57.2
Front Est, 22 février 1944.
Draco somnolait. Ses dents claquaient et ils frictionnaient ses pieds l'un contre l'autre dans un geste inconscient. Les températures avoisinaient les moins vingt degrés et cet hiver impitoyable se révélait presque aussi redoutable que les éclats des balles et des bombes. Draco en perdait le sommeil.
L'euphorie de Noël et de cette nouvelle année était depuis bien longtemps retombée et il ne restait que la lassitude morne du quotidien. La guerre en devenait presque un art de vivre. Elle avait toujours été un art bien particulier, celui de mourir et certains en faisaient bien une vocation, alors la folie humaine pouvait bien les conduire jusqu'à pareille extrémité.
Draco avait pu rentrer à Munich quelques jours à la fin du mois de janvier. Il aurait dû savourer cet instant, mais une ombre avait terni le bonheur de quitter les combats, celle qui lui assurait que ce répit était éphémère. Comment profiter véritablement de cette permission lorsqu'elle s'avérait trop courte ? Pansy avait tâché de le divertir, de lui changer les idées. La majorité de ses lettres étaient restées sans réponse, mais elle faisait preuve d'un acharnement redoutable. Draco ne la haïssait plus pour cela, il l'admirait. Il se désolait presque de ne pas savoir combler ses besoins, ses caprices, ses nécessités derrière ses innombrables silences et son désintérêt évident. Il ne se cachait plus. Son père lui avait retiré la seule étincelle de joie de son existence, il n'avait plus aucune raison de prendre part à cette vulgaire comédie. Narcissa le lui avait reproché, tendrement et avec une désolation qui avait crevé le cœur de Draco.
L'aube se faisait paresseuse ce matin et refusait d'étaler ses couleurs pâles sur les extrêmes bordures de l'horizon. Les yeux de Draco s'ouvrirent en grand. Il était étrangement lucide. Pas d'égarement propre au réveil, pas de difficulté à se rattacher au monde des vivants, même les regrets se faisaient timides. Un besoin impérieux balayait le reste et il portait le nom de la sincérité. Puisque le jeune soldat avait le sentiment d'avoir suffisamment perdu de temps, il se redressa sans plus attendre. Ses membres engourdis par le froid grincèrent et il craignit d'éveiller les dizaines de soldat qui dormaient à quelques mètres de là. L'odeur qui régnait était épouvantable et il dut attendre quelques minutes pour la nuit soit chassée par quelques petites lueurs de jour.
Sans perdre un instant de plus, il se vêtit entièrement, chaussa ses bottes épaisses, mais maculées de neige fondue et s'assit sur le bord de sa couche. Il sortit avec précaution un petit carnet presque neuf, à peine plié par quelques manœuvres dénuées de précautions. Il était pourtant un homme soigneux, presque maniaque lorsqu'il s'agissait de pareils détails, mais le désordre de la guerre ne lui laissait aucun recours. Il extirpa une mine de crayon de son sac, presque surpris d'en dénicher une et plaqua le carnet sur son genou pour s'immobiliser au dernier moment, suspendu à quelques centimètres de la feuille vierge. La gorge nouée, la bouche sèche, il hésita. Un instant seulement, car ébruités par le silence qui leur avait imposés si longtemps, Draco libéra ces mots qui s'écoulèrent soudain aisément.
Chère Pansy,
Cette lettre après des mois de silence te semblera sans doute incongrue, incompréhensible ou ridicule, mais ce n'est que maintenant que je trouve le courage de t'adresser ces quelques mots. Je t'ai menti, Pansy, je t'ai menti, trompée, humiliée sans doute aussi. Mon comportement est inexcusable et je crois que j'ai préféré voir en toi l'épouse embarrassante dont je n'ai jamais voulue plutôt que l'amie que tu aurais pu être. Et peut-être aurais-tu pu le devenir, une amie. J'ai renié cette chance, j'ai préféré faire de toi une ennemie, une indésirable et tu as toutes les raisons de m'en vouloir.
Je t'ai trompée, Pansy, car j'en aime un autre. Pas une autre, un autre. Je n'ai jamais eu le courage de l'assumer face à mon père, je n'ai jamais pu le faire devant toi. Tu as épousé le mauvais homme et moi, je n'en sais rien. Le monde dans lequel nous vivons ne permet pas les individus comme moi. Peut-être avais-tu deviné ou refusé de concevoir la vérité, mais je ne supporte plus ce mensonge. Mon père et ma mère savent et cette lettre n'a pas pour but de dicter ta conduite. Tu peux me dénoncer, je l'aurais sans doute mérité. Pas parce que j'aime un homme comme je n'ai jamais aimé quiconque, mais parce que mon attitude envers toi est tout ce qu'il y a de plus honteux. C'est d'ailleurs l'un de mes seuls regrets.
