon accord et si la maison me convient, il signe les papiers pour la vente et ensuite nous rentrons au village.

- Je quitte le domaine dans dix jours et comme je vais retourner chez ma tante, je saurai lorsque tu auras emménagé car tout le monde en parlera dans le quartier, tu peux en être certaine.

- Tu penses vraiment qu'il faut mettre ta tante dans la confidence ?

- Oui. Fais-moi confiance. Et si nous avons besoin d'un endroit pour nous cacher, il sera plus facile pour nous de nous rendre dans sa maison, là où je vais habiter.

Heureux d'avoir appris chacun une bonne nouvelle, les deux jeunes gens se quittèrent sur la promesse de se retrouver dès l'installation d'Elisabetta à Corti.