58.2
Belfort, 25 mars 1944.
Narcissa traversait la petite cour qui bordait l'école sans se préoccuper des regards émerveillés des enfants qui s'écartaient sur son passage. Elle avait eu le bon goût d'arriver au beau milieu de la récréation et si elle n'en montrait rien, elle s'en trouvait aussi agacée qu'attendrie. Il y avait bien longtemps qu'elle n'avait plus protégé un enfant et elle ressentit un pincement au cœur. Ce jour lui offrait l'opportunité d'être une mère une dernière fois, une protectrice contre vents et marées.
Elle pénétra dans la bâtisse et Dumbledore l'attendait dans l'entrée. Elle n'avait jamais croisé sa route et ce vieillard à l'allure indéfinissable, mais figée dans le passé, la surprit. Severus lui avait dépeint un homme proche du génie qui combattait le mal depuis les premiers frémissements de cette guerre. Dumbledore ne lui laissa pas le loisir de s'épancher sur sa stupéfaction, il lui tendit une main étonnamment ferme et la salua avec chaleur :
— Madame Malfoy, je suis Albus Dumbledore, directeur de cet établissement. À en juger par ce que je vois, vous vous attendiez à quelqu'un d'autre.
— Bonjour, monsieur Dumbledore et excusez mon impolitesse, j'ai la fâcheuse manie de me faire une idée très précise de mon interlocuteur avant même de l'avoir rencontré.
— Et je suppose que je ne corresponds pas à l'idée que vous vous faisiez de moi, badina Dumbledore, sans se départir de son sourire énigmatique qui ourlait le coin de ses lèvres.
— Je vous imaginais plus jeune, tenir un tel établissement ne doit pas être de tout repos.
Narcissa parlait un français étonnamment fluide et, contrairement à ses dires, se montrait d'une politesse presque excessive. Nul ne devait savoir qu'elle s'adressait ainsi à digne représentant de la nation ennemie, une figure maîtresse de la Résistance, de surcroît. Pourtant, l'aristocrate allemande faisait fi de ce détail et se montrait d'une amabilité admirable. Elle avait tenu le rôle d'épouse, rôle qui se révélait bien plus ardue qu'il ne semblait paraître compte tenu des exigences et de l'entourage de Lucius. Narcissa avait pour habitude de côtoyer une gent presque exclusivement masculine et bien moins agréable que la compagnie de Dumbledore. En fait, le seul fait de tisser un nouveau contact humain la tirait vers le haut et la soulageait d'une manière inattendue. Cette relation-là, bien qu'éphémère, n'était pas basée sur l'hypocrisie ou des relations diplomatiques. Malgré son angoisse toute naturelle, elle se détendait seconde après seconde.
Dumbledore lui adressa une sorte de clin d'œil, comme s'il venait de lui confier un secret d'une importance capitale. Cette familiarité déconcerta un court instant Narcissa avant qu'il ne reprenne, d'une voix parfaitement neutre :
— Que diriez-vous de me suivre dans mon bureau ? Nous y serons mieux pour discuter des modalités.
— Les modalités ? Mais je croyais que nous avions tout réglé. Je suis prête à vous donner l'argent nécessaire.
— Je ne demande rien de tel.
Narcisa faillit lâcher qu'apporter son aide à cet établissement la tentait curieusement. Pour les enfants bien sûr, mais l'idée que la Résistance en avait fait une sorte de quartier général éveillait en elle des sentiments plus contradictoires, moins tranchés. Elle ne savait qu'en penser et préférait établir une distance raisonnable entre ces débats et elle. Les manœuvres de la Résistance ne la regardaient en rien et elle avait convenu avec Dumbledore qu'elle fermerait les yeux sur leurs agissements. Après tout, ils disposeraient de ce qu'elle possédait de plus précieux, alors il n'était pas question de les compromettre. Narcissa se plaçait hors de cette guerre, elle continuerait à apparaître au bras de son époux, mais avait depuis longtemps compris que les idées véhiculées par les nazis bafouaient toutes les conventions. Elle ne voulait plus de cette guerre et signait, par sa présence en ces lieux, un geste plus que symbolique.
— Je ne demande qu'à m'entretenir avec lui le moment venu afin d'être certain qu'il partagera votre discrétion.
— Je le connais mieux que personne, peut-être même mieux encore que celle que je suis, et je pense qu'il est probable qu'il accepte de vous rejoindre.
Dumbledore détourna le regard et ses yeux clairs, délavés par le poids des ans, se teintèrent d'une rêverie qui n'appartenait qu'à lui. Sans doute songeait-il à Harry et à l'importance de son implication dans les prochains jours ? Si le juif s'était tiré des bras de la dépression qui le guettait, son humeur maussade avait le pied ferme sur ses émotions. Il était peut-être temps pour lui de guérir à son tour ?