Nous discuterons de tout cela à mon retour, si tu le veux bien. Ce courrier sera sans doute censuré, peut-être même ne t'arrivera-t-il jamais. Je pourrais tout aussi bien te tenir ce discours de vive voix, mais je ne le peux pas. Par lâcheté sans doute, ce ne serait pas la dernière fois. Les constats me sont aisés, ce matin, je crois même que j'ai rarement été aussi sincère. J'ai envie de croire que tu le mérites.
J'ignore ce que l'avenir nous réservera. Mon seul horizon se limite aux paysages désolés que je ne suis pas certain de quitter un jour. Demander à survivre me semble tout à coup presque égoïste. J'ai vu tant de morts, tant de blessés, tant de cris, tant de sang. Pourquoi survivrais-je là où eux ont disparu ? C'est injuste, la guerre, Pansy. Plus injuste encore que ce que je t'ai fait subir sans une once de culpabilité.
Je ne préfère pas m'imaginer mon retour. Il me semble n'avoir connu que la guerre et l'idée, qu'un jour, elle s'achève me semble aussi incongrue que la perspective de te confier tout cela. Si une décision doit être prise, si je reviens sain et sauf de cet enfer, tu as ma parole que le choix ne me reviendra pas exclusivement. Cette décision, nous la prendront ensemble.
J'aimerais clore ces quelques mots par des promesses, mais j'en suis bien incapable. Je ne t'aime pas, Pansy et crois-moi, j'aurais aimé que tout soit plus simple. Je n'ai jamais demandé à aimer un homme et je ne me sens pas comme ceux qu'on qualifie de pervers dégénérés, les invertis. Je me sens juste moi, c'est d'une telle évidence que c'en est douloureux. J'espère que nous parviendrons à nous entendre. Vois cette lettre comme un premier pas vers toi, tardif, mais sincère.
Je m'excuse, Pansy, pour tout. Tu mérites les attentions d'un homme qui t'aimera pour ce que tu es. Je ne peux pas décrire la femme merveilleuse que tu es peut-être, je réalise seulement maintenant à quel point je ne te connais pas. Apprenons à nous connaître, veux-tu ? Je m'excuse pour l'être abject que j'ai pu être, je te propose de rencontrer l'autre homme que je suis devenu grâce à celui que j'ai le malheur d'aimer. Peut-être pourrez-vous être ami, l'autre Draco et toi ?
Affectueusement,
D. M.
Immédiatement, Draco rangea son crayon comme pour s'empêcher de raturer les mots calligraphiés élégamment. Il se sentait étonnamment léger, libéré d'un poids qu'il avait sans doute sous-estimé. Il espéra profondément que Pansy capte l'extrême sincérité de cette lettre et, surtout, la manière dont il venait de se mettre à nu. Il ne s'en savait pas capable.
Il relut une fois sa lettre, puis la fourra dans la poche interne de sa veste épaisse. Il se sentait étrangement mieux et si son horizon se révélait encore illisible, si rien n'était encore joué d'avance, il avait le sentiment de prendre une décision qui façonnerait peut-être ce qui l'attendait. Une sorte de revanche dérisoire sur le destin qui, dans une période aussi tourmentée, lui faisait l'effet d'un soulagement incroyable.
Son regard s'attarda sur les silhouettes inertes de ses camarades. Il ne s'était attaché à aucun d'entre eux. Pas d'amitié, juste du respect pour une poignée d'entre eux, les plus humains de cette masse indiscernable. Il lisait dans leurs traits tirés par la fatigue et les cauchemars une histoire similaire à la sienne. Ils étaient différents, leurs parcours le prouvaient, mais ce conflit avait décidé de jeter leurs existences les unes contre les autres. Combien y survivraient ? Bien trop peu. Nul ne se risquait à miser dans un avenir meilleur. Certains s'imaginaient leur retour, leur femme, leurs enfants, mais avec une réserve absolue. Provoquer l'appétit de la mort n'avait rien d'enviable.
Alors que Draco s'apprêtait à se lever pour goûter au calme presque serein des environs, un craquement affreux se répandit. Un bruit brutal, assourdissant, infiniment proche. Il fallut au jeune soldat une seconde, et une seconde à peine pour identifier l'origine de ce fracas. Une bombe. Puis, la conclusion suivit, toute aussi vive et implacable. Le campement était attaqué.
Draco sentit un creux se former dans sa poitrine. Une nécessité absolue, la fuite, s'imposa à lui. Les autres soldats s'éveillaient, hagards et ils disposaient de quelques précieuses secondes d'avance. Ce qui s'apprêtait à se produire n'aurait jamais dû avoir lieu. Des sentinelles étaient placées à toutes les extrémités du camp et si de véritables postes de surveillance n'avaient pas été construits, les hommes assignés à cette tâche auraient dû apercevoir l'avancée ennemie bien avant qu'un de leur missile ne s'abatte à quelques dizaines de mètres du camp. Dehors, on donnait l'alarme. Trop tard.
