Discussion entre frère et soeur
Matteu était furieux contre lui-même : évidemment, avec son intelligence, il savait qu'Elisabetta découvrirait un jour ce qu'il manigançait avec ses frères. Mais il n'avait pas prévu qu'elle réagirait de manière aussi violente.
Elle se tenait bien droite devant lui tout en le dévisageant avec colère :
- Je n'imaginais pas que tu étais aussi malhonnête Matteu. En plus, tu ne te rends pas compte mais cela va nous porter préjudice. Ce matin, une dame est venue, non pas pour acheter nos produits mais pour se plaindre que tu l'avais menacée ! Elle m'a dit qu'elle allait prévenir les gendarmes. Nous n'avons pas besoin de cela ! Je viens de consulter nos registres : nous sommes bien en dessous de ce que nous espérions. Et si en plus tu terrorises les gens, alors nous pourrons fermer notre commerce.
Heureusement que papa n'est plus là pour voir celui que tu es devenu. Tout ce qu'il a construit, tu es en train de tout détruire !
Mais peut-être que tu t'en fiches ? Gabriel et François ont une famille à nourrir, toi tu profites de la maison de nos parents, tu n'as rien à faire, tu ne fais ni la cuisine ni la lessive, tu ne t'occupes pas de réparer tes vêtements ni de l'entretien de la maison. Tu profites de tout et même si tu travailles, moi aussi. Avant de venir à Corti, je m'occupais de l'atelier de tissage, du potager, des châtaigneraies, des brebis, je fais bien plus que toi et je n'ai pas envie que tout mon travail soit anéanti par TA faute !
- Lisa, Lisa je t'en prie calme-toi !
- Non je ne me calmerai pas ! Tu m'as frappée à plusieurs reprises en prétextant que j'étais une menteuse et que je ne faisais pas grand-chose à la maison alors que tu savais que c'était faux !
- Je suis désolé Lisa, je suis désolé !
- Et quand je vous ai surpris tous les quatre, que Gabriel disait à François que son idée était trop dangereuse, de quoi s'agissait-il ?
- Lisa...
- Non Matteu, j'exige des explications ! Si notre exploitation disparait par ta faute, je veux comprendre pourquoi !
- De toute manière tu aurais fini par le découvrir. J'avais dit à Gabriel que te tenir à l'écart n'était pas une bonne idée.
En fait...François et Jean avaient...ils voulaient mettre le feu à...au vignoble des Venazzi à Ponte Leccia.
Elisabetta sursauta et elle dévisagea son frère épouvantée :
- Vous...vous étiez prêts à devenir des criminels ? A mettre en péril la survie de notre famille ? Mais enfin Matteu !
- Si les Venazzi n'existaient pas nous n'aurions pas tous ces problèmes. Et Jean serait encore en vie. Parce que je suis certain que c'est ce qu'il voulait faire et ce...ce bastardu de Leandru Venazzi a dû le surprendre et...
- Mais Jean n'aurait jamais dû se trouver là !
- Oh, donc tu vas dire qu'il l'a cherché ? Qu'il est mort parce que...
- Parce qu'il a agi de manière irréfléchie et irresponsable oui. Et que, si vous aviez pris la peine de vous concerter, il serait encore ici avec nous ! Je l'ai pleuré Matteu, en croyant qu'il s'agissait d'un accident mais finalement...
Est-ce que je vais devoir m'inquiéter à présent pour toi, Gabriel et François ?
Tu imagines si maman savait ce que vous faites ? Parce qu'elle n'est pas au courant bien entendu ?
- Non, elle ne sait rien.
- Heureusement.
- Et tu comptes lui dire un jour que tu es responsable de la mort de Jean ?
- Je...ce n'est pas ma faute Lisa ! Je ne savais pas, et Gabriel non plus, qu'il allait se rendre sur place ! Nous avions abandonné l'idée !
- J'ai perdu un frère Matteu, je ne veux pas perdre ceux qu'il me reste. Alors, j'aimerais savoir ce que tu prévois de faire à présent.
- Rien...Le maire a été très clair avec nous. Il n'hésitera pas à nous mettre en prison.
- Vraiment ? Alors que faisais-tu hier soir sous la fenêtre de ma chambre ?