Dumbledore la guida jusqu'à son bureau où ils s'installèrent autour d'un thé chaud. Narcissa grimaça au goût légèrement âcre de la boisson, davantage habituée à une qualité nettement supérieure. Elle s'était abstenue de toute remarque jusqu'alors et détaillait avec intérêt l'état des lieux. Les couloirs étaient propres et le froid ne s'engouffrait pas par toutes les issues. Elle porta une attention particulière à tous les détails, à la chaleur réconfortante du foyer qui brûlait dans l'âtre de la cheminée, aux dossiers qui s'entassaient dans les tiroirs et sur les étagères. Tout prêtait à croire qu'il s'agissait d'une simple école et même l'Allemand le plus zélé qui soit n'aurait pas trouvé le moindre indice en ces lieux. Afin de détendre l'atmosphère et de soulager la tension qui pesait au creux de son estomac, elle articula :
— Je suppose qu'il n'y a ici aucune preuve du vrai usage de ces lieux.
— L'usage de ces lieux est d'enseigner.
— D'enseigner et de résister.
Narcissa pinça ses lèvres sur un sourire légèrement crispé.
— Je ne privilégie ni l'un ni l'autre, je pense même que l'apprentissage est la plus belle manière de résister.
— La plus pacifique, surtout.
Dumbledore le cachait à merveille, mais il se trouvait passablement surpris par l'attitude de Narcissa. Il s'était attendu à des réserves plus marquées et même à un dégoût palpable.
Elégamment installée, les bras le long du corps et sa coupelle portée à ses lèvres, l'aristocrate allemande offrait une ouverture d'esprit à nulle pareille. Elle savait tant de choses et sa manière d'aider, de résister et de protéger la chair de sa chair se traduisait par le fait de l'expédier si loin d'être. Il y avait une forme de renoncement dans son acte. Elle avait conscience de ne plus être à la hauteur et de ne plus être en mesure de protéger l'être le plus cher qui soit. Elle le remettait aux mains d'un autre.
— J'aurais aimé voir ce Harry Potter.
— Ce garçon est une énigme même à vos yeux.
— J'aimerais connaître celui qui a dérobé le cœur de mon fils.
Si Narcissa venait de trahir la nature de la relation qu'entretenait Harry et son homologue allemand, Dumbledore n'eut aucune réaction. Ou plutôt, il sembla à la femme que le sourire qui ourlait ses lèvres s'était renforcé et que la malice qui pétillait dans ses yeux n'en était que plus vivace.
— S'il le souhaite, je ne vois aucune raison de m'y opposer. C'était ce que j'entendais par modalités.
On toqua plusieurs coups à la porte et Narcissa se tendit. Elle n'aurait jamais dû se trouver en ces lieux et si elle avait prétexté une visite chez une lointaine tante pour s'évader du Manoir sans éveiller les soupçons de son mari, le poids de son mensonge se creusait chaque minute davantage.
— N'ayez crainte, j'ai fait venir pour vous celui que vous brûlez de rencontrer.
Narcissa déglutit non sans relever le flair hors norme de ce vieil homme. Elle comprenait doucement la raison pour laquelle il pouvait se révéler si dangereusement efficace. Elle qui se trouvait en terre ennemie et qui avait pris le risque inconsidéré de se rendre jusque dans ces murs admirait l'intelligence de Dumbledore et ce qu'il représentait : une forme de salut.
Le visage d'Harry apparut dans l'embrasure de la porte et son expression se décomposa lorsqu'il découvrit l'identité de l'invitée. Ses cheveux blonds, son profil élégant, ses yeux d'un gris inimitable, sa peau diaphane, tant d'indices qui imposèrent l'évidence en l'espace d'un seul instant. La peur s'inscrivit sur son visage livide et sa main crispée sur la porte faillit la refermer sur lui sans même se présenter.
— Harry, intervint Dumbledore, sans se départir de son calme, je te présente Narcissa. Narcissa Malfoy.
— Bonjour, Harry, il y a longtemps que je souhaite te rencontrer.
Sans doute en avait-elle eu l'opportunité sans en avoir le courage, ou l'inverse, mais elle réalisait qu'elle ne savait presque rien de cet homme. Aussi paradoxal cela puisse être, elle avait également l'étrange impression de l'avoir toujours connu. Ses cheveux sombres et désordonnés, sa peau hâlée, ses yeux d'un vert unique et ses lunettes rondes lui étaient pourtant inconnus. Il était l'homme qui avait ravi le cœur de son fils et, pour cette seule raison, il ne pouvait pas être un parfait inconnu.
— Il...
Les mots d'Harry lui éraflèrent la gorge et il dut s'interrompre un court instant pour reprendre, immobilisé sur le seuil :
— Il est mort, n'est-ce pas ?
Le seul fait de mettre des mots sur ce la question qui résonnait en lui depuis des semaines lui donna la nausée. Il n'y avait aucune autre explication possible, aucune autre explication à la venue de Narcissa. Elle dénotait trop en ces lieux pour les gratifier d'une simple visite de courtoisie. La réponse le heurta brutalement :
— Non.