D'un geste ample, Draco se saisit de son arme et se leva d'un bond. Il ne prit pas la peine de vérifier l'état de ses camarades, il les savait au moins aussi défaits que lui. La terreur qui pulsait dans son organisme côtoyait l'instinct de survie et seules les ordres aboyés à l'extérieur de la tente par l'un des gradés du campement l'empêchaient de prendre la fuite. Les informations contradictoires, les siennes et celles de l'extérieur, tendaient à lui faire perdre ses moyens. Nul ne s'habituait véritablement à un réveil aussi brutal et au souffle de la mort sur sa nuque.
Dehors, quelques soldats émergeaient déjà, habillés et armés. Les visages étaient encore rongés par la fatigue, mais l'imminence du combat effaçait toute envie de fermer l'œil. Draco se mêla malgré lui à cette foule toujours plus dense de pantins désarticulés. Ils attendaient des ordres qui ne venaient pas. Les gradés étaient habitués à l'organisation parfaite de certaines offensives et un imprévu de cette ampleur rendait leur temps de réaction mortellement long. Plus aucun soldat ne se plaignait du froid insupportable et la peur insufflait une chaleur factice dans leurs corps désœuvrés.
La suite des événements s'entoura d'une lucidité médiocre et d'un emportement qui effacerait bien des détails, sauf les plus terribles. Les bombes pleuvaient. Plus d'une dizaine s'acharnaient à s'abattre sur les tentes et sur les malheureux qui s'y trouvaient encore. Survivre dans ces instants reposait sur une chance inouïe. Le vacarme couvrait les hurlements inhumains des blessés. La neige fraîche se couvrit de pourpre et les images s'inscrivirent dans la mémoire de Draco.
Alors, les soldats soviétiques déferlèrent. Les Allemands ignoreraient sans doute jusqu'à la fin ce qui avait permis cette offensive. Un espion ? Une sentinelle inattentive ? La réponse ne rendrait pas l'ennemi moins vivant, moins mortel.
Draco se faufilait entre les tentes. Il se contentait de se défendre et non d'attaquer. Ils étaient nombreux et avaient l'avantage de la surprise. Les réflexes d'hommes tirés de leur sommeil n'égalaient pas ceux de soldats aguerris qui avaient probablement prévu leur coup des jours à l'avance. Sous le regard gris du jeune aristocrate, il vit un soviétique enfoncer sauvagement la lame de son couteau dans la gorge d'un jeune homme. Presque un enfant, d'une jeunesse attendrissante qui flétrit et fana en l'espace de quelques secondes. Enivré par une haine détestable, Draco l'abattit de plusieurs balles dans la poitrine. Il aurait été sa prochaine victime. Ici, la loi n'était pas bien complexe à saisir, c'était tuer ou être tué. Les remords n'apparaîtraient qu'après, lorsque le feu des combats s'éteindrait enfin.
Draco tira un homme blessé aux jambes au milieu de la neige piétinée. Tout ce blanc qui se teintait de boue et de sang... Le soldat geignait comme un enfant lorsque le blond l'abandonna à l'ombre d'une tente éventrée. La peur au ventre, son regard balayait le décor ravagé sans cesse. Un regard fou, un regard terrifié. Aucun mot ne saurait décrire avec précision l'horreur qui se déroulait sous ses yeux. Les balles claquaient dans l'air glacé, les bombes emportaient avec elles toute illusion humaine, les membres disloqués, les corps détruits, les cris d'agonie. Tout.
Une peur lui bloqua la poitrine. Une balle avait éraflé sa peau, ouvrant une égratignure sur la chair de son bras. Il se mit en mouvement, arme devant lui, le cœur au bord des lèvres.
Les cris ne cessaient pas. Des ordres qui se contredisaient, des supplications, des injures ignobles. Draco se mouvait au milieu de cet enfer avec la certitude qu'il n'y réchapperait pas. Il ne demandait pourtant qu'à être contredit, il refusait de mourir dans ce vacarme atroce et au milieu de ces corps abîmés, méconnaissables. L'épouvante atteignit son paroxysme avant de détruire toute convention, tout ce qui était humainement possible.
Toute pensée mourut subitement. Draco vit l'explosion toute proche de lui avant d'entendre le bruit d'entendre la déflagration. Il l'observa gagner du terrain, centimètre par centimètre, gagné par un ralenti absurde qui ne le sauverait en rien. L'instant d'après et lorsque le bruit lui déchirait les tympans, le souffle de l'explosion projeta son corps contre la structure d'une tente voisine avec une violence inouïe. La douleur explosa, indistincte, mais insoutenable.
Son dernier souvenir s'acheva ici.
Le chapitre dans son ensemble est, vous l'aurez compris, pas des plus joyeux.
Je poste avec un jour de retard, mais il se trouve qu'il y a de fortes chances pour que je ne poste pas avant fin juillet, voire début août, puisque je suis en vacances pratiquement tout le mois. Désolée par avance.
Je vous souhaite une belle semaine et de belles vacances !
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