Exil


La lettre arriva au début du mois de septembre à la mairie de Merusaglia. Le pauvre maire la contempla d'un air effaré en se demandant comment il allait pouvoir annoncer la terrible nouvelle aux familles concernées.

Il parcouru la liste des noms à plusieurs reprises puis, un détail lui fit froncer les sourcils : seul Leandru Venazzi était officiellement prisonnier de guerre. Il n'y avait aucune trace de ses frères aînés, tout comme il n'y avait aucune mention des trois Casaleccia.

L'homme savait que les deux familles n'avaient reçu aucun courrier leur annonçant le décès de leurs fils et il ne put que supposer qu'ils avaient réussi à s'enfuir en Angleterre. Cependant, d'après ce qu'il savait, de nombreux corps n'avaient pas été identifiés. Il était donc possible que leurs dépouilles se trouvent dans une fosse commune quelque part en zone occupée sauf si les Allemands en avaient décidé autrement.

Saveriu Romiti se dirigea lentement vers le hameau de Stretta. Il n'eut pas à se rendre à la demeure d'Antoine Venazzi car il le croisa devant le bar tabac du village. D'une voix triste et fatiguée le maire lui demanda de venir un peu à l'écart. Antoine Venazzi comprit immédiatement qu'il allait connaître le sort réservé à ses fils.

- Antoine...j'ai reçu la liste officielle des prisonniers français qui ont été envoyé en Allemagne. Leandru se trouve sur cette liste.

- Leandru ? Et...Charles ? Et Filippu, Pasquale, Paul ?

- Je ne sais pas Antoine, il n'en est nulle part fait mention.

- Et les Casaleccia ? Ils sont vivants ?

- Ils ne figurent pas sur la liste et Dumé n'a pas reçu de courrier non plus.

- Alors quoi ? Ils ont disparu dans la nature ?

- Certains disent que de nombreux français ont pu embarquer à bord de bateaux de la Royal Navy. Ils se trouvent peut-être en Angleterre Antoine.

- Mais nous n'avons aucune information depuis trois mois ! S'ils étaient sains et saufs, ils se seraient arrangés pour nous contacter j'en suis certain.

- Ils n'en ont peut-être pas la possibilité.

- Je n'y crois pas. Tu me caches la vérité Saveriu.

- Je t'assure que non Antoine. Jamais je ne me permettrais...

Le maire de Merusaglia se rendit ensuite chez les Casaleccia où il dut faire face aux mêmes réactions d'incompréhension. Il eut beau insister sur le fait qu'il ne dissimulait aucune information, personne ne le cru.

***

Trois mois plus tôt

Leandru Venazzi avait perdu ses frères de vue lorsqu'un obus avait explosé non loin d'eux. Son uniforme était trempé, couvert de sang et de boue. Le jeune homme savait en quittant Bastia qu'il allait vivre des situations douloureuses, qu'il serait confronté à l'horreur à chaque minute qu'il passerait sur le terrain mais malgré tout, il n'arrivait pas à supporter la vue des cadavres de ses camarades dont certains étaient éventrés au point que leurs boyaux pendaient lamentablement hors de leur corps.

Il était arrivé à Dunkerque juste avant le début de l'offensive allemande puis, les soldats français, mitraillés et bombardés par les stukas, n'avaient pas eu d'autre choix que de se coucher à même le sol en priant pour ne pas être blessés ou tués. Leandru avait eu de la chance : le garçon à côté de lui était mort et lui n'avait même pas été touché. Il avait été obligé de laisser le corps de son camarade, pratiquement coupé en deux, au beau milieu de la rue pour continuer à suivre les autres hommes de son régiment.

Il était ensuite arrivé sur la plage où tous les soldats avaient été rassemblés. La confusion régnait, les ordres donnés par les officiers étaient différents et personne ne savait que faire. C'est à ce moment-là qu'il n'avait plus vu ses frères. Leandru avait alors suivi un groupe de soldats dans les dunes, croyant qu'il y serait un peu plus à l'abri. Il avait ensuite assisté à l'embarquement des soldats anglais et français, il avait vu bon nombres de gars se noyer, incapables de s'accrocher aux cordes lancés par ceux qui se trouvaient sur les navires et quand il avait voulu retourner vers la plage, il avait été capturé par les Allemands.

Encadré par des chars allemands, il avait été forcé d'effectuer une très longue marche dans la campagne, sous le soleil éclatant du mois de juin, avant d'être amené, totalement affamé et épuisé, avec sa colonne de prisonniers vers un Frontstalag à Saint-Omer, un camp destiné à accueillir tous les français capturés durant les combats.

Leandru était amer : il avait voulu rejoindre le front pour combattre, pour défendre sa liberté et à présent, sans doute à cause de son inexpérience, il se retrouvait prisonnier des Allemands.

Tandis qu'il patientait dans la longue file de captifs en attendant d'entrer dans le camp, Leandru repéra un profond fossé le long de la route. Le jeune homme observa alors attentivement les alentours et il remarqua que les allemands semblaient véritablement débordés par cette arrivée massive de prisonniers. Un homme tomba sur le sol un peu plus loin devant lui, épuisé par la longue marche effectuée depuis Dunkerque. Dans l'agitation qui s'en suivit, Leandru en profita pour se jeter dans le fossé sans que personne ne s'en aperçoive. Il y resta jusqu'à la nuit tombée puis lorsqu'il fut assuré qu'il n'y avait plus personne sur la route, il se mit à ramper dans le fossé pendant un kilomètre environ puis, il se mit à courir dans les champs jusqu'à ce qu'il s'écroule épuisé non loin d'une ferme.