Narcissa paraissait aussi choquée que lui, les lèvres entrouvertes, les yeux écarquillés. Dumbledore faisait une fois encore figure d'arbitre, de sage spectateur. Les mots s'écoulaient avec difficulté, autant d'un côté que de l'autre.
— Il est vivant, mais...
— Il n'est plus exactement l'homme que tu as connu, acheva Dumbledore, sans jamais lâcher son protégé du regard.
— Comment... Qu'est-ce que vous voulez dire par là ?
L'imagination d'Harry lui jouait des tours et une rumeur enflait déjà en lui. Il se moquait bien de ces détails tant que Draco était en vie et il se reprit bien assez vite.
— Où est-il ? Il est ici ? Est-ce que je peux le voir ?
— Il faut que vous sachiez que Draco a subi un...
Le jeune médecin avait avancé de plusieurs pas et son sang bouillait dans ses veines lorsqu'il entendit le grincement caractéristique de la porte derrière lui. Une voix s'éleva avant même qu'elle fut ouverte et Harry aurait pu reconnaître ce timbre particulier, cette manière singulière de laisser traîner chaque syllabe, entre mille :
— Mère, combien de fois vous ai-je dit que j'étais encore capable de m'exprimer par moi-même.
Il s'apprêtait manifestement à poursuivre, mais ses yeux se heurtèrent à la silhouette d'Harry avant qu'il n'en eût le loisir. Sa bouche se referma et son visage d'ordinaire impassible se fit le reflet phénoménal des émotions qui broyaient son être déchiré. Les angles abrupts de ses joues se creusèrent et il se refrogna au point d'effacer toute la beauté de son visage. Se succédèrent colère, la trahison, la honte, la joie et la peine. Finalement, au bout d'un instant qui parut interminable, son choix s'arrêta sur une colère sourde, préférable à la douleur, plus honorable que la honte. Une colère qu'Harry ne lui connaissait plus, figé entre le bonheur de le découvrir vivant et l'incompréhension de lui découvrir une telle réaction. Il avait imaginé des retrouvailles émouvantes, des embrassades volées, mais Draco ne lui permit rien de tout cela. Il ne lui épargna rien du chaos d'émotions qui ravageaient son corps mutilé et les éclats de sa rage jaillirent comme une gifle en plein visage :
— Mère ! Vous saviez ! Vous saviez qu'il était là !
— Draco, écoute-moi un instant, le pria Narcissa qui s'était levée, toute retenue envolée, bouleversée par l'accès de colère de son fils unique.
Les yeux de celui-ci tempêtaient autant que tous les mots qui sourdaient encore dans le silence insoutenable. L'atmosphère s'était épaissie jusqu'à en devenir irrespirable. Harry se plongea dans les orbes de son amant comme au cœur d'un déluge, incapable d'y résister malgré l'interdit qui les séparait.
D'où lui venait toute cette haine injustifiable ? Qu'avait-il fait pour la susciter ? Non seulement Draco n'exprimait pas sa joie de revoir son amant après des mois d'absence, mais pire encore, il semblait répugner l'initiative de sa mère. Quelque chose avait changé et le plus jeune sombrait, blessé par la révolte et la rage qui liquéfiaient son aîné. Ses yeux détaillèrent alors le visage dur de Draco, s'y attardèrent sans rien masquer de sa peine, avant de balayer rapidement son corps. Ou ses vestiges.
Le blond eut comme un mouvement de recul, un pincement de lèvres tourmenté et un malheureux réflexe qui le trahit, celui de se soustraire à l'attention d'Harry et de ramener contre lui sa main unique. Le réflexe d'un animal, d'une proie traquée et perdue.
Draco avait survécu à l'Enfer russe, mais il y avait laissé une part de lui-même. La férocité de son regard en témoignait tout autant que l'absence de son bras gauche.
J'ai (peut-être) failli oublier de publier aujourd'hui. J'avais oublié que nous étions lundi et, en toute mauvaise foi, nous le sommes encore (23h et des poussières, mais lundi tout de même).
Je vous aurai laissé pas mal de suspense, plus que prévu d'ailleurs, concernant Draco. Vous avez la réponse, désormais... Non, ne me remerciez pas, elle est pour moi !
Il est en vie, rassuré.e.s ? Il n'est pas tout à fait entier (je ne vous avais pas promis un Draco en un seul morceau), mais il est vivant. Je ne voulais pas d'un retour parfait, avec un personnage indemne. Vous allez d'ailleurs rapidement comprendre que le corps est meurtri, mais pas seulement. Les séquelles sont également invisibles et elles sont tout aussi profondes que l'invalidité (et les autres blessures, moins lourdes) de Draco.
Qu'en pensez-vous ? Qu'avez-vous pensé de ce chapitre ?
Je vous souhaite une belle semaine et encore navrée pour ce retard inacceptable. Bises !
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