- Je...nous ne pouvons pas arrêter comme ça Lisa !
- Ah non ? Tu viens de me dire que tu n'allais plus commettre d'actes illégaux mais tu continues !
- Mais que veux-tu que je fasse ? Je ne vais quand même pas dire à tout le monde d'aller chez les Venazzi !
- Tu n'as qu'à leur dire qu'ils sont libres de faire ce qu'ils veulent et de juger en toute impartialité.
- Non mais tu ne vas quand même pas défendre cette immonde famille tout de même ?
- Je te demande de te consacrer à TA famille Matteu. Il y a quelque chose que tu ne me dis pas...
- Je...Gabriel doit de l'argent à certaines personnes.
- Certaines personnes ?
- Ne pose pas de questions Lisa !
- Matteu...
- Ah tu vas me rendre fou ! J'ai acheté une maison ici à Corti mais elle est au nom de Gabriel. Le vendeur...voulait des...garanties.
- Et alors ?
- Le problème c'est que cet homme commerce avec les Italiens et depuis le début de la guerre, il s'enrichit sur le dos des Corses et moi...j'ai entendu une conversation qu'il aurait aimé garder secrète.
- Donc, il vous fait du chantage.
- Il...exige une certaine somme d'argent tous les mois et...je...j'ai besoin de cette maison Lisa.
- Mais pourquoi ? Nous vivons ici !
- Je...
Il faut que tu saches que le jour où Jean est mort, il était parti dans le maquis afin de...payer les hommes avec lesquels nous travaillons.
Nous...ils font de la contrebande avec le continent et surtout avec les Italiens.
- Donc...tu...es vraiment devenu un criminel ?
- Je n'avais pas le choix ! J'ai besoin de cette maison, je veux...
En voyant les rougeurs apparaître sur le visage de son frère, Elisabetta comprit que son frère songeait vraisemblablement à s'établir avec une jeune femme qu'il n'avait pas encore présentée à son clan.
- Lisa, est-ce que je peux te faire confiance ?
- Ça dépend.
- S'il te plait...J'ai rencontré une fille il y a deux ans et je...j'ai demandé l'autorisation à son père de pouvoir la fréquenter, en tout bien tout honneur naturellement, nous sommes toujours accompagnés par son frère. Et je...je vais lui demander de...si elle accepte de devenir mon épouse.
- Je vois.
- Non tu ne vois pas, tu ne peux pas comprendre.
Elisabetta dut se retenir pour ne pas révéler à son frère son secret. S'il savait...
Elle se composa un air sévère avant de rétorquer :
- Mais cela ne justifie pas tes actes Matteu.
- Je sais. Je vais...je vais voir pour tout arranger.
- Il suffit d'une lettre anonyme et...
- Ce n'est pas si facile que cela Lisa.
- Je ne veux rien savoir. Mais je ne veux plus entendre quoi que ce soit au sujet de...d'actes illégaux envers les Venazzi et encore moins de contrebande, nous avons plus important à faire. Regarde les comptes.
Elisabetta et Matteu passèrent ensuite une bonne partie de la soirée à faire l'état des lieux de leurs finances. Depuis un an environ, ils vendaient moins, ils produisaient également moins et s'ils continuaient de la sorte ils auraient bien du mal à faire vivre toute la famille. Ils savaient qu'en raison du paludisme qui y sévissait il était presque impossible de mettre en valeur les terres dans les plaines littorales.
Ils ne pouvaient pas faire plus que ce que qu'ils faisaient actuellement car leurs différentes activités étaient déjà très étendues et nécessitaient la contribution de tous les membres de la famille.
Elisabetta songea alors à cette sombre histoire de contrebande dans laquelle s'étaient embarqués ses frères et elle décida d'interroger à nouveau Matteu à ce sujet :
- Pourquoi la contrebande Matteu ?
- L'argent Lisa, l'argent. Nous avons mis de côté une somme très importante qui devrait nous permettre de survivre si les choses....se dégradaient pour nous avec la guerre.
- Tu sais que, si les Allemands décident d'occuper la Corse, ton argent ne te servira à rien ! Il suffit de lire les journaux : sur le continent tout est rationné et même ici, à Bastia il devient difficile de trouver certains produits. Nous, nous avons de la chance car nous pouvons produire tout ce dont nous avons besoin mais pour combien de temps encore ?
