Mauvaises nouvelles


Elisabetta avait repris pleinement ses activités au sein de l'exploitation familiale : sa grand-mère était à présent totalement remise de sa chute et la jeune fille pouvait à nouveau vagabonder dans le maquis pour surveiller le troupeau de brebis. Elle s'occupait également des différentes charcuteries que fabriquait sa famille grâce à son cheptel de porcs.

Elisabetta veillait à ce que les animaux aient, dans leur environnement composé de forêts et de maquis, une nourriture constituée de végétaux et d'animaux, tels que les châtaignes, les glands, les racines des arbustes et les insectes... Cette alimentation et l'élevage en semi-liberté permettaient d'obtenir une charcuterie de qualité.

Elisabetta était chargée de plusieurs tâches tout au long du processus d'élaboration comme l'aération de la viande et la mise au séchoir. Son père refusait cependant qu'elle s'occupe du rinçage de la viande au vin afin qu'il ne lui prenne pas l'idée de goûter au breuvage alcoolisé.

Mais depuis quelques jours, la jeune fille était soucieuse : elle tenait des registres précis avec le nombre exact de lonzu, de coppa, de figatellu et de prisuttu qui étaient entreposés dans les caves et elle avait remarqué que ses notes étaient différentes de ce qu'elle avait compté sur place. Elle décida d'évoquer le problème avec son père : ce dernier lui confirma qu'il n'avait rien retiré et ses frères firent de même.

Elisabetta comprit que quelqu'un leur volait leur production et elle se demanda comment elle allait bien pouvoir prendre le coupable sur le fait. Après en avoir discuté tous ensemble, les Casaleccia en déduisirent qu'il s'agissait à nouveau d'une manœuvre perfide de la famille Venazzi. Naturellement, lorsque la jeune fille se proposa pour effectuer le soir même une petite ronde autour de la propriété familiale, Dumé Casaleccia refusa avec véhémence.

Elisabetta insista sur le fait qu'H'Orsu l'accompagnerait mais ni son père ni ses frères ne furent d'accord. Très vexée, elle partit se coucher sans souhaiter une bonne nuit à personne. Dans sa chambre, la jeune fille fulmina de longues minutes. Sa seule satisfaction provenait de l'absence de Leandru Venazzi qui n'avait plus remis les pieds au village depuis qu'il s'était rétabli, péniblement, de son empoisonnement.

Mais Elisabetta savait qu'il allait revenir : il était trop intelligent pour croire à cette histoire de viande mal cuite. En frissonnant, elle se demanda si elle n'avait pas été trop loin dans son désir de vengeance et elle se mit à espérer que les rumeurs qui circulaient à présent au village soient vraies. Plusieurs dames croyaient savoir qu'Antoine Venazzi projettait de marier son plus jeune fils à la seule et unique fille d'un riche industriel habitant à Aiacciu. Depuis le début de l'année, elle passait systématiquement les vacances scolaires dans sa famille à Corti et il se murmurait que cette demoiselle avait rencontré Leandru et ses parents à plusieurs reprises. Elisabetta avait entendu deux vieilles dames, qui se pensaient bien informées, dire que la jeune fille, qui venait d'obtenir son baccalauréat, devait partir sur le continent en septembre pour y poursuivre des études universitaires. Antoine Venazzi prévoyait lui aussi d'envoyer son plus jeune fils sur le territoire français afin qu'il obtienne également un diplôme d'une université prestigieuse. Le mariage serait ensuite célébré lorsque les deux jeunes gens auraient terminé leurs études.

En ce début septembre, Elisabetta songea avec nostalgie qu'elle aurait pu retourner en classe si son père n'avait pas tant besoin d'elle dans l'exploitation familiale. Elle aimait étudier et, secrètement, elle avait espéré pouvoir continuer ses études car elle rêvait de devenir institutrice.

Après avoir porté un plein sachet d'herbes du maquis à l'une des amies de sa mère, Elisabetta marchait tranquillement vers sa maison lorsqu'elle remarqua un attroupement devant la maison natale de Pasquale Paoli. Avec stupéfaction, elle constata qu'outre le maire, tous les hommes du clan Venazzi étaient présents, de même que ses propres frères, deux de ses oncles, ses cousins et son père. Tous avaient le visage grave et ils gesticulaient avec force.

Elisabetta s'approcha et quand Gabriel l'aperçut, il se précipita vers elle :

- Lisa, rentre à la maison s'il te plait. Ta place n'est pas ici.

- Que se passe-t-il Gabriel ? Depuis quand discutes-tu avec nos ennemis ?

