Le banquet du 14 juillet 1939
Elisabetta profitait pleinement de sa semi-liberté retrouvée. Alba Casaleccia était encore fragile et la jeune fille avait l'entière responsabilité de pourvoir la maisonnée en herbes et plantes de toutes sortes tant pour agrémenter les repas que pour fabriquer les remèdes traditionnels dont l'aïeule du clan gardait jalousement les recettes.
Le mois de juillet était à présent bien entamé et les températures avaient brusquement augmenté. Il faisait très chaud mais la jeune fille était habituée à ce climat particulier. Elle se promenait aux alentours du village avec son fidèle H'Orsu, un panier tressé sous le bras, à la recherche de quelques plantes afin de renouveler la pharmacie familiale. Elle observait attentivement la végétation afin de ne pas confondre les végétaux toxiques et ceux dont se servaient quotidiennement les femmes de la famille.
Elisabetta songeait en même temps à son altercation du printemps avec Leandru Venazzi. Il allait bientôt revenir à Merusaglia et elle se demandait comment se venger de lui. Tout à coup un petit sourire apparu sur son visage tandis qu'elle fixait une liane de chèvrefeuille des bois. Les fleurs de chèvrefeuille, séchées à l'ombre, étaient préconisées pour soigner la toux, le rhume, les bronchites légères, l'asthme nerveux, les palpitations, l'insomnie et le hoquet. Elles se prenaient sous forme d'infusion et la jeune fille avait l'habitude de préparer régulièrement ce breuvage pour les membres de son clan.
Elle savait également que les baies étaient légèrement toxiques et qu'elles pouvaient provoquer vomissements et douleurs intestinales. Mais leur maturité se situait entre septembre et novembre et Elisabetta n'avait pas l'intention d'attendre des mois avant de pouvoir administrer une bonne correction au cadet des Venazzi.
Elle songea alors à la mercuriale, cette plante à l'odeur nauséabonde dont les racines provoquaient, en cas d'ingestion, des vomissements abondants. Plante très commune, la jeune fille savait qu'elle pouvait la trouver dans des terrains très variés et notamment aux alentours des habitations, des terrains vagues et des jardins potagers. Plus elle y réfléchissait, plus l'idée faisait son chemin dans l'esprit de la cadette des Casaleccia. Il était hors de question que Leandru Venazzi ne soit pas puni pour avoir osé s'en prendre physiquement à elle.
En rentrant chez elle, Elisabetta eut la surprise d'entendre son père lui demander de participer au traditionnel banquet du 14 juillet organisé par les Venazzi. Celui-ci était particulier : la plupart des habitants de Merusaglia préféraient en effet célébrer l'anniversaire de l'élection de Pascal Paoli comme Général de la Nation corse le 14 juillet 1755 que la prise de la Bastille le 14 juillet 1789.
Au cours des siècles passés, les défenseurs des troupes françaises avaient fini par se ranger aux arguments des paolistes et ils étaient nombreux à ne pas apprécier le rattachement de leur île à la France. Seuls quelques habitants, dont le clan Casaleccia au grand complet, refusaient de participer à toute commémoration ayant trait au général Paoli. Aussi, Elisabetta se demanda ce qui avait bien pu décider son père. Elle obtient sa réponse lors du repas du soir où toute la famille se réunit pour l'occasion.
- Comme le maire me l'a demandé, j'ai accepté de signer une trêve avec les Venazzi. Cela implique de notre part de participer à toutes les activités du village y compris le repas de demain soir.
La jeune fille fit un bond sur sa chaise :
- Papa,...nous n'allons quand même pas...manger aux côtés des Venazzi ?
- Non Lisa. Il y aura assez de tables pour nous permettre de nous tenir aussi loin que possible de tous les membres de leur clan. Et à ce propos Lisa, je te demande de ne pas chercher la provocation avec Leandru Venazzi.
Dumé Casaleccia regarda alors sévèrement l'ensemble des membres de sa famille :
- Je tiens à ce que la conduite de chacun d'entre vous soit irréprochable. Nous devons d'abord penser à la survie de notre famille et de notre exploitation.
Elisabetta fit un petit signe de tête mais elle savait parfaitement qu'elle n'obéirait pas à son père. Elle avait repéré quelques racines de mercuriale non loin de la maison et elle les avait soigneusement cachées dans son tablier. La jeune fille termina son repas avec hâte et sans trop montrer de précipitation, elle se rendit ensuite dans la cuisine pour y faire la vaisselle tandis que le reste de sa famille se rendait au salon. Après avoir terminé ses tâches domestiques, consciencieusement, elle réduisit en poudre de quoi rendre assez malade un homme de la stature de Leandru Venazzi et l'obliger à garder le lit pour quelques jours.
Le lendemain, Elisabetta mit un soin tout particulier à soigner sa tenue pour le banquet du soir. Elle décida de ne pas attacher ses cheveux et elle choisit l'une de ses plus belles robes, réservées aux grandes occasions. Escortée par Gabriel qui jetait de fréquents regards sur sa petite sœur, la jeune fille se rendit au lieu choisi par les Venazzi, l'un des rares endroits du hameau à offrir des terrains relativement plats.