Et puis, tu penses vraiment que ces gens...que ces hommes vont vous laisser tranquilles ? Je ne pense pas que tu puisses quitter leur affaire du jour au lendemain.
- Ils ont prévu de quitter l'île dans deux semaines, les affaires sont mauvaises ici à présent. Ils savent que quelques maires ont des soupçons à leur sujet et ils veulent éviter la prison.
- Tu es naïf Matteu. Tu peux compromettre leurs affaires et tu penses sincèrement qu'ils vont te laisser tranquilles ?
- Je...
Deux puissants coups frappés à la porte d'entrée de la maison firent sursauter le frère et la sœur.
Matteu ordonna à Elisabetta de se cacher puis il ouvrit prudemment. Il n'y eut aucune conversation : le visiteur remit une lettre au jeune Casaleccia puis il partit sans prononcer un mot.
Elisabetta regarda ensuite son frère mettre sa veste puis s'apprêter à quitter la demeure.
- Attends un peu, ne me dis pas que...
- C'est pour mettre un terme à tout cela. Fait-moi confiance Lisa.
La jeune fille veilla une partie de la nuit puis, au petit matin, exténuée, elle entendit enfin la porte d'entrée s'ouvrir. Matteu fut surpris de la retrouver à moitié endormie dans l'escalier qui menait au premier étage :
- Lisa ? Mais qu'est-ce que tu fais ?
- Je t'attendais. Je veux savoir.
- J'ai rencontré deux hommes dans un café de la ville basse. Je...j'ai accepté de leur céder la maison que j'avais achetée et je leur ai fourni le nom d'un pécheur de Bastia qui va les aider à quitter l'île discrètement et leur fournir de faux papiers. Nous sommes quittes : avec l'argent qu'ils vont récolter pour la vente de la maison et l'assurance de pouvoir partir d'ici sans être repérés, Gabriel, François et moi nous ne leur devons plus rien. J'ai aussi accepté qu'ils prennent tout ce que nous avions stocké dans notre cachette de Soveria.
- Permets-moi de douter de l'honnêteté de ces gens...
- J'ai oublié de te dire : le pêcheur chez qui je les ai envoyé... il y a un contentieux à régler avec eux.
- Et donc ?
- Ils n'arriveront jamais en Italie.
Pas vraiment rassurée, Elisabetta gagna sa chambre et malgré sa fatigue elle eut du mal à trouver le sommeil. Elle n'aimait pas cette histoire de contrebande et elle n'arrivait pas à comprendre comment ses frères avaient pu se lier avec des hommes aussi peu recommandables.
Deux semaines plus tard, la jeune fille lut dans le journal qu'elle continuait d'acheter, qu'un navire de pêche avait coulé non loin de l'île de Pianosa et que les victimes, au nombre de six, étaient toutes corses. Le nom des hommes était cités par le journal qui indiquait qu'ils étaient tous recherchés par la gendarmerie de Bastia pour contrebande.
Ainsi donc, le pêcheur que connaissait Matteu avait tenu parole.
Cette nouvelle eu le don de rassurer le jeune homme. Mais à présent presque ruiné et ne disposant plus d'un logement pour s'installer avec l'élue de son cœur, Matteu se sentait terriblement accablé.
Elisabetta faisait tout ce qu'elle pouvait pour attirer de nouveaux clients mais malgré les plus de cinq mille habitants que comptait Corti, le frère et la sœur parvenaient à peine à rentrer dans leurs frais.
Ils savaient également que du côté du marché de Ponte Leccia, les résultats étaient similaires et pour éviter que l'exploitation familiale ne sombre, Matteu décida d'aller chercher plus loin, vers la Balagne mais aussi plus au Sud, du côté de Venaco et Vivario, des communes assez peuplées. Enfin, il fit de fréquents séjours à Aiacciu et il finit par obtenir des contrats avec plusieurs restaurants afin de les livrer régulièrement en charcuterie, fromages, farine de châtaigne et canistrellis.
Ses démarches finirent par porter leurs fruits : même si Elisabetta et Matteu n'avaient plus une minute à eux, ils parvenaient à nouveau à faire fonctionner correctement les affaires familiales.
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