Couché sur le sol, Leandru aperçu de la lumière à travers les rideaux, il hésita un instant mais comme il ne vit aucun véhicule militaire, il se releva péniblement et, d'une démarche hésitante, il se dirigea vers la maison. Par l'une des fenêtres il aperçut un vieux couple attablé dans une vaste cuisine : il les observa un instant puis, il se décida à frapper à la porte d'entrée.

Le vieux fermier, avant de le laisser entrer, regarda avec une certaine inquiétude derrière Leandru et, assuré sur le fait que le jeune homme était bien seul, il lui proposa de partager leur repas.

Après s'être bien restauré, Leandru indiqua au couple de fermiers qu'il voulait rejoindre la Corse.

- Vous vous rendez compte que vous allez devoir traverser tout le pays et que les Allemands sont partout ?

- Je sais, mais je dois rentrer chez moi rassurer mes parents. La guerre est finie de toute façon : les soldats britanniques et les français qui ont pu s'échapper ont embarqués pour l'Angleterre. Je ne sais pas qui va encore pouvoir s'opposer aux allemands.

- Ecoutez, mon fils doit passer demain avec toute sa famille pour nous faire ses adieux. Ils sont plusieurs au village à quitter la région pour descendre vers le Sud. Je vais lui demander que vous vous joigniez à eux. Mais avant cela, il faudra changer de vêtements.

- Et vous ? Vous n'allez pas partir ?

- Je suis trop vieux jeune homme, je n'ai plus les jambes de mes vingt ans.

Leandru n'en demandait pas tant et le lendemain matin à l'aube, il s'installa dans une belle voiture noire aux côtés du fils du fermier, de sa femme et de leurs deux enfants.

Il savait que le trajet serait très long mais au moins il ne serait pas transféré en Allemagne comme prisonnier de guerre.

***

En Angleterre, la tension entre les frères Casaleccia et les frères Venazzi ne diminuait pas. Après être passé par Porthmouth et Eastbourne, ils avaient été emmenés à Londres dans un collège transformé en centre d'hébergement. Là, tous les français furent interrogés par les autorités anglaises. Les corses demandèrent à l'un de leur camarade qui parlait parfaitement leur langue de servir d'interprète. Ils reçurent des vêtements puis on leur expliqua qu'un officier français allait venir s'enquérir de leurs projets.

Charles et Gabriel se regardèrent étonnés : à part rentrer chez eux, ils ne voyaient pas vraiment ce qu'ils pouvaient faire.

L'officier vint les voir dès le lendemain et il leur indiqua qu'ils avaient trois options : soit ils s'engageaient dans la nouvelle armée qui se constituait sous l'impulsion du Général de Gaulle, soit ils restaient en Angleterre pour y travailler dans les usines, soit ils demandaient leur rapatriement.

Tous, sans exception, choisirent le rapatriement. Certains leur reprochèrent de ne pas croire à la victoire de la France mais les Venazzi et les Casaleccia, après avoir connu l'horreur, n'aspiraient qu'à retrouver leurs proches.

Cependant, la demande était forte et ils figuraient sur une très longue file d'attente.

Après avoir discuté tous ensemble, les corses décidèrent d'accepter de travailler quelques semaines en attendant de pouvoir rentrer chez eux, ce qui leur permis de sortir en ville au lieu de rester au centre d'hébergement.

A Londres, Les Venazzi et les Casalecci trouvèrent l'ambiance étrange : les anglais vaquaient à leurs occupations presque indifférents au conflit dans lequel leur pays était engagé.

Ils faillirent ensuite regretter leur choix lorsqu'on les conduisit dans une famille qui allait les héberger durant toute la durée de leur séjour et ils manquèrent de hurler lorsqu'ils apprirent qu'ils travailleraient tous ensemble dans la même usine.

Gabriel avait provoqué une nouvelle discussion au sujet d'Elisabetta tant il ne supportait pas la manière dont Charles Venazzi parlait de sa petite sœur. Pasquale avait alors contre-attaqué en accusant ses ennemis d'être responsables des déboires financiers de leur père.

Les corses ne pouvaient s'évitaient lorsqu'ils partageaient les repas le matin avant de partir au travail ou le soir lorsqu'ils rentraient de l'usine mais ils faisaient en sorte de ne jamais s'adresser la parole sauf en cas d'absolue nécessité.

Alors qu'ils espéraient s'embarquer pour la Corse au début du mois de juillet, trois mois après leur arrivée en Angleterre, Les Venazzi et les Casaleccia n'avaient reçu aucune lettre les invitant à rejoindre Porthmouth.

Gabriel contacta alors l'homme qui les avait conduit dans leur famille d'accueil et, après l'avoir copieusement insulté, il finit par obtenir gain de cause. Les corses purent embarquer cinq jours plus tard à bord d'un cargo espagnol qui devait se rendre à Pasaia dans le Pays Basque. Après de longs jours passés en mer, ils posèrent enfin le pied à terre où ils furent accueillis par un homme chargés de les emmener en zone libre.

A la fin du mois d'octobre, malgré leur haine réciproque, les Venazzi et les Casaleccia échangèrent un sourire lorsqu'ils se retrouvèrent dans le port de Marseille prêts à embarquer pour Bastia. 


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Ceux qui avaient deviné que Leandru allait s'évader : bien vu !  Mais il est encore très loin d'être rentré chez lui...

Cela s'annonce mieux par contre pour Gabriel, François et Jean Casaleccia ainsi que pour Charles, Pasquale et Filippu Venazzi. Ils ont donc choisi de rentrer chez eux afin de s'occuper de leur famille respective. Vous les comprenez ou vous pensez qu'ils ont été égoïstes en refusant de rester soldat dans l'armée française ?


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