Même s'ils avaient beaucoup de mal à nouer les deux bouts, les Venazzi voulaient paraître à leur avantage devant les habitants qu'ils haïssaient le plus et ils avaient décoré l'endroit avec faste.
Il était hors de question qu'un seul des Casaleccia se rende compte que l'opulence affichée n'était qu'une façade.
Le maire de Merusaglia était inquiet : jamais les deux clans n'avaient été aussi proches physiquement. Depuis qu'il avait demandé à Dumé Casaleccia de participer au repas avec tous les membres de sa famille, le pauvre homme ne dormait plus la nuit. La totalité des deux clans était présente. Les frères et sœurs d'Antoine Venazzi qui n'habitaient pas le hameau ainsi que leurs conjoints et leurs enfants avaient fait le déplacement depuis Bastia, Corti ou encore Poggio-Mezzana. De leur côté, les Casaleccia avaient fait exactement la même chose. Chaque clan comptait une soixantaine de personnes et le maire de Merusaglia commençait à se demander s'il avait bien fait de convier la famille de Dumé aux festivités. Au moins, les deux clans s'étaient installés aussi loin que possible l'un de l'autre et ne semblaient pas vouloir échanger le moindre mot.
Elisabetta s'était assise à une table qui lui permettait d'observer toutes les personnes présentes au banquet et elle avait très vite repéré Leandru Venazzi. Il portait un costume sombre qui lui donnait un aspect plus sévère encore et une carrure imposante. Il était grand, très grand pour un garçon de dix-sept et la sévérité de ses traits le faisait paraître bien plus que son âge. Il ne souriait pas, il restait bien droit sur sa chaise, jaugeant toute l'assemblée de ses grands yeux bleus.
Au milieu du repas, le regard de Leandru croisa pour la première fois celui d'Elisabetta. La jeune fille ne chercha pas à le fuir et au contraire, elle le toisa avec mépris. Lorsqu'elle le vit se lever pour aller chercher une carafe d'eau, la cadette du clan Casaleccia sortit de table à son tour, un verre vide à la main. Elle s'arrangea pour se retrouver derrière le jeune Venazzi au moment même où il prenait un verre sur la table où étaient disposées les boissons.
- La politesse ne fait pas partie des valeurs inculquées par vos parents ?
Leandru se retourna brusquement en entendant la voix d'Elisabetta. Sa mâchoire se crispa mais il se retient de lancer une réplique cinglante à la jeune fille. À contrecœur, il versa de l'eau dans le verre que lui tendit Elisabetta puis il se servit à son tour.
L'arrivée impromptue de Gabriel Casaleccia lui fit déposer son verre. Elisabetta n'en demandait pas tant. Elle profita du bref instant où les deux hommes s'affrontèrent du regard pour verser la fine poudre de mercuriale dans l'eau qu'allait ensuite boire Leandru et qu'elle avait auparavant dissimulée dans une poche de son gilet.
Gabriel, en un geste protecteur, posa ensuite un bras sur l'épaule de sa petite sœur puis il fixa d'un regard noir le cadet des Venazzi :
- Touche-là encore une fois et tu auras affaire à moi. Peu importe la trêve décidé par nos pères. Il n'est plus question de nos deux familles mais de l'honneur de ma sœur. Et personne ne touche à Lisa.
- Je n'ai pas d'ordre à recevoir d'un minable paysan .
Elisabetta eut juste le temps d'agripper le poignet de son frère avant qu'il ne puisse donner un coup de poing à son ennemi et elle l'entraîna rapidement vers leur table. Malgrè cette altercation et les menaces de Leandru, la jeune fille eut du mal ensuite à dissimuler le petit sourire qui naissait sur son visage pendant les quinze minutes qui suivirent où elle observa attentivement la table des Venazzi.
Une heure plus tard, elle regarda avec satisfaction son ennemi quitter précipitamment les lieux tout en se tordant de douleurs. Elisabetta entendit Joséphine Venazzi indiquer que son jeune fils ne se sentait pas bien depuis quelques jours puis elle la vit s'excuser auprès du maire et partir en courant à la suite de Leandru.
Prenant pour prétexte de discuter avec une vieille amie de sa famille, Elisabetta partit observer discrètement la scène qui se déroulait à une cinquante de mètres du lieu du banquet : Leandru Venazzi était plié en deux contre un arbre et il ne cessait de vomir sans pouvoir s'arrêter. La jeune fille vit l'angoisse se refléter sur le visage de sa mère et, avec une certaine satisfaction, elle la vit requérir l'aide de plusieurs hommes afin de l'aider à ramener son fils dans leur demeure. Leandru s'était écroulé sur le sol et son corps était secoué de spasmes violents.
Par un heureux hasard, Charles et Filippu Venazzi, qui avaient quelque peu abusé de liqueur de cédrat, durent rentrer à leur tour et furent malades toute la nuit qui suivit le banquet. Ainsi personne ne soupçonna quoi que ce soit et le médecin déduisit que les trois frères avaient eu la malchance de recevoir dans leur assiette un morceau de viande qui n'avait pas été bien cuit.
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Elisabetta n'a que quinze ans mais elle n'a pas froid aux yeux manifestement...
Leandru va t-il la soupçonner ou va t-il croire à cette intoxication alimentaire ?
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