- L'Allemagne a envahi la Pologne il y a trois jours. La France, qui soutient les Polonais, a décrété la mobilisation générale et...le gouvernement a déclaré la guerre à l'Allemagne.

Atterrée, la jeune fille dévisagea son frère : elle savait ce que cela signifiait. Son père et ses frères allaient devoir quitter Merusaglia, ils allaient devoir rejoindre les troupes françaises sur le continent. Elisabetta se précipita vers sa demeure et lorsqu'elle entra dans la cuisine où se trouvait sa mère et sa grand-mère, elle tomba dans les bras de son aïeule en pleurant.

- Lisa ? Lisa, que se passe-t-il mon enfant ?

- Oh grand-mère c'est terrible, nous sommes en guerre ! La France a déclaré la guerre à l'Allemagne !

Alba Casaleccia se tourna vers sa belle-fille sans chercher à cacher son inquiétude :

- Ils vont tous partir n'est-ce pas ?

Louise Casaleccia secoua la tête d'un air las :

- Matteu pourra sans doute rester à la maison, il n'a pas fait son service militaire. Mais Gabriel, François et Jean devront sans doute rejoindre Bastia comme l'année dernière. Dumé a dépassé la limite d'âge. J'espère qu'il ne sera pas appelé lui aussi.

En fin de journée, Elisabetta et toutes les femmes du clan Casaleccia, comme celles de toutes les autres familles du village, se rassemblèrent pour saluer tous les hommes en âge de rejoindre les troupes françaises qui devaient se rendre à Bastia le plus rapidement possible. La jeune fille remarqua que Leandru Venazzi se tenait à l'écart. Elle savait qu'il était trop jeune pour combattre et, manifestement, cela ne lui plaisait pas de se retrouver au milieu des femmes, des enfants et des vieillards. Le regard des deux jeunes gens se croisa brièvement et Elisabetta sut immédiatement que la haine que le cadet des Venazzi avait pour elle n'avait pas disparue.

Les deux chefs de clan donnèrent leurs dernières recommandations à leurs fils restant au village puis ce fut l'heure des adieux. Elisabetta fondit en larmes dans les bras de Gabriel.  À cet instant précis, elle ne se souciait plus du regard perçant de Leandru Venazzi posé sur elle : elle ne songeait qu'à son frère adoré qui allait risquer sa vie en partant au front.

Lorsqu'elle s'écarta de Gabriel, Elisabetta frotta lentement ses yeux rougis. Elle remarqua alors que Leandru s'était approché de son frère aîné et elle fut très surprise lorsqu'ils se firent une brève accolade. Le jeune homme essuya rapidement une larme qui coulait le long de sa joue mais quand il croisa à nouveau le regard d'Elisabetta, ses yeux ne reflétaient plus que sa haine profonde à l'égard de la jeune fille. Cette dernière savait également que de l'avoir surpris ainsi, dans un moment de faiblesse, n'allait sans doute pas lui plaire.

Pour ne pas risquer de subir la colère de Leandru Venazzi, Elisabetta ne s'attarda pas et elle rentra chez elle avec sa mère et sa grand-mère. La soirée fut triste : personne n'avait envie de parler et chacun tentait d'éviter le regard des autres. 

Elisabetta se coucha très tôt après avoir prié pour que ses frères reviennent sains et sauf au village.

Le mois de septembre s'écoula lentement. Dumé Casaleccia avait perdu sa joie de vivre : il lui arrivait souvent de s'assoir sur le banc installé devant sa maison afin de guetter la route et la plaine, comme s'il espérait revoir ses fils partis au front.

La situation du village, au cœur des montagnes, empêchait aux postes radio de fonctionner correctement. Si les habitants souhaitaient se tenir informer de l'évolution de la guerre entre la France et l'Allemagne, il fallait descendre dans la plaine, vers Tagliu Isulacciu à plus de trente kilomètres du village. Les Morosaglinchi achetaient donc en masse la presse écrite corse et chaque jour un facteur à cheval passait dans le village en fin de journée.

Dumé Casaleccia avait fait de même et, comme ses concitoyens il avait donc appris que les troupes françaises étaient stationnées le long de la frontière franco-allemande après avoir mené quelques attaques sur le territoire allemand. Les Corses avaient également appris avec consternation que les troupes d'Adolf Hitler occupaient toute la Pologne après seulement un mois de combat.

A présent, tous se demandaient quand viendrait le tour de la France. A Merusaglia, certains espéraient que les allemands ne traversent pas la Méditerranée mais la plupart des habitants n'étaient pas sereins : la plupart des hommes valides avaient quitté le village et tous se demandaient comment ils pourraient résister en cas d'attaque.

Elisabetta avait choisi de se plonger dans le travail pour ne pas se laisser dépérir et, avec Matteu, elle avait repris la totalité des registres de son père. La situation ne s'améliorait pas et tournait véritablement à la catastrophe. Dumé Casaleccia vivait à part de sa famille depuis le départ de ses trois premiers fils et il avait complètement délégué la gestion de l'exploitation familiale à son épouse et à sa mère. Joseph Casaleccia, le second fils d'Alba et de Sempieru, n'avait cessé de réprimander son frère mais sans succès. Il venait donc aider sa nièce et son neveu afin de maintenir les affaires à flot.

Gabriel, François et Jean étaient partis depuis cinq semaines lorsqu'au début du mois d'octobre, Elisabetta eut une conversation avec sa mère au sujet des différentes productions de leur exploitation. Elles décidèrent alors d'étendre la gamme des produits qu'elles proposaient à la vente. Elles savaient que cela leur demanderait bien plus d'investissement et de temps mais la survie de l'exploitation familiale en dépendait.
Excellentes cuisinières, Alba et Louise Casaleccia décidèrent de proposer à leurs clients des produits finis : elles établirent une première liste de ce qu'elles pouvaient réaliser elles-même et elles se mirent au travail.

Une semaine plus tard, elles se rendirent au marché de Ponte Leccia, un hameau de Merusaglia. Elles proposèrent aux habitants des canistrellis à l'amande, à la châtaigne, au citron et au vin blanc, des confitures aux figues et à l'arbouse ainsi que des frappes. A leur plus grand étonnement, elles rentrèrent à Merusaglia en fin de journée en ayant vendu tous leurs produits.

Enthousiasmées par ce premier succès, les trois femmes décidèrent de continuer cette expérience mais auparavant, elles soumirent leur idée à Dumé Casaleccia. Ce dernier écouta à peine leurs arguments et leur expliqua qu'il leur laissait le libre choix sur la poursuite ou non de cette activité. Elisabetta observa son père d'un air navré : toute vitalité semblait l'avoir quitté et elle ne comprenait pas pourquoi il se laissait autant abattre.

La jeune fille décida d'avoir une sérieuse conversation avec son père et, avant de gagner sa chambre, elle lui demanda si elle pouvait lui parler dans son bureau. Avec un certain étonnement, Dumé Casaleccia acquiesça et lorsque sa fille eut refermé la porte de la pièce, il l'observa avec attention.

- Papa, nous nous inquiétons beaucoup pour toi, Matteu et moi. Cela ne te ressemble pas d'être aussi absent, aussi inactif. Nous sommes tous touchés par le départ de Gabriel, François et Jean mais nous ne pouvons rien faire à part attendre leur retour.

- Tu es une jeune fille étonnante Elisabetta. Il n'y a pas plus différente que toi et ta sœur mais j'admire ta détermination et ton courage. Je pense qu'il est inutile de te cacher la vérité car, avec ton intelligence, tu l'aurais sans doute découvert tôt ou tard.

Je suis allé à Bastia la semaine dernière, j'ai consulté un médecin réputé et les nouvelles qu'il m'a données ne sont pas bonnes. Je suis gravement malade Lisa. Le docteur pense que je ne verrai pas le retour de tes frères à la maison.

Elisabetta porta la main à sa bouche pour étouffer un cri puis, elle se précipita vers son père.    


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Lexique :

Lonzu :  il est fabriqué à partir des parties maigres du cochon, c'est plus précisément le filet de porc qui est séché. Le Lonzu est obtenu à partir de viande dorsale du cochon auquelle on aura pris le soin de laisser un peu de gras en couverture. Chaque porc donne 3 à 4 Lonzi, les morceaux de viande sont enfouies dans le sel durant 5 à 7 jours puis brossés et dessalés si besoin. Les morceaux de porc sont lavés au vin, séchés et roulés dans du poivre concassé ou moulu.

Coppa :  salaison élaborée à partir d'échine de désossée, salée, séchée et affinée.

Figatellu :saucisse fraîche à base de foie et de viande de porc ainsi que de gras

Prisuttu : désigne en corse le nom du jambon sec

Aiacciu : Ajaccio, ville de Corse du Sud

Canistrelli : biscuits sucrés, secs et cassants, 

Frappes: beignets corses


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Avalanche de mauvaises nouvelles à Merusaglia...La guerre, le départ des frères d'Elisabetta et de Leandru, la maladie de Dumé, les prochains mois s'annoncent sombres pour les Casaleccia et les Venazzi...

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